3. Interview Eric Tessier

DeVilDead : Nous sommes étonnés du peu de nombre de films québécois distribués en France. L'accent et la barrière de la langue vous paraissent-ils responsables de cet état de fait ?

Eric Tessier : Je ne pense pas. Au cinéma, il y a d'autres choses qui jouent, comme le casting. C'est un véhicule promotionnel. Mais il n'existe pas de véhicule québécois qui permettrait d'être moteur hors de nos frontières.

Il y a quand même Marc-André Grondin qui commence à être connu en France…

Oui, il y a Marc-andré. Il a reçu un César du meilleur espoir masculin l'année dernière. C'est intéressant. Mais pourquoi les films ne traversent pas l'Atlantique… c'est une très bonne question. La langue est une chose assez flagrante. Ceci dit, on a beaucoup de films français au Québec, un peu comme si on s'était fait l'oreille au parler français. Je parlais des jurons hier lors de ma présentation. J'ai vu LA HORDE à ce sujet : tu les vois s'engueuler comme ça. Mais tu les vois dans l'action, ça n'est pas gênant et ça n'a pas un très gros impact pour nous non plus. Ca me rappelle le chanteur Renaud à l'époque qui voulait faire le rocker et qui parlait avec des "Putain… Fais chier… Con…"… Pour nous, ça faisait presque efféminé (rires) alors que lui voulait l'effet opposé ! Mais bon pour la langue, c'est plutôt à vous de me dire, vous voyez tellement de films…

En fait il y a peu de films de genre québécois. Il y a bien ceux de Maurice Devereaux

Oui mais, lui, il tourne en anglais…

Aussi, LA PEAU BLANCHE, LE COLLECTIONNEUR, LES 7 JOURS DU TALION

Absolument, écrit aussi par Patrick Sénécal, l'auteur de 5150, RUE DES ORMES.

Justement, on se disait qu'il semblait être l'auteur à suivre en ce moment au Québec...

En effet. SUR LE SEUIL a été notre première expérience ensemble en 2003. Depuis, il n'a pas arrêté d'écrire. Il en est à son sixième roman. SUR LE SEUIL a super bien marché au Québec. Et je me suis embarqué sur celui-ci qui a été très très long à écrire. Un autre réalisateur s'est attelé au 7 JOURS DU TALION. On m'avait offert de la faire mais le sujet est trop "heavy" pour moi. Sénécal est très porteur, son univers est très riche. Je vais prendre une expression anglaise mais son "storytelling" est vraiment intéressant et il a quelque chose à dire. Sa manière d'aborder la violence n'est pas là pour le plaisir. Attention, je n'ai rien contre ça. Mais, ici, c'était intéressant d'avoir un autre avis sur le sujet.

Par rapport au livre, l'étudiant en cinéma est-il présent ou fait-il partie des éléments adaptés pour la circonstance ?

C'est vraiment la même essence. Tous ceux qui ont lu le roman ont beaucoup aimé le film. Tu retrouves les mêmes trucs, mais de façon différente. Ce qui est très curieux : tu lis le scénario, tu vois que certaines choses ont changé, mais il s'agit du même feeling. A cet égard dans le roman, le jeune garçon est étudiant en littérature mais cela a été changé pour l'adaptation. Je pense qu'il était plus cool d'avoir une caméra, cela invente un langage supplémentaire.

Par rapport à son travail de documentation initial ?

En fait, tous les étudiants en cinéma ont pour premier travail de faire un autoportrait. Ca donne un vocabulaire supplémentaire que tu peux utiliser. Ca me semble plus efficace. Mais la seule chose que j'ai du laisser tomber dans le film, c'est le jeu sexuel très fort entre Michelle et Yannick. On ne pouvait pas le faire transparaître, ça ne fonctionnait pas dans le scénario. Michelle sentait qu'elle avait un effet sur Yannick et elle s'en servait pour se libérer de ses frustrations

Ceci transparaît tout de même dans le film lorsqu'elle le découvre en sous-vêtement sur son lit.

Oui, Mais à un sous niveau. Dans le livre, il en vient à vouloir la violer mais il n'arrive pas à bander. Mais c'était trop compliqué à mettre dans le scénario. La difficulté d'adaptation du roman pour nous a été de raconter l'histoire de ces quatre personnages, de rentrer dans leurs têtes avec chacun une courbe dramatique différente sans perdre l'esprit d'un suspense. De faire en sorte que tout s'imbrique, comme un jeu de dominos. C'était excessivement compliqué. C'est plus facile pour la télévision ; tu as une galerie de personnages, tu passes de l'un à l'autre sans te préoccuper du reste. Au cinéma, tu as des films choraux qui jouent sur ce principe ; mais ici c'est un suspense, on ne joue pas sur le même registre.

Il y a une chose que nous avons beaucoup apprécié : le parcours parallèle des deux jeunes en rupture avec leur père et la confusion de leur échelle morale...

Absolument. Ca n'était en fait même pas dans le livre. Il fallait trouver un stratagème afin qu'on comprenne, qu'on "achète" le fait que Yannick veuille à ce point détruire Beaulieu. De voir le rapport difficile avec son père au début et de le voir se reproduire. Ca peut paraître facile mais je pense que ça fonctionne. C'était une couche supplémentaire qu'on a voulu apporter à Yannick. Je voulais qu'on comprenne pourquoi il veut rester dans la maison. C'était le défi du film. Et en parallèle, Beaulieu qui cherche la pérennité de sa progéniture… et il voit bien que Michelle a du potentiel. La violence n'a pas besoin d'être enrobée de grands principes de justice pour lui.

Et pour la mise en scène de ces parcours ?

Il y a une certaine sobriété dans la manière dont j'ai tourné. Plus psychologique, moins actif. Pas tourné à l'épaule, pas trash. Je ne voulais en aucun cas que la famille accuse l'horreur qui est partout. Car pour eux, le décalage entre la normalité de la famille, qui est débile, et la situation réelle est avant tout psychologique. S'il fallait que je commence à tourner ça à l'épaule, avec du grain, il n'y aurait pas eu cette espèce de douceur que je voulais mettre en avant. Ici avec des couleurs presque dessaturées, à la hauteur des contrastes.

Comment le film a-t-il été reçu au Québec ?

Il a très bien marché. Moins bien que SUR LE SEUIL, mais il s'agissait d'une plus petite sortie. Je n'avais pas au générique quelqu'un comme Patrick Huard, immense star au Québec. Mais on a fait au-dessus d'un million de dollars canadiens, car on ne parle pas en entrées. Dès qu'un film dépasse un million, c'est tout de suite positif.

Le final m'a fait penser au thriller LE COLLECTIONNEUR de Jean Beaudin

(surpris) Oh mon dieu, oui !

Le huis clos psychologique entre Maud Guerin et Luc Picard. L'ambiance et le huis clos psychologique semblent être une marque fabrique locale, comme pour LA PEAU BLANCHE, justement…

LE COLLECTIONNEUR… ce n'est pas un film qu'on a bien aimé (rires). Mais je pense vous êtes les mieux placés pour en parler. Vous avez un regard aiguisé… mais c'est intéressant ce que tu dis, malgré tout. Car les 7 JOURS DU TALION, c'est aussi un huis clos psychologique. Ca raconte l'histoire d'un père de famille anti-violence dont la jeune fille se fait assassiner et violer. Il pète les plombs et enlève le présumé coupable afin de lui faire littéralement la peau. Vous devriez bien aimer ! C'est un très beau film, très dur.

La justice et la vengeance sont deux notions très floues dans 5150, RUE DES ORMES. Est-ce une extrapolation du passé chrétien québécois ?

Pour nous, Beaulieu n'est pas nécessairement religieux. Sa femme, oui. Elle cherche un exutoire mais pas lui. Il se situe plutôt d'un côté purement moralisateur. Partant de là, si tu déroges à cela pour lui : le bât blesse. C'est pour cela qu'il ne peut pas se débarrasser de Yannick : il n'a rien fait ; Il ne peut pas non plus le laisser partir… Qu'est-ce qui fait le crime ?

Et le regard ambigu de la caméra posé sur Beaulieu ?

C'est le plaisir. Je voulais faire un personnage épouvantable mais qu'on ne puisse pas le détester complètement. Il est plus pathétique qu'autre chose. C'est très pervers et c'était très intéressant de laisser un spectateur, pendant une heure et demie, devant un film et un personnage méchant mais qu'il ne puisse totalement condamner. Je me souviens avoir vu ORANGE MECANIQUE à l'époque. Une des choses que j'avais trouvé captivante : un personnage épouvantable qui viole des femmes… je le trouvais cool. Même la série DEXTER marche sur cette ambiguïté. Mais est-ce que cela plairait autant si ce n'était pas écrit avec cette problématique-là ?

Le film a-t-il été acheté en France ?

Pas pour l'instant non. Mais on parlait langue casting tout à l'heure, avec Marc-andré

Le film possède une vraie chance, là…

Je ne sais pas… j'aurais tendance à doubler le film "à la Française"… (rires)

Ah non ! Il faut le laisser tel quel ! (rires) En tous cas, merci pour l'interview et bonne chance.

Merci, ça me fait plaisir.

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Dossier réalisé par
Francis Barbier & Christophe Lemonnier
Remerciements
Remerciements à Eric Tessier, aux organisateurs et à tous les bénévoles du Festival.