Si l'on évoque le mythe de Dracula au cinéma, quelques figures incontournables s'imposent d'emblée à nos esprits. Dandy (DRACULA, Tod Browning, 1931), carnassier (Christopher Lee), romantique (DRACULA, Francis Ford Coppola) ou “à la page” (DRACULADRACULA 2000, Patrick Lussier), le personnage de Bram Stoker adopte une multitude de styles pour mieux tromper ses jeunes et belles victimes. Fortes d'un pouvoir d'attraction dont elles ignorent la véritable nature, les demoiselles tombent régulièrement au sein des pièges ingénieusement dressés par notre séducteur. Polyvalent, ce dernier a la possibilité de s'adapter aux mœurs d'une société donnée, aussi conventionnelle soit-elle. De fait, la pièce écrite par Hamilton Deane et John Balderston en 1927, octroie au prince des ténèbres une civilité presque outrancière qui, à la scène comme à l'écran quelques années plus tard, rendit célèbre Bela Lugosi. Sensuel et raffiné, le monstre filmé par Tod Browning laissera momentanément sa place au ténébreux Christopher Lee pour resurgir dès 1977. De nouveau d'actualité, la version théâtrale connaît un véritable triomphe notamment dû au jeu tout en finesse de Frank Langella. Désirant surfer sur le succès des grosses productions horrifiques telles ROSEMARY'S BABY ou L'EXORCISTE et s'éloigner des codes vulgarisés par la Hammer moribonde, William Mirisch propose à John Badham de faire renaître le sémillant suceur de sang. Doté d'un budget confortable, le long métrage mise d'abord sur le talent des comédiens Frank Langella, Laurence Olivier, Donald Pleasence, du directeur artistique Peter Murton et du compositeur John Williams. Après LA FIÈVRE DU SAMEDI SOIR, Badham ne nous fait plus danser mais bien tourbillonner entre les bras d'un non-vivant somme toute fort désirable.
Fascinées par leur nouveau voisin, les belles Mina Helsing (Jan Francis) et Lucy Seward (Kate Nelligan) ne peuvent encore réaliser que “l'homme” scellera leur destin. Toujours avide de sang neuf, le comte Dracula (Frank Langella) s'attaque d'abord à la progéniture du professeur Helsing (Laurence Olivier) lequel ne tarde pas à se rendre sur place.
En dépit de quelques modifications scénaristiques, le film de John Badham s'inspire du texte original et des formules créées à l'occasion pour renvoyer le spectateur à des situations et personnages a priori convenus. Point d'incipit transylvanien ici, mais une très belle introduction qui nous présente l'arrivée du Demeter et des cercueils remplis de terre roumaine en Grande-Bretagne. Soumise aux principaux motifs du mythe, la prestation de Dracula ne surprend guère. Le comte réside dans une superbe bâtisse gothique, ne supporte pas l'eau bénite, ne peut se contempler dans un miroir, exècre l'ail et les rayons solaires. Moins sensible au crucifix que ses prédécesseurs, notre héros bénéficie tout de même d'antécédents fort appréciables qui lui permettent entre autres de se changer en loup ou chauve-souris. Fin stratège, le prince des ténèbres choisit de s'attaquer à deux charmantes demoiselles dotées de personnalités conformes à celles qui définissent leurs homologues de papier. Malgré une permutation des rôles, l'histoire oppose toujours une madone dont l'innocence attisera évidemment la convoitise du démon et une femme plus libérée, dès lors sensible au charme dévastateur d'un être qui, à ce titre, s'apparente presque à un initiateur. Entourées par trois messieurs au demeurant oiseux, les héroïnes éclairent par leur fraîcheur et leur délicatesse un long métrage apparemment focalisé sur les tourments du cœur et l'embrasement des sens. Cette perspective d'approche explique la singularité d'une mise en scène parfois grandiloquente.
À l'image du déchaînement des forces cosmiques qui accompagnent l'apparition du Mal, la caméra agence une peinture dynamique du monde représenté. Un travelling optique pour exprimer la possession, divers ralentis afin d'accentuer le pathétique d'un épisode particulier et de nombreux panoramiques ; le cinéaste confère à chaque séquence une énergie vitale semblable à celle qui alimente l'interaction entre les êtres. En se perdant au sein d'une valse étourdissante ou dans les affres d'une agonie interminable, les envoûtées s'abandonneront complètement à leurs affects, désir, amour et mort. La prestation de Kate Nelligan et de Jan Francis rend parfaitement justice à l'excellence d'un scénario ouvertement dédié à la célébration d'Éros et Thanatos. Cette traversée des univers fantasmatiques liés à l'attraction irrésistible du sexe faible vers les bourreaux des cœurs et corps, sous-tend une esthétique gothique qui de fumée en clair de lune, nourrit le romantisme noir à l'origine de formidables tableaux. Vues sous cet angle, les interventions de Renfield et du fade Harker paraissent inopportunes. Et que penser de Seward trop occupé à se gaver de friandises pour percevoir les signes du danger ? Reste Van Helsing dont le charisme égalera celui de son ennemi lors d'un final mémorable.
De manière générale, l'oeuvre reste fidèle à l'intertexte tout en se réservant le droit d'en conserver une seule et même lecture. La modernisation du mythe exclut tout soubassement sociologique pour au contraire privilégier la dimension archétypale de la fiction. Bram Stoker et ses contemporains appréhendaient le monstre comme une incarnation de la menace que l'intrusion d'un Étranger / Inconnu constituait pour l'Angleterre victorienne. Engoncée dans maintes tabous, cette dernière ne pouvait guère laisser le moindre intrus venir remettre en cause ses règles morales sous peine d'une contamination inéluctable. Telle une maladie, le non-vivant pourrit insidieusement un corps social alors bien obligé de se défendre. De fait, les personnages de Stoker choisissent de confronter leur adversaire à l'éclatement d'un espace-temps auquel notre figure de l'immortalité, de la lignée et de la tradition n'est guère accoutumée. La multiplicité des narrateurs, des sites géographiques et des protagonistes implique une sorte de mouvement perpétuel visant à affaiblir un pauvre vampire devant dorénavant compter avec l'étourdissant chaos de la modernité en marche. John Badham redéfinit judicieusement cette trame métaphorique pour octroyer à Dracula une portée exclusivement éthique.
La réduction du cadre référentiel en un lieu unique confirme l'optique tragique du récit. Trois bâtiments (résidence des héros, du vampire et asile) encadrent l'espace au sein duquel les forces antagonistes s'affronteront. De même, Mina s'efface devant l'exubérante Lucy, manière intelligente de modifier l'enjeu de la bataille. Ici, la liberté d'esprit subit l'assaut d'une pulsion d'autant incontrôlable qu'entremêlée dans notre psyché au Sentiment. Amour et / ou Désir, les flammes de la passion embrasent littéralement la jeune femme. Reconnaissons au séducteur certains atouts non négligeables. À l'inverse de Bela Lugosi, Frank Langella exploite allègrement l'animalité et donc le potentiel sexuel du pendant littéraire. En ce sens, sa première apparition demeure significative. La caméra s'attarde au préalable sur un manteau de fourrure avant de découvrir une main. Suivant une logique équivalente, l'acteur contrebalance l'absence des adjuvants classiques du mythe (notamment les crocs) par une sobriété peut-être plus envoûtante et effrayante. Parallèlement, le directeur artistique, Peter Murton, conforme l'architecture du château à la personnalité du résident. Inspirée des édifices extravagants construits pour Louis II de Bavière, la bâtisse reflète la sauvagerie de son propriétaire en affichant une esthétique baroque dont les circonvolutions et courbes corrélatives transcrivent la référence végétale. Face au terrible prédateur, l'indépendance revendiquée de Lucy perd toute légitimité. Si le vampire de Bram Stoker aidait symboliquement Mina à s'affranchir des conventions sociales en lui faisant prendre conscience de la réalité de ses désirs enfouis, celui de John Badham remet la “femme libérée” — l'histoire se situe aux alentours des années vingt — sous la domination non plus des convenances mais au contraire de ses propres pulsions. La scène qui nous présente l'accouplement des amants, l'extraordinaire regard lancé par la victime à son bourreau, les tendres mais néanmoins fébriles caresses et les baisers empoisonnés consacrent ainsi l'extrême violence d'une relation teintée de masochisme ou le désir pour l'autre s'exerce toujours contre la vie et dans l'éternité. En bref, une belle histoire d'amour.
L'excellent film de John Badham existe enfin sur le marché du DVD français grâce à Bach Films. La beauté de l'imagologie gothique et la superbe musique de John Williams offertes par le métrage nécessitaient que l'éditeur accorde une attention particulière aux spécificités techniques du disque. Peine perdue! Si le format scope est respecté, le disque délivre une image 4/3. Heureusement, les sous-titrages n'entravent pas un zoom sur les diffuseurs 16/9 mais cela augmentera d'autant le manque de définition de l'image. Sans compter que le DVD souffre d'un encodage calamiteux. Blocs de compression et saccades apparaissent régulièrement. En revanche, les couleurs délavées et manquant de naturel demeurent du fait du réalisateur lequel pensait pouvoir renouer avec l'esthétique du cinéma des années trente. Le son en version originale sous-titrée bénéficie du mixage Dolby Stéréo d'époque mais souffre parallèlement d'une compression excessive. La version française est davantage pêchue mais tend à saturer par moments. Le cinéphile aura donc intérêt à préférer son homologue anglophone, cette dernière présentant une musique plus spatialisée.
Unique bonus de la galette, le documentaire “Du sang neuf pour Dracula” ne parvient pas à occulter les indéniables lacunes techniques de l'édition. Et pourtant, Laurent Bouzereau fournit ici un excellent travail produit pour la sortie d'une édition DVD aux Etats-Unis qui est, elle, bel et bien en 16/9. Enchevêtrées mais parfaitement équilibrées, les interventions de Frank Langella, du producteur Walter Mirisch, du réalisateur, du scénariste W. D. Richter et même de John Williams illustrent tout le sérieux et la passion que cette version de Dracula a suscités puis matérialisés. La genèse mouvementée, les exigences d'un comédien caractériel et les incontournables péripéties qui égayèrent le tournage reviennent ainsi à la mémoire des interviewés. Présomptueux mais néanmoins très sympathique, Frank Langella s'attarde sur sa vision du personnage tandis que d' autres évoquent les décors, costumes, faiblesses et habitudes des acteurs. Concis et fort intéressant, le dit bonus ferait presque regretter l'état calamiteux d'une copie qui justifie les dix euros encore présents dans maintes porte-monnaie.