6. Le 70mm conjugué au futur : le paradoxe SAMSARA

SAMSARA est et restera un exemple à part. Présenté en avant-première européenne et en clôture du Festival international de Bradford 2012, il est annoncé en sortie anglaise par Arrow Films le 31 août 2012. Tourné sur plusieurs mois en Panavision Super 70 dans 25 pays, sa production aura connu quelques aléas. Mais cette épopée visuelle charismatique au cœur de nos civilisations, entre spiritualité et modernisme forcené, valait très largement cette attente.

Un choix de tournage sur une pellicule 65mm, à l'instar du précédent film de Ron Fricke, le sublime BARAKA. Comme il y a 20 ans, le réalisateur s'est rendu aux quatre coins du monde afin de rapporter des images d'une somptuosité rarement vues ces deux dernières décades.

Le traitement de l'image et sa projection représentent ainsi un des points d'achoppement du film. La technologie 70mm est la seule aujourd'hui à pouvoir apporter la meilleure excellence dans la définition de l'image. Le nec plus ultra. Paradoxe : en 2012, il n'y a pratiquement plus de possibilité de projeter du 70mm. L'économie numérique a pris le pas sur le reste, empêchant toute diffusion de SAMSARA au format. Il n'y aura ainsi aucune copie 70mm de SAMSARA. Hormis un scan en 8K, pour une diffusion via des projecteurs numériques 4K, comme ce fut le cas sur le projecteur Christie nouvellement installé à Bradford.

Le trio pellicule 70mm/scan 8K/diffusion 4K est malgré ces réserves la meilleure expérience possible de projection numérique aujourd'hui. Mais même si le 4K désigne une image formée de 4096 pixels par ligne et 2160 pixels par colonne (environ 8.85 méga Pixels), il restera toujours le même problème qu'avec les projecteurs 2K, encore largement majoritaires aujourd'hui : l'absence d'une pleine luminosité. Un manque criant de puissance de lumière qui affadit les images. La densité lumineuse et la définition qui font la précision des détails remarquables d'une FILLE DE RYAN seront invariablement plus faibles dans une diffusion 4K (et on ne parle même pas du 2K avec 2.23 méga pixels). On assiste avec ces techniques combinées à un spectacle digne d'un bon 35mm. Pas les plus récents, dont les tirages de copie au kilomètre ont versé dans une certaine médiocrité. Ceci posé, bien qu'amplement supérieure à tout ce qui a été produit depuis 20 ans, la vision de SAMSARA s'avère un poil décevante par rapport au 70mm de BARAKA.

Attention, certains plans sont à se décrocher la mâchoire tant la beauté de composition des plans s'élève vers le renversant. Les temples rougeoyants dans les vallées vertes de Birmanie, le ballet des étudiants de l'école Shaolin, l'étonnante chorégraphie des prisonniers philippins, et l'une des dernières images du film de la déesse Shiva ré-imaginée font partie des nombreuses scènes vertigineusement belles. Les couleurs ressortent de manières parfois fracassantes, presque irréelles. Mais il existe un léger manque en terme de détails. Il suffit de comparer avec le plan d'ouverture de BARAKA avec le plan fixe du singe endormi en plein hiver sur Hokkaido, et ce n'est pas à l'avantage de SAMSARA. Même certaines couleurs apparaissent ternes à l'écran, comme la toge des moines bouddhistes.

Malgré ces points de réserve sur la projection et le rapport à la définition, on se trouve dans un cinéma sensitif à la qualité visuelle exceptionnelle. SAMSARA reste une évocation de la spiritualité au milieu d'un monde contemporain devenu fou furieux. Une perte de repères où cette spiritualité émerge comme un havre de paix et un phare d'espoir. Sans être dupe, toutefois : le tout dernier plan induisant que malgré la beauté surpassée, tout ne demeure que poussière, fragilité et vanité. Le choix même du titre (la continuité du cycle de la vie, en tibétain) donne le ton et la trajectoire que suivra le film. Partant de la beauté originelle de la nature, son appropriation par l'humain, sa déshumanisation, voire sa destruction et l'aspect transcendantal de son passage à la culture.

La caméra dessine un cycle démarrant des origines de la beauté pour glisser lentement vers un malaise de civilisations. Des images révoltantes d'élevage de poulets en batterie partant à l'abattoir, de gavage de truies coincés dans des armatures en métal pour seul but de nourrir des porcelets (on devine leur destin mortifère), de ruminants alignés dans les règles de la surconsommation, d'obèses se gavant de fastfood, jusqu'au visage défiguré d'un vétéran de guerre d'Irak. Des images de travaux à la chaîne, répétitifs jusqu'à la nausée, variation maladive des TEMPS MODERNES de Charlie Chaplin qui avait décidemment vu très juste dès 1936. Des espaces de travail déshumanisés, désorientant. De la nourriture traitée comme un médicament. La robotique devenant le nouvel humain, de l'apparence jusqu'à la satisfaction sexuelle. Et le film change son fusil d'épaule, alignant des scènes religieuses, comme le tourbillon humain de La Mecque, induisant que la solution pour le monde serait ainsi religieuse ? Pourquoi pas, il s'agit d'un point de vue respectable. Mais cinématographiquement parlant, le message est martelé avec la légèreté d'un 38 tonnes.

C'est d'autant plus dommage car le film n'avait aucun besoin de glisser vers un démonstratif parfois gênant. Et l'on compare immanquablement cette juxtaposition de technologies à outrances, d'images accélérées/ralenties, de marées humaines, à la grâce tranquille, la majesté et l'ethnographie subliminale de la trilogie de Godfrey Reggio, KOYAANIQATSI, POWAQQATSI et NAQOYQATSI. En fait, d'un point de vue de construction narrative et d'images signifiantes, SAMSARA n'apporte rien de vraiment neuf par rapport à ce que nous avions déjà vu auparavant chez Reggio. Ce nouveau film de Ron Fricke reste avant tout un poème visuel d'une virtuosité sans égale, où la technique permet l'expression novatrice. Rien que le procédé inventif par Ron Fricke pour les images en accéléré couvrant la durée d'une nuit en quelques secondes sur l'écran, le film vaut le déplacement de cette expérience immersive. SAMSARA est éprouvant et magnifique. Pour l'apprécier, il faut se laisser absorber par le lent glissement progressif du plaisir visuel. S'émerveiller de la beauté cruelle et de l'emphase sublime d'un son 7.1 mixé avec une justesse incroyable. S'envelopper de 102 minutes en dehors du temps. Mais garder à l'esprit que rien n'est innocent dans la manière de créer des liens entre des scènes apparemment sans connexion, peut-être à la limite de la manipulation new age. Mais le film n'en avait peut-être pas autant besoin pour se suffir à lui-même.

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Dossier réalisé par
Francis Barbier
Remerciements
Bill Lawrence et toute l’équipe du Widescreen Weekend, Jean-Luc Peart, Jan-Hein Bal et Marina Lavroff pour les traductions russes