3. Interview : Mirages

Francis Barbier : Qu'avez-vous voulu provoquer chez les spectateurs avec MIRAGES ?

Talal Selhami : Ca n'était pas de provoquer quelque chose, mais de montrer un constat sur la société marocaine d'aujourd'hui. De montrer un pays schizophrène, ce qu'on voit un peu dans chacun des personnages. En prenant l'exemple de cette entreprise qui s'installe au Maroc, et qui va faire que tous vont se remettre en question. Et donc l'affrontement dans le désert est comme un laboratoire expérimental de ce qu'on vit dans notre société. Le désert est une métaphore de la société.

Aïssam Bouali : C'est aussi un film fantastique, un genre qu'on aime beaucoup. Il n'y avait pas de provocation, plutôt l'envie de raconter une histoire.

Vous avez quand même voulu provoquer une certaine réflexion de la part des spectateurs ? Vous n'avez pas souhaité apporter un énième film de genre avec des gens qui se font dessouder dans le désert. N'y avait-il pas une autre ambition sociétal ?

Talal Selhami : On part d'un principe culturel mais en mettant une dimension universelle. Les personnages sont marocains, avec des problèmes relatifs à leur culture mais en même temps on peut s'identifier à eux partout dans le monde. J'ai peut-être été maladroit lors de la présentation du film sur scène, j'avais parlé du fait divers qui avait inspiré le film. Où un chômeur diplômé médecin dans un acte désespoir s'est tué car ne trouvait pas de travail. En fait, il s'agit des prémices de ce qu'il se passe aujourd'hui dans la société arabo-musulmane, en Tunisie, En Egypte, en Algérie. Dans ce sens-là, c'est la crise mais aussi la mondialisation, l'ouverture des frontières ; Avec Saïd, au début, il y a déjà cette perte de son identité, car forcé à utiliser un prénom français dans le call center où il travaille. C'est un point de départ pour un constat de la société marocaine actuelle.

Des événements tels qu'en Tunisie peuvent donc arriver au Maroc ?

Talal Selhami : Nous ne sommes pas calés sur le même modèle de société. Chez nous, il y a clairement le modèle occidental. Mais au Maroc, on a tendance à attendre des investissements étrangers, peut-être un peu trop, d'ailleurs. Au lieu de se concentrer sur autre chose. Dans MIRAGES, ceux qui s'en sortent sont ceux qui reviennent à leurs valeurs sociales initiales. Celui qui échoue est celui qui a le moins de repères. Il est représenté par ce gosse de riche, paumé, pas méchant mais sans repère social.

C'est un peu moralisateur, quand même. Comme par hasard, c'est un drogué.

Talal Selhami : Ca n'est pas parce que le personnage est paumé qu'il prend de la drogue. Mais il finit par prendre de la drogue car il est en recherche de repères. Aujourd'hui, les décisions sont prises par les personnes qui ont de l'argent ; et ce ne sont peut-être pas les bonnes personnes. C'est un point de vue.

Le film est-il déjà sorti au Maroc ? Il a été présenté au festival de Marrakech…

Talal Selhami : En fait le film est terminé depuis très peu de temps.

Comment a-t-il été reçu par le public de Marrakech ?

Talal Selhami : C'est le film national, il y avait donc une sorte de cocorico marocain. Certaines personnes, les plus âgées, ont été choquées par la violence. On a pas mal parlé de ça.

Aïssam Bouali : En fait, le film a créé un débat. Qu'on aime ou pas le film, beaucoup de questions ont été posées. Du style "on ne comprend pas la fin, que se passe-t-il exactement ?". Les gens essayent de comprendre. Ce qui est intéressant avec Gérardmer, c'est que le film a déjà été diffusé auparavant, à Marrakech. On arrivait avec une appréhension, de savoir comment le film allait être appréhendé par les occidentaux, les gens du métier. Les gens sont assez critiques, passionnés par le cinéma fantastique. Il y a eu cette deuxième surprise : des débats passionnés.

Talal Selhami : Il y a eu les extrêmes. Ceux qui se sont sentis touchés et ceux qui ont détesté. C'était la première fois que je montrais le film aussi à quelqu'un de ma famille. Et il y avait donc une certaine angoisse de ce qu'on allait penser du film.

Il ne faut pas non plus faire un film en fonction des attentes des gens. Car le film a démarré comme une commande avant d'évoluer vers autre chose.

Talal Selhami : Cela a évolué vers la fin. Le script de base n'était pas du tout fantastique. Sur la dernière ligne droite, on a tenté de corriger cela. Je connais les défauts du film, et les retours qui ont été faits ne me surprennent pas plus que cela. Le scénario a des difficultés. Mais c'est ce qui m'intéresse au cinéma ; Ce basculement d'un univers réaliste vers le fantastique. C'est ce qui permet d'ailleurs de poser les questions sur la nature du fantastique. Et après de brouiller les pistes

C'est d'ailleurs une des qualités du film. Réussir à montrer l'interpénétration du réel et de la fiction. La bascule vers un univers parallèle. Avec des flashs comme celui, macabre, de la femme enceinte.

Talal Selhami : Merci !

Il ya toutefois une chose qui ne m'a pas plu. On croit aux personnages et à leur parcours, mais ils sont reliés d'une manière artificielle. Il y a celui de Samir, le plus humain et le plus équilibré. Les autres, on ne les voit pas vraiment évoluer les uns par rapport aux autres. Il y a un manque d'interactivité.

Talal Selhami : Tu ne les sens pas connectés ?

Pour moi pas suffisamment entre eux. Je n'ai pas besoin d‘une explication en bonne et due forme. Je préfère qu'on me garde un certain flou. Mais je me suis senti étranger aux intervenants du film.

Talal Selhami : C'est ce qu'on redoutait un peu. Que les spectateurs manquent de clés. Chacun a des angoisses refoulées. Et chacune reliée aux angoisses du pays. Miriam est tiraillée entre deux cultures : entre sa culture et la tradition. Au Maroc, tu t'occupes de tes parents après qu'ils se soient occupés de toi.

Aïssam Bouali : C'est en effet très ancré dans notre culture.

Talal Selhami : Et a un certain moment, elle a envie de s'émanciper. Le choix de vivre sa vie libre et de laisser sa mère derrière. Et elle le vit très mal.

D'accord. Mais quid de l'acteur qui joue un double rôle ? Je comprends qu'il ne se supporte pas en tant que tel.

Talal Selhami : Ca tu l'as saisi, donc.

Oui. Mais quelle est son angoisse vis-à-vis de sa place dans la société marocaine, alors ?

Talal Selhami : La lecture directe… C'est un bon comédien qui n'arrive pas à vivre de son job. Mais Samir représente de la manière la plus claire cette schizophrénie.

Aïssam Bouali : Elle est plus imagée et accentue la schizophrénie chez les autres personnages. Mais pour répondre à ta question sur l'interactivité. Ce sont des gens en compétition. S'il y a trop d'interactivité, le jeu ne marche pas. C'est l'imbrication d'interactivités entre deux ou trois personnages qui finissent par exploser ensemble à la fin.

Mais le job n'est qu'un McGuffin, alors.

Talal Selhami : c'est la mise en place du film, le point de départ profondément social. Qui fait ensuite que chacun s'entrechoque dans le désert.

Je rebondis sur ce que tu as dit de la société arabo-musulmane. Il y a une chose singulièrement absente du film, c'est la religion.

Talal Selhami : Il y a deux raisons. Je voulais sortir de ce qu'on a l'habitude d'écouter quand on parle des pays arabes. Le monde occidental, surtout les Etats-Unis, véhiculent une image facile des pays arabes. Pas tous les films. Mais il y n'y a qu'à voir 24, c'est un festival. Il y a un personnage qui est un peu religieux, mais on ne le dit pas trop car ça n'est pas le sujet, c'est Icham. Loin de ses racines, de son pays, il s'est réfugié là-dedans. On n'a pas besoin de le voir en train de faire sa prière pour comprendre cela.

Clairement, c'est quelque chose que je n'ai pas perçu.

Talal Selhami : En fait, on en a parlé avec le comédien et c'est quelque chose qu'il a travaillé de son côté. Mais ne c'est pas ce qui m'intéresse vraiment.

Je disais cela car dans certains films en compétition, il y a un rapport à la religion qui est présent. MIRAGES un huis clos extérieur mais DEVIL est un huis clos intérieur avec le diable qui arrive. TROLLJEGEREN possède une relation à la religion, aussi… mais diamétralement opposée. La religion semble définir la culture d'un pays et son rapport aux autres.

Talal Selhami : Indirectement, le choix de la sélection est voulu en ce sens. Ce qui fait que Miriam s'émancipe comme elle le souhaite, c'est bien cela. Elle vit dans un pays où la religion fait loi. Après, c'est quelque chose que le public occidental ne voit pas et c'est peut-être acquis pour le public marocain car il connaît la base de ces personnages.

Maintenant, si on parle de l'avenir du film, il va rencontrer un problème. Celui d'avoir des spectateurs qui arriveront avec une idée préconçue du fait de son origine et donc des thématiques développées. Quel est votre espoir pour le film ?

Talal Selhami : Celui de trouver un public. Je suis le premier à détester la communication communautaire "entre guillemets" mais effectivement, tu as un public maghrébin qui est là. Mais aussi le public à cible fantastique. Le film peut éveiller la curiosité.

Ne penses-tu pas que le film est un peu bancal par rapport à cela ? Que les spectateurs soient rebutés ou tombent à côté car le film n'est ni tout à fait fantastique, ni tout à fait "auteurisant", sans que cela soit péjoratif ?

Talal Selhami : Je n'ai pas le recul suffisant pour analyser mon film. J'ai voulu faire un divertissement. Que le spectateur reste attentif à ce qui arrive aux personnages et que du coup, il se divertisse. Peut-être que c'est fait de manière maladroite car c'est mon premier film. Mais que les intentions du film soient véhiculées de manières sous-jacentes et qu'à la fin, le spectateur ait passé un bon moment et qu‘il ait appris quelque chose. L'idée n'était pas de faire un film d'auteur. Ensuite, il s'est retrouvé à Marrakech, plutôt orienté auteur, social. Et là surprise, ils ont eu un film de genre.

Aïssam Bouali : On a envie que le film sorte, en France et qu'il soit partagé, exporté. Qu'il sorte d'abord et que les gens découvrent après qu'il est d'origine marocaine.

Qui plus est, il y a peu de films marocains qui sortent en France.

Talal Selhami : Surtout des films sociaux qui véhicule une image un peu misérabiliste. Il y en a des bons, mais ma volonté, c'est de montrer une autre image du paysage arabe de manière générale. Il y a des jeunes réalisateurs marocains qui arrivent et veulent sortir du carcan de la comédie populaire locale, du misérabilisme. Des jeunes qui ont grandi avec un certain cinéma américain ou asiatique et qui ont envie de passer à autre chose. C'est difficile de faire du cinéma, là-bas. C'est plus facile de travailler à la télé pour vivre.

Aïssam Bouali : Et avec un scénario comme MIRAGES, c'est encore plus difficile de convaincre des producteurs de suivre. Automatiquement, ils te disent "film de genre, film fantastique au Maroc, ça ne va pas marcher".

Talal Selhami : Mais maintenant ça change.

Aïssam Bouali : Oui, il se passe quelque chose actuellement.

Talal Selhami : Mais on est pas passé par l'équivalent marocain du CNC. On n'aurait pas eu de subventions, je pense.

Une chose m'a aussi frappé dans le film. Les personnages parlent à la fois arabe et français. Une habitude de langage ?

Aïssam Bouali : Ca rejoint l'idée de schizophrénie. Tu parles l'un et l'autre. Dans l'entreprise, tu parles plus français. Tu rentres dans ta famille, tu parles arabe.

C'est le fait des entreprises françaises qui sont massivement venues s'implanter au Maroc ?

Talal Selhami : Je ne me suis pas vraiment posé cette question… mais au quotidien, tu vas glisser des mots en français dans la conversation.

Parlant de quotidien, comment avez-vous travaillé au quotidien, ensemble ?

Talal Selhami : On a passé des castings en France et au Maroc. Mais on m'a dit, attention, les comédiens marocains ne sont pas très bons. Le Maroc a été influencé par le cinéma populaire égyptien. Du théâtre filmé avec une caméra posée, et de très longs dialogues. Et il y a le côté sur-jeu du théâtre. J'ai donc recherché des comédiens maghrébins en France. Mais au final, les cinq retenus sont des acteurs que j'ai rencontré au Maroc et sans casting ! (rires). Même si Aïssam vit en Suisse, c'est un comédien que j'ai découvert dans un film marocain. On a beaucoup discuté entre nous par la suite, des personnages et de l'histoire. Et même si on n'était pas d'accord sur l'interprétation de la fin, par exemple, ça été toujours un plus. Qui plus est, le texte du scénario a été fait en français. On s'est posé autour d'une table, ça a été la mise en bouche.

Il s'agit d'un travail commun, alors ?

Aïssam Bouali : Oui. Même pendant le tournage ça a continué entre nous, comédiens. On parlait de nos situations, des séquences à tourner. Mais toujours en discussion avec Talal. Même si on avait un scénario, il y avait des moments où ne savait pas où on allait. Mais on se référait à ce qu'on avait tourné la veille ou le jour même… un travail continu jusqu'au bout.

Un film beaucoup plus choral qu'il ne parait.

Talal Selhami : Oui. On a eu une liberté en raison du budget, probablement, et du fait qu'on était livré à nous-même. Il y avait de l'énergie. Même au niveau de la technique. Sans fausse modestie, on participe tous à ce film-là. Je ne suis pas du tout fermé.

Aïssam Bouali : C'est ce qui était intéressant. Talal sait ce qu'il veut, il sait où il va. Il a le film en tête. Mais en même temps, il est vachement à l'écoute. Du coup, on se sent beaucoup plus à l'aise, plus libre. Lorsqu'il y a quelque chose qui sort, s'il y a une impro qui lui plait : il la prendra. Sinon, il va nous recadrer. En plus, il n'y avait pas de problème d'ego entre les comédiens. Il y avait un esprit de groupe. On voulait que l'autre soit meilleur. Lorsqu'il y avait des scènes à cinq et que quelqu'un n'était pas content du résultat, on la refaisait.

C'est rare d'entendre un acteur dire cela.

Aïssam Bouali : ça doit être comme cela, c'est tout.

Talal Selhami : Cette fraîcheur, cette sincérité se ressentent. Ca ressort des commentaires entendus.

Aïssam Bouali : Faut assumer jusqu'au bout, sans prétention. J'espère aussi que les spectateurs ont ressenti le fait qu'on était là pour partager ce qu'on aime. Une histoire qu'on avait envie de raconter.

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Dossier réalisé par
Francis Barbier
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Talal Selhami, Aïssam Bouali & Nathalie Iund