3. Et puis vint... "Midi-Minuit Fantastique" !

En effet, en juin 1962 sort... le premier numéro de la revue "Midi-Minuit Fantastique" ! Broché, adoptant un format proche du A5 - environ 22 centimètres sur 15, il s'annonce comme un numéro spécial Terence Fisher avec, en couverture, une photographie promotionnelle de LA NUIT DU LOUP-GAROU, nous montrant Oliver Reed étrangler la malheureuse Yvonne Romain. Imprimé en noir et blanc, la revue est illustrée par des pavés de presse ainsi que par quatre superbes cahiers de photographies en noir et blanc, consacrés avant tout aux films de Fisher et de la Hammer. Jean-Claude Romer nous explique : "C’était moi qui choisissais les couvertures. Je peux vous dire, la couverture du numéro un, je n’aurais pas imaginé une seconde qu’on puisse la diffuser comme ça. C’était d’une grande agressivité ! Jamais on n’avait vu des photos comme ça en couverture d'une revue de cinéma. Maintenant, cela paraît un peu anodin, mais je peux vous dire qu’à l’époque, ce n’était pas possible que l’on puisse passer ça.".

Notre hôte revient alors sur la création de la revue : "Tout est parti de la Librairie du Minotaure. C’était la librairie où l’on pouvait trouver tout ce qui était Fantastique, science-fiction, pataphysique… Et c’est là où l’on faisait des rencontres. Au début des années 60, j’y venais régulièrement et j’y ai rencontré un personnage vêtu de noir qui vociférait et qui gesticulait en parlant du Cinéma Fantastique. C’était Jean Boullet. L’incontournable Jean Boullet ! A l’époque, je préparais un numéro spécial de la revue "Bizarre" à propos de Tod Browning. J’en parle avec Jean Boullet qui me dit "Ah, mais moi, ça m’intéresse. J’ai beaucoup de documents chez moi. Ce serait bien que l’on travaille ensemble et ce serait bien de pouvoir ajouter Boris Karloff, Bela Lugosi..." Il habitait dans un petit pavillon et j’y allais une ou deux fois par semaine. Et puis, après, toutes les matinées. Et il a alors lancé l’idée de faire un dictionnaire du Cinéma Fantastique. Vous savez, il y a cinquante ans, il n’y avait pas tellement de films fantastiques disponibles. C’était toujours les éternels Dracula et Frankenstein. Il n’y avait pas encore tout ce que Fisher avait pu faire… Donc, on avait pris des boîtes à chaussure et on classait chaque film sur une fiche. Je travaillais à la bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques [future FEMIS]. J’avais des correspondants aux Etats-Unis et dans le monde entier. Ce qui me permettait de lui ramener une masse d’informations. Car Boullet, lui, n’était pas un historien. Donc, on travaillait et un jour on voit arriver deux garçons qui était Alain Le Bris et Michel Caen, envoyés par Eric Losfeld, le directeur des éditions du Terrain Vague. Je le connaissais bien sûr. Dans son esprit, ces deux jeunes étudiants rêvaient de faire un livre sur Terence Fisher. Losfeld, flairant la bonne affaire, dit "Mais pourquoi faire un livre ? Que ce soit le premier numéro d’une série d’un magazine !" Ne connaissant pas bien Alain Le Bris et Michel Caen, il s’est dit qu’il allait les faire coiffer par quelqu’un qui connaît bien le sujet… Donc, Jean Boullet ! Comme j’étais chez lui, automatiquement, la création de "Midi-Minuit" s’est faite chez Jean Boullet. Vous ne connaissez sûrement pas les locaux du Terrain Vague. Il n’y avait pas de place, c’était une boutique. On ne pouvait pas travailler ou faire des réunions là-dedans. Nous voilà, Michel Caen, Alain Le Bris et moi, embarqués dans la création d’un numéro consacré à Terence Fisher. Y en aurait-il d’autres après ? On ne savait pas encore ! Mais, Boullet qui avait le sens de la formule, du spectacle, et qui était un grand bonimenteur, a dit qu’il fallait annoncer des numéros à l’avance !".

En effet, à la page 66 de ce premier numéro, nous voyons annoncée toute une série de numéros thématiques à venir : les vamps du cinéma fantastique (qui se concrétisera avec le second numéro) ; le réalisateur Ernest B. Schoedsack (qui sera effectivement traité dans les publications 3 et 6, respectivement dédiées à KING KONG et LA CHASSE DU COMTE ZAROFF) ; érotisme, épouvante et fantastique (ce sera le numéro 8). D'autres numéros sont annoncés qui ne verront pas le jour, tels ceux dédiés aux Lon Chaney senior et junior ; au mythe de Frankenstein ; aux serials et à la bande dessinée ; aux maquillages et aux créateurs de monstres ; à l'acteur Peter Lorre ; aux cinémas fantastiques japonais et mexicain, deux pays où la production fantastique explosa avec le succès que nous savons au cours des années 50 et 60. De superbes prospectus en couleurs, que Jean-Claude Romer a l'amabilité de nous montrer, sont même imprimés par Losfeld, annonçant tous ces numéros à venir.

"Eric Losfeld faisait beaucoup d’envois en province et à l’étranger - sous plis discrets parce qu’il publiait beaucoup de bouquins érotico, fantastico, poético, etc.… Et, à chaque fois, il joignait des prospectus sur ses prochaines parutions. A l’époque, n’oubliez pas qu’il publiait "Positif", la revue de cinéma. Ce qui explique pourquoi on est sorti dans le même format que les premiers "Positif", à cause de l’imprimeur qui devait lui faire des facilités. Donc, vous voyez, l’idée, c’était d’annoncer déjà des tas de choses.".

Si "Midi-Minuit Fantastique" fut la première revue de cinéma fantastique en France, il y avait, nous l'avons vu, le précédent américain "Famous Monsters of Filmland"...

"Effectivement, "Famous Monsters" a été un précurseur. J’avais eu connaissance des premiers numéros dans les années 59, 60. 58 même. On trouvait certains numéros par la maison "Brentano's" qui est une librairie américaine avenue de l’Opéra. On en trouvait aussi des exemplaires à la boutique du Minotaure. Donc, le modèle, c’était de faire un "Famous Monsters", mais qui soit pour adulte. Car "Famous Monsters", ce n'était rien que des blagues ou des astuces sur des photos rarissimes. Du coup, je suis devenu le correspondant à Paris d’Ackerman pour "Famous Monsters" pendant plusieurs années. Je lui envoyais des documents et il m’envoyait des choses. Dans l’esprit, c’était une revue qui s’adressait à tout le monde, aux adultes aussi, mais surtout aux teenager n'ayant pas de culture cinématographique particulière. En fait, il y a très peu de renseignements dans "Famous Monsters" sur l’origine des films, sur le metteur en scène… On y donnait à la rigueur le titre du film mais c’est tout ! Et surtout ce qui était important, en légende, des astuces, des jeux de mots. Mais il faut se rappeler qu'il n’y avait rien auparavant. C’était la première revue consacrée à ce genre de cinéma. Il y a eu des revues très classiques, consacrées au cinéma traditionnel, mais jamais on y parlait de ce cinéma là. Il faut bien se rendre compte que dans les années 50, on n’en parlait jamais. Prenez les livres de Sadoul sur l’histoire du cinéma. Il y a deux lignes sur KING KONG. Le cinéma américain était considéré comme une horreur alors que les cinémas stalinien et de l’Est étaient des merveilles. C’était donc un cinéma quasiment clandestin. Les films sortaient à Paris dans des salles minables, jamais dans des grandes salles d’exclusivité. D’où l’hommage rendu à cette salle mythique qu’était le "Midi-Minuit."".

Et, là la question inévitable : Pourquoi ce titre pour cette revue ?

"Alors, on a eu des conversations diverses… Chacun lançait un titre… Jean Boullet aurait bien voulu l’appeler "CinéMonstre" car il existait un magazine portant le titre de "CinéMonde" à l’époque. Mais il a appris que ce titre avait déjà été déposé par quelqu’un ! On sait par qui, mais je ne voudrais pas en dire plus. C’était quelqu’un qui était fâché avec Jean Boullet - Jean Boullet se fâchait tout le temps ! On a donc lancé des titres comme ça et quelqu’un a dit : ""Midi-Minuit", C'est une salle de cinéma parisienne qui passe beaucoup des films que nous admirons. Ce serait bien de l’appeler comme ça. Midi, le soleil. Minuit, la nuit. L’obscurité, le jour… Alors oui, mais il faudrait peut être mettre en dessous "Fantastique" pour indiquer qu’il s’agit bien de fantastique. Hé bien on va appeler ça "Midi-Minuit Fantastique" ! ". Et puis c’est resté. Dès le premier numéro, il y avait donc "Midi-Minuit Fantastique"."

La foule se presse devant les portes du cinéma "Midi-Minuit"
pour y voir LE CAUCHEMAR DE DRACULA !

Aujourd'hui, faire un premier numéro d'une jeune revue de cinéma sur Terence Fisher ne paraît pas choquant A l'époque, le choix est audacieux ! Fisher n'est pour la plupart des critiques qu'un réalisateur de séries B sanguinolentes et sans envergure.

"A l’époque, c’était monstrueux. Il s’agissait de films considérés comme totalement nuls ! Surtout, pour les critiques comme "Télévision-Radio-Cinéma" [aujourd'hui mieux connu sous le nom de Télérama !], Jacques Siclier... Je le connais bien Jacques, il me l’a dit : "On s’est trompé !" Et puis, à l’époque, ce n’était pas très bien vu, car c’était des films avec du sexe et tout ça. Comme eux étaient quasiment du côté de la religion... Il ne fallait pas soutenir des films pareils. A déconseiller ! A proscrire !"

Même au sein de la revue "Bizarre", plutôt constituée par des amateurs de fantastique, Michel Laclos s'indigne qu'un tel hommage soit rendu à Fisher qu'il considère comme un tâcheron. Selon Jean-Claude Romer, cette attaque n'était pas que purement cinématographique !

"Il y avait aussi un peu d’acrimonie de la part du rédacteur. Il y a eu un numéro 1 de "Bizarre" consacré à Gaston Leroux qui a été publié par Eric Losfeld, aux éditions du Terrain Vague, avec un comité de rédaction dont faisait partie Michel Laclos. D’après Eric Losfeld, avant la parution du deuxième numéro, Michel Laclos est parti déposer le titre "Bizarre". Ensuite, il est allé trouver Jean-Jacques Pauvert, un autre éditeur, en lui disant qu’il était le propriétaire du titre. Ils ont donc refait un numéro 1, d’où, vous comprenez, la colère d’Eric Losfeld et les tensions qu'i s'en suivis entre les éditeurs et rédacteurs !"

"Le Minotaure" de Denis Chollet,
livre dédié à l'histoire de cette librairie du Quartier Latin.
2001, chez France Europe Editions.

Sur la création de "Midi-Minuit Fantastique", Jean-Claude Romer synthétise donc en nous lisant le texte suivant :
"C’était il y a quarante années déjà. Il y aura bientôt en effet quarante ans que Michel Caen, Alain Le Bris et moi-même avec le concours de Jean Boullet et Eric Losfeld, aujourd’hui disparus, fondions "Midi-Minuit Fantastique". La première revue européenne entièrement consacrée à la défense et à l’illustration du Cinéma dit Fantastique et à son étude critique et historique de 1962 à 1971. 24 numéros parus et épuisés depuis longtemps y compris l’introuvable numéro 8, "érotisme et épouvante dans le cinéma anglais". Rappelons qu’en ce début des années 60, oser aborder sérieusement un genre cinématographique alors aussi méprisé, s’attacher à révéler des œuvres pourchassées et mutilées par des censures inexorables, prôner des spectacles dont pratiquement aucune autre revue ne mentionnait même l’existence sinon pour les condamner ou ironiser. Bref s’enthousiasmer pour des films qui n’intéressaient apparemment personne sauf le public, cela relevait véritablement de la gageure. Précisons également qu’être "cinéphile" à Paris à cette époque, c’était être Hitchcocko-hawksien. C’est à dire se passionner pour le gros Alfred ou le grand Howard. Ou encore MacMahonien du nom d’un cinéma proche de l’Etoile avenue MacMahon, lequel célébrait son carré d’as : Losey, Lang, Walsh et Preminger. Et bien, nous, nous fûmes Midi-Minuiste. Pourquoi Midi-Minuit ? Parce que Midi-Minuit était le nom d’une salle d’exclusivité qui ouvrit ses portes le 12 mars 1947 pour les refermer plus tard en 1985 dans l’indifférence générale. Aujourd’hui, le Crédit Lyonnais occupe sa place…"

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Dossier réalisé par
Emmanuel Denis
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Jean-Claude Romer