Presque 50 ans après sa sortie initiale, MERE JEANNE DES ANGES garde un pouvoir de fascination encore intact. Déjà révélé au public français avec TRAIN DE NUIT en 1959, Jerzy Kawalerowicz eut une certaine reconnaissance internationale avec son Peplum PHARAON en 1966, allant jusqu'à être nominé aux Oscars. Il vient de s'éteindre le 27 décembre 2007, six ans après avoir tourné sa dernière œuvre, une adaptation de QUO VADIS en 2001.
Inspiré par l'affaire des possédées de Loudun, Jerzy Kawalerowicz centre son récit en pleine campagne polonaise au XVIIIème siècle. Le Père Suryn (Miecislaw Voit) est missionné par l'Eglise Catholique dans un carmel où ont été repérés des cas de possession diabolique. Notamment la mère supérieure, Mère Jeanne des Anges (Lucyna Winnicka), semble présenter le cas le plus alarmant avec huit démons s‘étant emparés d'elle. Sa première tentative d'exorcisme se solde par une hystérie collective. Il décide d'isoler la mère supérieure, tout en comprenant qu'elle s'est éprise de lui.
Le film va obtenir le Prix Spécial du Jury à cannes en 1961, coiffé au poteau d'une cornette pour la Palme d'Or par un autre film ayant pour sujet une autre nonne, VIRIDIANA. Une reconnaissance non entravée par des attaques du Vatican jugeant le film scandaleux au moment de sa sortie. Le père Suryn, désespéré, rend visite à un rabbin pour connaître l'origine des démons. Lors de ces scènes, le Rabbin et le Père Suryn sont joués tous les deux par Miecislaw Voit. Le rabbin en arrive d'ailleurs à la conclusion qu'ils la même personne ce qui lui permet d'affirmer qu'ils ne savent rien ni l'un, ni l'autre. Dur coup pour toutes les religions qui n'offriraient en définitive aucune réponse. De même, le Vatican n'apprécia pas plus la séduction du prêtre par Mère Jeanne ainsi que son sacrifice allant jusqu'à accueillir le(s) démon(s) en lui avant de commettre l'irréparable. Mais bien au-delà la question de la foi, c'est avant tout la liberté de l'homme et de ses choix ainsi que son conditionnement qui sont abordés ici. L'habit ne fait pas le moine, et nous assistons également à une critique à peine voilée du communisme. Jerzy Kawalerowicz ouvre ainsi un second niveau de lecture du film, et offre au spectateur l'intime possibilité de comprendre les implications des actes de chaque protagoniste : de leur impact sociétal, de la structure des relations, du pouvoir de la hiérarchie humaine, de la notion de liberté. Que l'homme, en fait, est prisonnier des propres limites qu'il s'est lui-même fixé.
Pour adopter ce point de vue, la mise en scène évoque ici l'artifice et l'artificialité de l'expressionisme allemand qu'il s'agisse des images du père Suryn face au rabbin vers qui il vient rechercher une part d'explication sur les démons ou son isolement final face à lui-même dans les ténèbres. Ou bien à travers un éclairage faible, centré sur les visages, la noirceur de la description de la pièce, les regards pénétrants, des décors aux traits définis, obliques, rigoureux. Sans oublier, encore, cette scène effrayante des chevaux témoins du massacre de deux innocents, avec la lumière dirigée vers leurs yeux révulsés. Ceci agencé avec certaines références picturales de la peinture religieuse du XVIIIème siècle, MERE JEANNE DES ANGES prend un essor peu commun. Il devient en ce sens un des meilleurs exemples de cinéma s'inscrivant dans la tradition européenne d'innovation et d'ambiguïté, en gommant la ligne de séparation entre film d'art et film populaire. Ceci en maintenant leur distinction culturelle et leur importance, ce qui permet d'apprécier pleinement les différents niveaux de lecture que le film peut offrir.
Ensuite, la représentation des exorcismes livre un visuel tout au aussi remarquable. L'austérité apparente des couloirs, des allées, de la cour ou de la chapelle contrebalancent l'hystérie des nonnes qui y habitent. On notera une scène particulièrement dure d'exorcisme avec Mère Jeanne ligotée sur un ban hurlant son refus de céder aux injonctions du prêtre. Lucyna Winnicka insuffle à son personnage une force et une violence peu communes. La direction d'acteurs opère également un travail en force grâce à beaucoup de jeu de regards, de légers sourires complices et/ou inspirant la crainte. L'humain a été replacé au centre des préoccupations du réalisateur, comme libéré des contraintes de décors qui sont devenus accessoires, encore plus nus pour mettre en avant l'explosion humaine et démoniaque dont ils sont témoins. La solitude de l'humain se trouve renforcée par quelques plans larges de l'abbé au cœur de la campagne polonaise désertée où se trouve le cloître. Les plans sont lumineux (trop, presque, due à une surexposition et aussi une mauvaise qualité de la copie présentée), la robe de bure noire tranchant avec le reste. Le paysage est quasi vide, au milieu de nulle part, aux confins de tout. Ce qui renforce son côté de fable universelle, se déroulant en Pologne mais aussi bien dans tout autre pays. La qualité de la composition des plans, en extérieur ou dans les scènes de l'auberge et du cloître, n'a d'égale que le soin apporté à la lumière et le jeu extrêmement précis de l'ensemble des acteurs afin de provoquer un impact émotionnel censé brisé les conventions que le film dénonce.
L'autre pan du film, bien contre sa propre volonté, c'est d'être ni plus ni moins que le premier film de ce qui allait devenir par la suite la «Nunsploitation». Pas d'exploitation ici, mais un schéma narratif qui sera repris par beaucoup dans les années 70. Tout d'abord dans l'excès et la fureur de Ken Russell avec LES DIABLES, inspiré de la même histoire. En ce sens, Russell pris le contrepied total de Kawalerowicz. Le cinéma d'exploitation italo-allemands ne tardera pas alors à s'emparer largement de ces nonnes possédées ou simplement lubriques. Il est également aisé de voir qu'un film comme L'EXORCISTE ne trouve pas ses racines uniquement chez William Peter Blatty.
Au final, qu'il s'agisse de l'expression du refus de l'autorité, de la moquerie pure et simple (les nonnes tournoient sur elles-mêmes en pleine cérémonie d'exorcisme ! ), il est difficile de catégoriser MERE JEANNE DES ANGES, tant il se trouve à la croisée de bien des genres. Cet opus de Jerzy Kawalerowicz adopte ainsi un fantastique ancré dans le réel, admis comme tel. Un fantastique qui s'immisce insidieusement et provoque une atmosphère étrange, à la limite du malaise et de la curiosité. En tous cas une œuvre inquiétante, sombre, radicale, indispensable...
La copie présentée au format 1.33 semble donner le meilleur qu'il puisse être donné de voir vu la matériau d'origine. Seule la version originale polonaise sous-titrée en français est disponible sur cette édition DVD. Pas de sélection de sous-titre dans le menu et il est impossible de les supprimer durant le film depuis la télécommande de votre lecteur. Certains dialogues n'ont pas été traduits ce qui fait qu'à plusieurs reprises, le spectateur peu familier avec le polonais se trouve perdu. C'est le cas de petits mots comme la scène finale avec les deux garçons dans l'étable se disant «Dobranoc» («Bonne nuit»), à la 48ème minute où le chambellan entre dans l'auberge mais aussi lors d'échanges entre les personnages principaux. Le télécinéma n'est lui aussi pas exempt de scories. A la 60ème minute, on peut noter des plans manquants lors d'une procession des nonnes et des griffures noires se repèrent ça et là, notamment vers la fin du métrage.
Cela vaut toutefois mieux d'éviter le DVD anglais de chez Second Run sortie en 2005. Dotée de sous-titres anglais, cette édition propose le film avec une durée de 101 minutes. Il existe également une édition américaine sortie en 2006 par Polart, de la bonne durée mais dont les sous-titres approximatifs laissent à désirer. Enfin, la jaquette du film édité par Malavida en France annonce une durée de 110 minutes mais le métrage dure exactement 103 minutes et 34 secondes.