En 1972, Lisa, une jeune touriste allemande, visite la ville médiévale de Tolède. À la nuit tombée, elle s'y perd et demande à un couple en voiture de la raccompagner. Une panne les force à se réfugier dans une grande maison habitée par une femme aveugle et son fils Max.
Dans LISA ET LE DIABLE de Mario Bava, le rôle de Lisa est tenu par l'allemande Elke Sommer, déjà vedette de BARON VAMPIRE. Le Diable est joué par Telly Savalas, acteur américain alors spécialisé dans les seconds rôles marquants et très présent en Europe au cours des années soixante-dix. Juste après LISA ET LE DIABLE, il commence à tourner dans la série télévisée «KOJAK» qui le rend vraiment célèbre.
Notons aussi la présence de la comédienne d'origine yougoslave Sylva Koscina (vedette féminine des TRAVAUX D'HERCULE et HERCULE ET LA REINE DE LYDIE signés Pietro Francisci) et d'Alida Valli, star du cinéma italien dans les années cinquante et soixante qui, à ce point de sa carrière, œuvre surtout dans des films d'auteurs européens comme ceux de Pasolini et de Bertolucci. Elle apparaît aussi parfois dans des titres populaires comme le Giallo L'ŒIL DU LABYRINTHE.
En 1972, BARON VAMPIRE connaît un beau succès aux USA. Son producteur Alfredo Leone donne alors à Mario Bava une liberté complète pour réaliser le film qu'il souhaite, sans contrainte commerciale ou scénaristique. Ravi, ce dernier écrit ce scénario avec Leone et tourne en Espagne LISA ET LE DIABLE. Mais lors de sa présentation au marché du film de Cannes, cette œuvre laisse les distributeurs perplexes. Le film se vend très mal à l'étranger et ne sort que dans très peu de pays. Le projet ayant perdu trop d'argent, Leone demande à Bava de tourner des scènes supplémentaires et de modifier le montage. Il accepte et réalise des séquences d'exorcisme très inspirées par le triomphe tout frais de L'EXORCISTE. Cette nouvelle version sort sous le titre LA MAISON DE L'EXORCISME et rencontre un succès international.
LA MAISON DE L'EXORCISME raconte la possession de la jeune Lisa qui, entre divers jurons blasphématoires et crachats de bile verdâtre, narre l'aventure lui étant arrivée à Tolède (constituée d'extraits de LISA ET LE DIABLE). Le tout est incohérent, monté en dépit du bon sens et pratiquement incompréhensible. Le film LISA ET LE DIABLE est beaucoup plus satisfaisant. Revenons donc à ce métrage original...
Le motif le plus récurrent de LISA ET LE DIABLE est celui du labyrinthe. Les décors sont des dédales dans lesquels se perdent les personnages. Les rues médiévales compliquées et désertes de Tolède forment un traquenard étrange. La demeure de la comtesse, palais superbe dont les éclairages merveilleux rappellent les meilleurs moments de SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN, est aussi un labyrinthe d'une rare complexité, rempli de fausses portes, de recoins, d'interminables enfilades, de trompe-l’œil et de zones en ruines évoquant des décors de théâtre à l'abandon. Le jardin, avec ses buissons, ses statues et ses bassins, constitue un réseau compliqué et trompeur. Ces lieux sont truffés de passages secrets. Ainsi, le Diable ouvre dans Tolède une ruelle mystérieuse à travers le temps et l'espace pour piéger Lisa. La demeure de la comtesse recèle des pièces cachées, dont celle dans laquelle Max dissimule sa fiancée.
Le labyrinthe n'est pas que topographique. Dans sa construction temporelle aussi, LISA ET LE DIABLE se montre complexe et audacieux. Les seules montres et pendules que nous verrons sont dénuées d'aiguilles, indiquant l'abolition de la dimension temporelle. Le Diable entraîne malgré elle Lisa dans un temps passé (apparemment les années 1920), la présence de la touriste égarée y déclenchant un drame sanglant. Lisa ressemble en effet trait pour trait à une jeune fille morte des années auparavant, dans une affaire familiale obscure.
L'agencement des décors joue aussi sur l'ambiguïté temporelle. À Tolède, il suffit de faire quelques enjambées pour passer d'une porte à arc "en fer à cheval", évoquant le temps de l'occupation arabe, à une cathédrale gothique chrétienne. De même les décors de la maison de la comtesse mélangent les styles les plus variés. Nous y passons du baroque à l'Art Nouveau du début du vingtième siècle. Des motifs évoquent aussi bien les peintures antiques romaines que la Renaissance. Le raccourci le plus saisissant est la manière dont Bava transforme, à la fin du film, une tour de la cathédrale de Tolède en un avion prêt à décoller.
Plan qui d'ailleurs nous rappelle la fin du MALPERTUIS : HISTOIRE D'UNE MAISON MAUDITE de Harry Kumel, laquelle voit surgir inopinément un Concorde dans un récit se déroulant plusieurs décennies avant la création de cet avion. Cette vision annonce en effet une rupture temporelle soudaine. Cet autre classique du fantastique européen sorti deux ans avant LISA ET LE DIABLE, entretient d'ailleurs bien des points communs avec le film de Bava (ville d'apparence médiévale, cité et vaste demeure labyrinthiques peuplées d'étranges personnages, thème du double...).
Par sa structure en labyrinthe, LISA ET LE DIABLE évoque aussi L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD de 1961, classique révolutionnaire du cinéma fantastique français, signé Alain Resnais, dans lequel des personnages se perdent dans les dédales d'un palais baroque et de leurs souvenirs.
Ce goût de la construction complexe et troublante ne se trouve pas seulement dans la construction des espaces géographiques et temporels de LISA ET LE DIABLE. Les personnages eux-mêmes sont les éléments d'un réseau de silhouettes trompeuses et ambigües, propre à désorienter le spectateur. Ainsi, les protagonistes de ce drame apparaissent en double en de nombreuses circonstances. Nous les trouvons dès le début du film sur la fresque représentant le Diable. Nous les retrouvons tournant sur un petit carrousel manipulé par Leandro.
L'omniprésence de statues aux allures figées, de cadavres cireux et de mannequins à l'effigie des personnages sont autant de signes dupant aussi bien Lisa que le spectateur. Leurs figures inquiétantes évoquent des œuvres surréalistes angoissantes, notamment les photographies de vitrines prises à Paris par Eugène Atget au début du vingtième siècle. Tout cela est encore compliqué par les allers et venues incessants entre les personnages, leurs ombres et leurs reflets (dans des miroirs ou dans des bassins). Ainsi que par des déguisements trompeurs : certains mannequins ressemblent à des humains (le mari de la comtesse). Alors que certains humains se déguisent en mannequin (Max).
Le cas le plus complexe est celui de Lisa elle-même. Le Diable la projette dans une époque où Elena, son parfait sosie, a été assassinée quelques temps auparavant, à la suite d'un drame familial et sentimental. La présence involontaire de Lisa dans ce temps et ce lieu entraîne une confusion terrible sur son identité. La comtesse, son mari et son fils la considèrent comme une projection d'Elena revenue d'entre les morts. Ce qui pousse cette famille encore plus loin dans la folie et la mort, notamment au cours d'une séquence de nécrophilie particulièrement malsaine. Nous pourrions croire à une simple confusion visuelle. Pourtant, l'épilogue du film révèle que le lien entre Lisa, la jeune fille des années soixante-dix, et Elena, la morte du début du siècle, est plus fort. Lorsque le Diable décrète la mort de Lisa, c'est Elena qui tombe, brisée, sur le sol.
Malgré sa complexité étrange, la nature tragique de LISA ET LE DIABLE est évidente, notamment à travers l'histoire de Max. C'est en souhaitant conquérir sa liberté (échapper à sa famille oppressante) et son bonheur (réaliser son amour avec Elena) qu'il déclenche un massacre sanglant et irréversible. En croyant être le maître de sa destinée, il n'a été que l'instrument du Diable qui, sous les airs de larbin buté du domestique Leandro, tire en fait toutes les ficelles (n'est-ce pas lui qui provoque l'arrivée de Lisa dans la demeure ?). Le portrait de Max dessine une vision pessimiste de la condition humaine : à travers toutes leurs ambitions vaines et leurs efforts dérisoires, les hommes ne font qu'accélérer leur chute vers la mort inévitable.
Quant à la destinée de Lisa, ballottée à travers le temps et l'espace selon les volontés du Diable, la personnalité lentement dévorée par celle de la morte Elena, elle n'est pas sans rappeler les funestes aventures de Katia, dans LE MASQUE DU DÉMON, jeune fille hantée par le spectre d'une de ses ancêtres malfaisantes.
Avec LISA ET LE DIABLE, Mario Bava renoue à nouveau et avec succès avec des thèmes classiques du fantastique, que ce soit celui du double ou l'emploi des silhouettes inquiétantes des mannequins (qu'on peut rapprocher des automates qui peuplaient déjà les écrits d'Hoffmann et de Poe). Malgré quelques défauts mineurs (musique excessivement sirupeuse), il s'agit d'une des plus belles réussites de son réalisateur, et de son titre artistiquement le plus ambitieux. Sa narration anticonformiste et sa beauté plastique influenceront sans aucun doute d'autres grands noms du fantastique italien, avec INFERNO de Dario Argento ou L'AU-DELÀ de Lucio Fulci, deux titres qui comme LISA ET LE DIABLE ouvrent toutes grandes les portes de l'imagination et du fantastique.