Fenix est le fils d'Orgo, le lanceur de couteaux d'un grand cirque mexicain, et de Concha, qui dirige une secte religieuse vénérant le martyr d'une adolescente amputée des deux bras. Délaissé par ses parents, Fenix trouve refuge dans la magie de ses propres numéros de cirque et dans l'amour naissant qu'il porte à Alma, la fille d'une plantureuse femme tatouée faisait partie de la troupe. Une femme tatouée qui ne laisse pas Orgo de marbre. Concha trompée, elle castre son mari à l'acide. Ce dernier se venge en l'amputant des deux bras avant de se suicider sous les yeux du pauvre Fenix. Traumatisé, le jeune garçon sera interné en hôpital psychiatrique. Jusqu'au jour où sa mère, le corps sans bras, viendra le chercher.
Après le fiasco de TUSK, on pensait qu'Alejandro Jodorowsky ne ferait plus de cinéma, et resterait à jamais accaparé par ses (formidables) scénarios de bande dessinées et ses multiples autres activités. A la surprise générale, l'artiste propose SANTA SANGRE en 1989 (soit presque dix ans après TUSK). Derrière le projet, nous trouvons le producteur Claudio Argento, le frère du célèbre réalisateur Dario Argento. La fin des années 80 est une période où le producteur est à la recherche de nouveaux collaborateurs, afin de ne plus être exclusif à la carrière de son illustre frère. C'est ainsi que Claudio Argento va à la rencontre de Jodorowsky pour lui proposer de réaliser un « film d'horreur » tendance serial killer. Ce dernier accepte, fort d'avoir enfin rencontré un producteur à l'écoute de son univers particulier et prêt à lui laisser les coudées franches.
Bien évidemment, le cinéma de Alejandro Jodorowsky ne ressemble qu'à lui-même, et ne peut être enfermé dans un seul genre ou tendance. A la manière d'EL TOPO, qui utilisait les codes du western pour raconter l'histoire d'une quête existentielle, le cinéaste livre avec SANTA SANGRE sa vision personnelle du film de « serial killer ». S'inspirant d'une rencontre avec un authentique tueur en série mexicain, qui tuait dans un état de transe pour ensuite perdre tout souvenir de ses méfaits, Alejandro Jodorowsky ne compose pas dans SANTA SANGRE le portrait réaliste d'une brute épaisse (comme HENRY, PORTRAIT D'UN SERIAL KILLER de John McNaughton). Il ne verse pas non plus dans le thriller semi-fantastique en forme de « whodunit » à la Argento. Dans SANTA SANGRE, le tueur est la première victime d'un univers à la fois barbare et poétique, où le père est aussi un ogre, où la mère est aussi une sorcière, où l'amour métaphorique de l'enfance côtoie la sexualité la plus rêche.
La première partie du film est centrée sur un long flash-back racontant l'enfance de Fenix, jusqu'au traumatisme qui le conduira à l'hôpital. Comme le disait déjà FANDO ET LIS en 1968, le cirque n'est pas chez Alejandro Jodorowsky un lieu unidimensionnel entièrement composé de strass et de paillettes. C'est un magnifique décor, construit en devanture de la réalité la plus sordide. Lorsque meurt un éléphant du cirque, la troupe lui offre une marche funéraire somptueuse dans les rues de la ville. Son cercueil, lâché dans un terrain vague, sera immédiatement profané par les habitants affamés du bidonville voisin, et l'éléphant désossé devant les yeux du jeune Fenix. Le cirque, la mère de Fenix en retiendra le faste du spectacle en créant un grandiose bassin de « sang sacré » dans l'église de sa secte. Une église qui sera rasée par l'ordre catholique dans une hystérie générale, où le jeune Fenix tentera de toutes ses forces d'essayer de reconnaître sa mère dans la prêtresse païenne qui s'accroche désespérément au buste de son idole.
Mais si Fenix deviendra un tueur à l'âge adulte, ce ne sera pas sous l'égide de sa propre volonté. Sorti de l'asile par le retour impromptu de sa mère qu'il croyait morte, il va devenir « les mains » de cette dernière. Encastrée derrière Concha, sa silhouette s'effaçant derrière elle, Fenix va tout d'abord prêter ses mains pour les besoins de spectacles de théâtre. Mais peu à peu, il va devenir l'esclave de sa mère, des membres obéissants au service d'une sorcière haineuse, mère castratrice par excellence. Fenix n'est donc pas le tueur de SANTA SANGRE, il est les mains du tueur, le pantin pathétique d'un être malsain prenant le masque d'une mère qu'il cherche tant à aimer.
On peut sentir dans SANTA SANGRE l'influence des travaux psychanalytiques que mène Jodorowsky au sein de sa propre école, la « psychomagie ». Une très grande partie du film se passe dans la tête blessée de Fenix. Certes, le film est riche en hallucinations diverses, comme lorsque Fenix est exposé en Christ au milieu de poules, ou encore lorsqu'il s'excuse en pleurs devant les fantômes de ses victimes. Mais comme nous l'apprendra le bouleversant final, la réalité est une illusion qui n'est pas uniquement réservée aux apprentis immortels de LA MONTAGNE SACREE. Une scène de fin que Jodorowsky fait durer à l'extrême. Le cinéaste, psychiatre de son personnage de fiction, n'achèvera pas le film tant que son patient ne sera pas totalement soulagé. Tant que tout l'émotionnel ne sera pas résolu.
Avec SANTA SANGRE, Jodorowsky effectue un come-back renversant. Lucide, l'homme ne cherche pas à répéter ses formules de gloire, il parvient à faire évoluer son univers, à le renforcer même, tout en préservant sa cohérence d'antan. SANTA SANGRE est aussi l'histoire d'une quête, une quête qui n'est pas dirigée cette fois vers l'infini de l'univers mais vers les mystères labyrinthiques de son propre « moi ». Pour renforcer la puissance de son récit, Jodorowsky à toujours l'habitude d'inviter le « réel » à l'intérieur de son film. Les figurants sont bien souvent des personnes dans leur environnement naturel que le cinéaste capture à la manière d'un documentariste. La scène du dépeçage de l'éléphant par les véritables habitants d'un bidonville est l'exemple le plus frappant. Jodorowsky leur offre la viande d'animal pour une séquence d'assaut qui n'est pas simulée. Côté casting, Fenix jeune est joué par son fils Adan, tandis que Fenix adulte est interprété par son autre fils Axel (son autre fils Brontis, l'enfant d'EL TOPO, fait une apparition en personnel de l'hôpital). Les deux frères nous offrent une performance époustouflante qui est pour beaucoup dans l'inspiration du film.
Ce qui est nouveau chez SANTA SANGRE, c'est le lyrisme que Jodorowsky y a investi. Dérangeant, parfois drôle (la virée dans les rues de Mexico avec la cohorte de jeunes trisomiques), d'une beauté à couper le souffle (voir le fascinant corps où Concha et Fenix ne font plus qu'un), violent jusqu'au grand guignol (voir un meurtre à l'arme blanche qui s'amuse à marcher sur les plates-bandes de Dario Argento), SANTA SANGRE est aussi un film qui fait naître l'émotion et parfois même les larmes. Malheureusement, le miracle de SANTA SANGRE n'aura à ce jour pas de suite. Remis en scelle par l'enthousiasme engendré par le film, Jodorowsky réalisera l'année d'après LE VOLEUR D'ARC EN CIEL. L'expérience est vécue comme un échec par le cinéaste, et le film sera très peu vu. C'est à ce jour la dernière expérience cinématographique de l'artiste.
SANTA SANGRE a bénéficié d'une carrière en salle certes discrète mais néanmoins internationale. En France, après une furtive case cinéma, il est édité en VHS grâce à un petit distributeur. Hélas, ce sera la dernière trace du film dans notre pays. Rencontrant visiblement de nouveaux problèmes de droits, l'exploitation du film semble freinée. Actuellement, l'un des rares moyens de visionner SANTA SANGRE est de se pencher sur le DVD anglais édité par Anchor Bay. L'image respecte le format original et se montre très correcte, même si nous sommes loin des récentes restaurations d'EL TOPO ou de LA MONTAGNE SACREE. Les pistes sons proposent le mixage original sur deux canaux, ou bien un discret remixage en 5.1. Bien que le film ait été tourné en anglais, le disque propose de sous-titrages pour malentendants dans cette même langue.
Comme à son habitude, Jodorowsky se rend disponible pour un commentaire audio. Il sera accompagné par l'auteur et journaliste Alan Jones (qui participa à un livre consacré à l'œuvre cinématographique de l'artiste). Jodorowsky, d'habitude si passionné et communicatif lorsqu'il commente ses films, se montre quelque peu renfrogné. Est-ce la présence de cet encombrant partenaire qui ne cesse de le maintenir dans une position d'interviewé ? Quoi qu'il en soit, la parole de Jodorowsky n'est pas « libre », et le cinéaste perd beaucoup d'occasions de s'attarder sur les images de son film pour répondre à son hôte. Les propos sont néanmoins toujours intéressants à suivre, mais la piste est quelque peu décevante pour un hôte comme Jodorowsky.
Un deuxième disque de bonus vient enrichir l'édition. Le gros morceau est la présence du documentaire LA CONSTELLATION JODOROWSKY, réalisé en 1994 par Louis Mouchet. Les possesseurs du coffret français rassemblant les trois premiers films du cinéaste connaissent déjà ce très bon métrage que nous vantions lors de notre chronique du coffret en zone 2. Pour revenir à SANTA SANGRE, le disque nous donne à voir une scène coupée avec le commentaire de Jodorowsky, une scène relativement longue qui nous immisce dans la maison de Fenix et de ses parents. Orgo l'initie aux couteaux, tandis que sa mère le force à prier devant la statue du martyr de sa secte. Coupée initialement pour des raisons de rythme, cette scène est curieuse à découvrir tant l'émotionnel du film est justement construit sur l'absence de quotidien entre le jeune Fenix et ses parents.
Ce que la jaquette du disque entend par « interview » avec Jodorowsky est en réalité une petite conférence donnée par le maître après une projection de SANTA SANGRE. Comme à son habitude, l'homme est totalement dévoué à son auditoire et se livre sans détour aux questions. Malheureusement, les questions posées sont issues de la salle, sans grand regard journalistique. Bien que les réponses soient copieuses et enjouées, force est de reconnaître que nous sommes dans le déjà entendu. L'une des meilleures surprise du disque se révèle être ECHEK, un très court-métrage réalisé par Adan Jodorowsky qui joue le jeune Fenix dans SANTA SANGRE. Comme l'annonce fièrement Jodorowsky père, Adan poursuit son œuvre dans un registre pourtant personnel. Le film raconte comment un rustre, pour impressionner une jolie femme, décide de déplacer la Tour Eiffel. Une armée de badauds s'improvise alors pour contrer les efforts du rustre en poussant dans le sens inverse. Drôle, poétique, et bourré de trouvailles visuelles, ECHEK est un petit bonheur de quelques minutes. Enfin, une complète biographie écrite de Jodorowsky boucle cette édition soignée de SANTA SANGRE, encore à ce jour une des seules options pour redécouvrir cet incontournable du cinéma du maître.