Le professeur Génessier, savant estimé pour ses travaux sur les hétéro-greffes, tente de rendre à sa fille une apparence normale suite à un accident de voiture dont il est responsable. La pauvre a eu le visage déchiqueté, et le médecin doit pour parvenir à ses fins, enlever de jeunes victimes, ressemblant à sa fille, et leur "emprunter" leur visage.
En 1958, George Franju réalise son premier long métrage, LA TÊTE CONTRE LES MURS, après une carrière prolifique dans le court métrage documentaire. Il enchaîne l'année suivante avec LES YEUX SANS VISAGE. Coup de maître acclamé par la critique d'un cinéaste reconnu par ses pairs comme l'un des meilleurs. Le film connaît cependant quelques rejets de la part du public : Franju fait état, dans un entretien aux Cahiers du Cinéma, d'une projection apocalyptique de son film en Écosse, s'étonnant que sept personnes aient tourné de l'œil.
On ne peut pas dire que la critique française du début des années soixante apprécie le genre horrifique, alors que l'Angleterre et l'Italie se délectent des friandises gothiques de la Hammer ou de Mario Bava. C'est dans ce contexte que le producteur Jules Borkon décide de confier à Franju l'adaptation d'un roman de Jean Redon. Il demande alors à Franju de gommer certains aspects : pas trop de sang, pas de tortures d'animaux (pour ne pas déplaire aux anglais), pas de savant fou (pour ne pas froisser le passé douloureux des allemands). Franju prend la mesure de la tâche en découvrant la trame du roman ! Afin de mener le scénario à bien, Borkon en confie l'écriture à Boileau-Narcejac, qui avaient déjà connus les vifs succès de SUEURS FROIDES et de LES DIABOLIQUES. Franju choisit pour le rôle de Christiane, la fille sans visage, Edith Scob, qu'il avait fait tourner dans LA TÊTE CONTRE LES MURS (un drame qui se déroule en hôpital psychiatrique) et qui l'accompagnera dans deux autres longs métrages (THÉRÈSE DESQUEYROUX et JUDEX). Mais aux côtés d'Edith Scob, un autre rôle exprime le déchirement et le tragique de la situation.
Une route. Des arbres bordent cette route et une deux-chevaux file à toute allure, nous entraînant dans son habitacle, dans cette nuit sombre et inquiétante. Dès le départ, Franju place le spectateur au sein de l'action, mais en compagnie de Louise, la secrétaire du Dr Génessier (Pierre Brasseur). Que fait cette femme ? Elle semble avoir un rôle maléfique, mais on n'y peut croire un seul instant tant elle paraît inapte à cette situation. Rôle merveilleux confié à Alida Valli (KILLER NUN, SUSPIRIA…) par Franju, Louise hante le film de sa souffrance, de son désir de vie qui la mène à couvrir le pire. C'est elle le destin le plus tragique de l'histoire, non pas celui de Christiane (Edith Scob — la fille de Génessier) qui flottant sur la situation est un quasi-prétexte, ni le docteur qui devient fou d'amour et de remords pour sa fille. En revanche Louise, immigrée, déracinée, cobaye des expériences de Génessier, lui donne sa vie, car elle la lui doit, lui donne sa dignité, nourrit et flatte sans qu'il lui en soit gré sa soif de pouvoir.
La place de Franju dans le cinéma fantastique est paradoxale : voilà un cinéaste dont les plus grandes réalisations (JUDEX, LES NUITS ROUGES…) relève du genre fantastique, qui donne au cinéma français SON film fantastique avec LES YEUX SANS VISAGE et qui dénigre à qui mieux mieux le genre qu'il nourrit. Ses propos envers le genre fantastique agacent fortement les admirateurs du genre : «On me dit … qu'il y a un merveilleux film d'épouvante à voir, LE MASQUE DU DÉMON.[…] Jamais je ne me suis autant emmerdé.» Franju, Image et Son n°192, cité par J-P. Bouyxou, dans La Science-fiction au Cinéma.
Des prises de positions sans concession, mais à chaque fois justes et bien senties, qui éclairent de façon judicieuse le cinéma de leur auteur. Franju refuse de reconnaître le cinéma d'épouvante comme source de son cinéma ; ce vers quoi il tend c'est un cinéma plus scientifique, sans artifice. Il soutient que le film le plus horrible reste le film d'une trépanation. Besoin d'exposer le réel, donc, mais Franju le recompose, fouille ce réel, le développe à la recherche de ce qui relève de l'insolite. C'est là la notion première du cinéma de Franju, qui, du SANG DES BÊTES jusqu'à LA DERNIÈRE NUIT imbibe son cinéma : l'insolite contamine la vie de tous les jours.
Le film est loin des clichés du genre à l'aune des années 60. Certes Franju cède à quelques références (influence évidente du DR. JEKYLL de Mamoulian dans la séquence du discours du docteur) mais les producteurs espéraient tout de même un long métrage plus classique, peut être plus proche de la veine gothique. Franju s'écarte vraiment des apparats habituels du genre, LES YEUX SANS VISAGE constitue une épure totale du genre fantastique, réduit à sa seule composante d'étrangeté.
Reste la terrible demeure du Dr Génessier, véritable labyrinthe cauchemardesque, dont les victimes ne peuvent pas s'échapper (l'une se trouve contrainte de se jeter par la fenêtre). Dans ce lieu paradoxal (encore), oscillant entre la tranquillité du pavillon de campagne et le manoir inquiétant, c'est la question de la beauté et de l'apparence physique qui se pose : que montre-t-on à l'extérieur, qu'est-on réellement ? Tous les personnages semblent une illustration de ce problème ; la pauvre Louise, aide soignante (ou secrétaire, les badauds du cimetière ne savent plus), prédatrice de jeunes filles, fossoyeuse… elle multiplie les identités pour coller aux désirs de Génessier. Génessier, tantôt bon docteur, tantôt implacable meurtrier ; Christiane enfin, qui oscille entre la candeur de son jeune âge et la perversité : juste avant l'opération qui doit lui rendre son visage, elle se rend auprès de la victime des expériences de son père, et lui caresse le visage, geste qui équivaut à son acceptation de la situation.
Son visage est lui-même l'expression la plus concrète de cette question ? Quel est son visage ? Le masque, représentant éternellement ses traits, de manière épurée, ou ce visage dont elle a hérité suite à l'opération et qui se fane à vue d'œil ? Quand elle montre sa véritable identité, elle effraie la pauvre victime. Le visage tragique de Christiane, masqué, hantera le cinéma fantastique français.
C'est l'exploitation américaine qui mettra l'accent sur l'importance du lieu dans le film à travers le titre donné à une version tronquée : THE HORROR CHAMBER OF DR FAUSTUS. Aux Etats-Unis en effet, le film souffrit de nombreuses coupes de plusieurs ordres : d'une part il s'agissait d'en atténuer la violence frontale de la scène d'opération, mais d'autre part il fallait absolument pour la distribution sur ce marché gommer tous les aspects généreux, doux, et bons du caractère du Dr Génessier afin d'en faire un abominable Dr Faustus, et d'émasculer la subversivité du métrage de Franju. Le film sortira, dans une version de 83 minutes, aux Etats-Unis en double programme, couplé à THE MANSTER.
Encore un disque remarquable de la part de l'éditeur américain Criterion : d'une part le film de Franju est présenté dans une copie irréprochable, remasterisée, présentée dans un format 16/9ème (l'image est au format cinéma respecté, à savoir 1.66:1). Le son n'est présent que dans une piste mono française de très bonne tenue. Il ne reste que très peu de défauts de pellicule qui ne sont presque pas sensibles lors du visionnage.
D'autre part, le film est agrémenté d'un bonus valant à lui seul l'achat du DVD. On trouve en effet en «complément de programme» le premier film de Georges Franju, le court métrage mythique LE SANG DES BÊTES. Et c'est là que Criterion fait la différence avec bon nombre de ses concurrents : non seulement le soin apporté au long métrage est proche de la perfection, mais en plus le même soin est apporté à la présentation des suppléments. LE SANG DES BÊTES bénéficie donc d'un transfert de haute tenue, tant au niveau du son que de l'image. Il est au format original (1.33:1), et proposé en deux pistes sonores mono (en V.O. française et en version anglaise). Quelques mots de ce classique du court métrage, de ce classique aussi du film documentaire. Franju, durant ses premières années de réalisation, s'est accommodé avec délectation du film de commande : son grand plaisir semble-t-il était de magnifier le sujet imposé, d'en faire ressortir les grandes aspirations dramatiques, et d'en déborder le cadre le plus finement possible. Ainsi, avec LE SANG DES BÊTES, Franju filme, dans la clandestinité, les abattoirs parisiens dans leur plus crue vérité, et expose cette violence aux yeux effarouchés des spectateurs ; mais de cette vérité naît une intemporalité, une immuabilité quasi tragique évoquant la misérable condition humaine. Véritable massacre organisé de bêtes de toutes races (des moutons aux chevaux), le court métrage de Franju n'épargne pas à son public la chair meurtrie, le sang fumant, et la mort donnée le plus simplement du monde. Mais «il n'y a aucun acharnement esthétique dans LE SANG DES BÊTES. Si l'image du cheval tué est terrifiante, c'est parce qu'elle est ainsi dans la réalité» (F. Chevassu dans La Revue du Cinéma, n° 434).
C'est dans les à-côtés du sujet que le film gagne en originalité, et que la plupart des thèmes et des aspirations de l'œuvre du cinéaste trouvent naissance : l'anticléricalisme, effleuré par l'apparition ironique des nonnes, l'insolite de la situation, une approche parfois surréaliste. Les deux films sont accompagnés chacun de leurs suppléments. LE SANG DES BÊTES est commenté par Franju dans un extrait de l'émission "Cinéma de notre temps".
LES YEUX SANS VISAGE se voit complété d'une galerie très riche, contenant des photos de plateau, des images de scènes supprimées ainsi que des photos d'un autre masque, inutilisé lui aussi : des ouvertures intéressantes sur la genèse du film. Deux documents vidéo, peut-être plus décevants, sont adjoints ; l'un dans lequel Franju répète encore son aversion pour l'horreur fantaisiste, et l'autre sur Boileau-Narcejac, les deux scénaristes superstars du roman policier. Des deux bandes annonces, on pourra préférer l'américaine qui permet d'appréhender la vision décalée du film qu'ont pu avoir les spectateurs américains.
Le livret, comme de coutume chez criterion est également très intéressant : il comporte deux courts textes sur LES YEUX SANS VISAGE écrits par Patrick Mc Grath (l'auteur du roman Spider adapté par Cronenberg) et de David Kalat (critique de cinéma).
Malgré les années, LES YEUX SANS VISAGE conserve toute sa force évocatrice et toute sa poésie. Le «seul film d'épouvante français réussi» selon Jean-Pierre Bouyxou, méritait l'édition que Criterion lui a réservé : une copie quasi-parfaite, une masse de suppléments aussi pertinents qu'essentiels, voilà qui comble les espoirs qu'on pouvait mettre dans ce disque.