« El topo » est un pistolero parcourant le désert en compagnie de son jeune fils. Dans un monde sans foi ni loi, El topo perfectionne sa maîtrise du revolver sur des bandits de grands chemins. Après avoir libéré une communauté religieuse de l'emprise d'un dictateur, l'homme décide d'y abandonner son enfant afin de poursuivre son chemin avec une femme. Cette dernière l'incite à affronter quatre maîtres du pistolet, afin de devenir le pistolero ultime.
Deux ans après FANDO ET LIS, Alejandro Jodorowsky revient au cinéma en 1970 avec EL TOPO. Un nouveau récit de quête existentielle marqué par le symbolisme religieux, que le cinéaste dissimule sous le masque du cinéma de genre. EL TOPO est un western, un western parfois même classique dans son déroulement. Un choix bien entendu délibéré de l'artiste, qui souhaite d'abord happer le spectateur dans un univers qui lui est familier, pour mieux le perdre dans les méandres du chemin vers l'illumination du personnage principal. Un processus clairement scindé en deux parties : déchéance jusqu'aux confins de la folie et de la mort, renaissance dans la lumière.
Le héros (joué par Jodorowsky lui-même) est une figure héroïque connue du western, peut-être juste un peu plus ambiguë dans son rapport à la justice. Sous l'impulsion d'une femme, l'homme se laisse corrompre par sa recherche de puissance, soit sa maîtrise de son arme. Le défi lancé aux quatre maîtres du pistolet l'enfoncera chaque fois un peu plus dans l'impureté de sa démarche. Lui, le fier cow-boy au costume noir travaillé et menaçant, se retrouvera face à des hommes handicapés ou démunis, fort peu impressionnants. Sont-ils les maîtres du pistolet pour autant ? Bien évidemment, car leur maîtrise est si parfaite qu'elle est débarrassée d'artifices, de costumes, de postures… El topo n'a bien évidemment pas la maturité spirituelle de triompher des maîtres, aussi devra-t-il tricher pour vaincre. Une victoire illusoire, car si l'adversaire est bien mort, la supériorité de sa connaissance n'en est que plus écrasante.
Perdu face à ses crimes, El topo ne demandera qu'à mourir via le propre martyr qu'il a lui-même fait subir aux êtres spirituels qu'il a stupidement abattus. Blessé par balles selon les cinq stigmates du Christ, El topo se réveillera dépouillé de son accoutrement de « cinéma ». Recueilli par une communauté de « monstres » vivant dans une caverne, l'homme décide de devenir leur « sauveur ». Le crâne rasé tel un moine, il organise dans la rue des spectacles de mime afin de récolter un peu d'argent. Un argent qui lui servira à dégager l'ouverture obstruée de la caverne, et ainsi libérer les nombreuses personnes handicapées qui n'ont pas son agilité pour escalader les rochers bouchant l'entrée. Une quête cette fois noble qui se confrontera à la corruption du monde extérieur, habité par des caricatures matérialistes muselées par un ersatz de religion (dont le symbole évoque l'œil pyramidal imprimé sur le billet du dollar). La déchéance du monde, El topo y est directement responsable, lui qui a occis les maîtres gardiens d'une rigueur spirituelle qui ne peut plus désormais plus faire office de « guide » à la population. Notre héros assistera également à la résurgence de ses anciens démons, les traces qu'il a laissées dans sa précédente vie (comme ce fils qu'il a abandonné), qui viendront lui demander des comptes…
EL TOPO, au-delà de sa narration, est bien évidemment une expérience, un processus, un chemin. Au-delà de se confier le rôle principal (théoriquement parce qu'aucun comédien mexicain, qui officiait simultanément à la télévision, n'acceptait de se laisser pousser la barbe sur plusieurs mois consécutifs), au delà de confier le rôle du fils d'El Topo à son propre enfant Brontis, Jodorowsky met littéralement en scène le réel dans ce film. La scène d'introduction, où l'enfant doit enterrer son ours en peluche et la photo de sa mère, utilise les véritables objets auxquels est attaché son jeune garçon. Traumatisé, le petit Brontis mettra des années à pardonner à son père. Autre exemple frappant, la scène de « viol » entre El topo et sa compagne. Une séquence qui s'est imposée à la comédienne, non prévenue de son contenu. Jodorowsky la frappe réellement, lui déchire sauvagement ses vêtements sous ses hurlements avant de la prendre (l'acte sexuel est quant à lui simulé, Jodorowsky ayant stipulé par contrat qu'aucune femme ne pouvait coucher avec le metteur en scène durant le tournage) ! Le but de ces stratagèmes d'une autre époque ? Que le réel contamine non seulement le film, mais que le film transcende le réel ! L'équipe et les comédiens (aidés par certaines substances, il est vrai), construisirent EL TOPO dans un état de transe, l'achèvement du film étant devenu une quête en elle-même.
Si parfois l'impact du film se montre amoindri par une cinématographie laborieuse (Jodorowsky et ses collaborateurs mexicains n'avaient pas encore la maîtrise des meilleurs artisans du genre), EL TOPO reste encore majoritairement un film puissant. Son ultra violence foncièrement gore, ses allusions sexuelles d'une crudité totale, sa galerie de monstres tour à tour pathétique et fascinante (comme ce garde du corps constitué de deux individus : un cul de jatte attaché sur un manchot), son mælstrom de symboles religieux source d'inspiration d'images inoubliables… Autant d'éléments qui font d'EL TOPO une pièce majeure du cinéma de son époque, et une redécouverte impérative pour une nouvelle génération de cinéphiles. Une génération qui préfèrera peut-être les opus plus maîtrisés et cohérents de son auteur (comme LA MONTAGNE SACREE ou SANTA SANGRE), même si de nombreux artistes contemporains ne jurent encore que par EL TOPO (comme Marilyn Manson, ou le très étrange créateur japonais de jeux vidéos expérimentaux Suda51).
Malgré les merveilles que réalisera plus tard Jodorowsky, EL TOPO restera sans aucun doute son film le plus célèbre et le plus représentatif. Une aura indissociable du parcours exceptionnel du film à son époque. Premier film mexicain exploité à l'étranger, il devient le premier film diffusé exclusivement aux séances de minuit. Il tiendra six mois l'affiche du cinéma new-yorkais le « Elgin ». John Lennon décrète alors qu'EL TOPO est son film préféré. Une annonce qui assure au film une publicité sans faille dans les milieux artistiques, et lance la carrière internationale de Jodorowsky (LA MONTAGNE SACREE, son film suivant, sera financée par Allen Klein, l'ancien manager des Beatles, sous la pression de Lennon). Plus qu'un film, plus qu'un alter ego de son auteur, EL TOPO est et restera un symbole fort de l'underground, et plus particulièrement du cinéma dit « culte ». Depuis, Jodorowsky a annoncé à plusieurs reprises son grand retour au cinéma avec une séquelle, SON OF EL TOPO, retitré plus tard ABELCAIN, sans avoir parvenu jusqu'ici à réunir suffisamment de fonds pour lancer la production du projet.
Difficilement visible depuis une vingtaine d'années suite à la brouille entre Jodorowsky et Allen Klein (qui bloqua les droits de diffusion du film), EL TOPO n'existait que via d'obscures éditions étrangères (japonaise ou italienne) dans des copies exécrables. L'heure de la ressortie du film dans une qualité digne de ce nom a enfin sonné. Disponible à l'unité ou à l'intérieur d'un coffret regroupant FANDO ET LIS et LA MONTAGNE SACREE, EL TOPO bénéficie d'une remasterisation remarquable. L'image, plein cadre d'origine, est resplendissante. Bien évidemment, quelques vestiges de rayures de pellicule interviennent sporadiquement. Mais quiconque a jeté un œil aux précédentes copies du film peut mesurer le fabuleux travail de restauration (qui est sans doute à son niveau optimum). Les pistes sonores proposent un remixage en 5.1. de la version originale espagnole, ou bien la bande d'origine de cette même piste ainsi que de son doublage français. Quelque soit le choix d'écoute, là encore, un excellent travail de dépoussiérage a été effectué. Un tableau idyllique que cette édition française du titre ? Pas tout à fait malheureusement. Pour des raisons on ne peut plus ésotériques, la copie du film est amputée de plusieurs de secondes. Pas la peine de se réfugier sur l'édition américaine sortie à la même période, les coupes sont identiques. Un sacrilège qui n'en finit pas de faire hurler les cinéphiles.
Une section bonus vient compléter l'expérience du film. Loquace, Jodorowsky nous propose comme à son habitude un commentaire audio riche en pistes de lectures et anecdotes. Si la parole de l'artiste est moins foisonnante que sur LA MONTAGNE SACREE (où l'homme avait peine à suivre la frénésie des plans à interpréter), Jodorowsky se livre avec toujours autant de recul et d'honnêteté. Ce commentaire est aussi le regard d'un homme plus âgé (plus sage) sur le jeune chien fou qu'il était alors, prêt à tout pour son film. Y compris certaines erreurs humaines, comme l'assume aujourd'hui l'artiste. L'humour est toujours très présent dans sa bouche, comme les blagues sur la forme de son sexe ou l'anecdote des testicules de Jean-Luc Godard. Et bien entendu, l'érudition du metteur en scène au sujet des métaphores religieuses est passionnante.
Autre supplément de choix, le court-métrage LA CRAVATE, une œuvre de jeunesse datée de 1957 (soit dix ans avant son premier long-métrage) que chacun pensait perdue à jamais. Dans ce film, Jodorowsky est le héros d'un univers théâtral, où tout à chacun peut changer de tête comme de chemise. Pour séduire une femme, notre personnage principal se lancera dans une série d'échanges pas toujours très heureux. LA CRAVATE est surtout intéressant pour sa valeur « historique » ainsi que pour son témoignage sur les talents précoces de pantomime de Jodorowsky (le film est exclusivement tourné vers ce style et ne bénéficie d'aucun dialogue). Il s'agit d'un court-métrage visant plus à immortaliser le travail éphémère de scène de l'époque, plus qu'une véritable tentative de cinéma. En cela, cette œuvre dénote dans les efforts futurs du cinéaste, même si certains thèmes (qui peut s'arroger le droit d'être « moi », mon corps ou ma tête ?) ou certaines images peuvent s'inscrire dans la continuité de la carrière de l'artiste. Techniquement, LA CRAVATE nous est présentée dans une copie abîmée, ce qui n'offusquera personne étant donnée son extrême rareté.
Outre les sempiternelles bandes-annonces ou galerie photos, le disque donne la parole à Jodorowsky pour une interview filmée. Il s'agit en réalité de « chutes de montage » du documentaire MIDNIGHT MOVIES, qui analysait le phénomène des séances de minuit engendrées par l'exploitation américaine d'EL TOPO. Une petite sensation de déjà vu s'invite pour qui a déjà visionné le documentaire, d'ailleurs très complet sur son traitement d'EL TOPO. Disponible en bonus dans le coffret français dédié à Jodorowsky, ou bien en deuxième disque sur l'édition solo d'EL TOPO, MIDNIGHT MOVIES est un arrêt de choix pour en savoir plus sur la carrière étonnante de ce film hors norme.