Edward L. Cahn débute comme monteur chez Universal (par exemple sur L'HOMME QUI RIT de Paul Leni), avant de devenir un réalisateur de séries B, oeuvrant dans un peu tous les genres et pour un peu tous les studios. Au cours des années 1950, sa productivité accélère jusqu'à la frénésie. Or, cette décennie est marquée par l'explosion de la science-fiction américaine, et Cahn se lance de bon cœur dans le fantastique, à partir de CREATURE WITH THE ATOM BRAIN en 1955, jusqu'à sa mort en 1963. Sorti en 1956, THE SHE-CREATURE, sa seconde oeuvre de ce style, est, comme LA FEMME APACHE et DAY THE WORLD ENDED de Roger Corman, une production Golden States distribuée par American International Pictures (fondée en 1954). Il n'est donc pas étonnant de retrouver Samuel Z. Arkoff, co-dirigeant d'AIP, crédité au générique en tant que "executive producer", tandis que d'autres personnes ayant travaillé sur DAY THE WORLD ENDED coopèrent à nouveau, comme le producteur Alex Gordon, le scénariste Lou Rusoff ou le concepteur de monstres Paul Blaisdell. Devant les caméras, on retrouve quelques têtes connues, comme Tom Conway (LA FÉLINE, VAUDOU et LA SEPTIÈME VICTIME pour le producteur Val Lewton), Cathy Downs (LE FANTASTIQUE HOMME-COLOSSE), Lance Fuller (LES SURVIVANTS DE L'INFINI), Chester Morris (THE BAT WHISPERS...)...
L'hypnotiseur Carlo Lombardi propose un étrange spectacle dans la fête foraine où il officie. En prenant sa partenaire Andrea sous son emprise magnétique, il parvient à la faire voyager, dans un état de transe, à travers ses vies antérieures. Le professeur Erickson considère cette attraction comme une charlatanerie. Mais Timothy Chappel, un businessman avisé, décide de s'associer avec Lombardi et de faire un maximum de publicité autour de ses pouvoirs. Le magicien devient rapidement une célébrité richissime. Toutefois, il ne parvient pas à séduire Andrea, dont il est épris, et qui lui préfère Erickson. Pendant ce temps-là, des crimes sont commis sur la côte californienne, que la police peine à élucider...
Le fin mot de l'histoire (révélé fort tôt dans le film) consiste en ce que Lombardi parvient à projeter Andrea si loin dans ses incarnations passées qu'elle devient un esprit antédiluvien, s'incarnant dans un corps préhistorique vaguement humanoïde. Ce monstre surgit alors des eaux et commet, sous les ordres du magicien, des meurtres insensés et brutaux... Sur le papier, cela peut sembler un peu confus. Cela l'est tout autant à l'écran ! Toujours est-il que THE SHE-CREATURE se place à la croisée de plusieurs courants. D'abord, l'inquiétant prestidigitateur-magnétiseur Lombardi semble une réminiscence du cinéma fantastique de l'entre deux-guerres, qu'il soit allemand (LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI) ou américain (CHANDU LE MAGICIEN). Sa confrontation avec des savants en blouse blanche, oeuvrant dans des laboratoires modernes et bien rangés, permet de déplacer sensiblement le récit vers le domaine de la science-fiction. Le personnage d'Erickson est ainsi un scientifique très rationnel et pragmatique, mais il est spécialisé dans l'étude de l'hypnose, un domaine largement ouvert sur l'inexpliqué et l'insolite.
En spéculant sur le thème de la réincarnation et en envisageant que nous conservons tous en nous des traces des formes de vie préhistoriques, traces auxquelles il est possible de revenir en plongeant dans des états de transe, THE SHE-CREATURE propose des idées audacieuses et originales, proches d'AU-DELÀ DU RÉEL que Ken Russell dirigera en 1980. Par ailleurs, l'humanoïde marin et préhistorique, surgissant des eaux et commettant des meurtres, semble, plus prosaïquement, s'inspirer de l'homme-poisson de l'Amazonie, apparu avec succès chez Universal deux ans auparavant dans L'ÉTRANGE CREATURE DU LAC NOIR...
Riches de bonnes intentions et d'idées singulières, THE SHE-CREATURE souffre aussi de faiblesses. Le plus pénible reste, sans doute, son rythme extrêmement lent, la narration ayant abondamment recours aux bavardages pour assurer sa confuse progression. La multiplication de passages anecdotiques, dont tout le monde semble se ficher (la relation entre Erickson et la fille de Chappel), n'arrange rien. Enfin, l'aspect caoutchouteux et haut en couleurs du monstre préhistorique casse un peu l'ambiance, particulièrement au cours du dénouement.
Malgré d'indéniables problèmes de rythme, THE SHE-CREATURE peut se prévaloir d'une interprétation solide, particulièrement de la part de Chester Morris, imposant un magnétiseur inquiétant, malheureux en amour, dont la silhouette semble être celle d'un Mandrake vieilli, dépressif et amer. S'appuyant sur une réalisation et une photographie travaillées, certains passages atteignent une poésie fantastique des plus étranges, comme les errances sur la plage, qui peuvent rappeler l'atmosphère des toiles de Magritte, ou bien les séances d'hypnose, d'une intensité menaçante.
Inégal, mais intéressant, THE SHE-CREATURE est, depuis, considéré comme un des films les plus notables de Cahn. Toutefois, comme tous les autres films fantastiques qu'il réalisera, ce titre ne sortira pas en France...
THE SHE-CREATURE a connu une petite descendance. En effet, un remake officieux est tourné pour la télévision américaine par Larry Buchanan : CREATURE OF DESTRUCTION, de 1967. Plus récemment, SHE CREATURE (titre vidéo en France), un autre téléfilm, est présenté comme un hommage à l'œuvre de Cahn, mais il faut se résigner à constater que son propos n'a guère de rapport avec la version de 1956.
THE SHE-CREATURE n'est disponible, pour le moment, que dans une édition DVD zone 2 britannique, appartenant à la collection "The Arkoff library film". L'image est proposée dans un format 4/3 plein écran. Cette collection ayant recadré à ce format tous les titres qui n'étaient pas du 1.37 d'origine, il n'est pas impossible qu'il s'agisse d'un pan et scan fait sur un format panoramique 1.85. Mais il m'est difficile d'être catégorique à ce sujet... Au simple point de vue technique, les scènes sombres trahissent des ennuis de compression et la définition est assez faible. Néanmoins, le noir et blanc est rendu avec une certaine subtilité et le film reste très regardable, les défauts d'état (rayures...) restant marginaux.
La bande-son n'est pas non plus de première fraîcheur : bourdonnement, souffle, dialogues mixés trop bas par rapport aux scènes violentes, tonalités criardes... On ne peut pas parler d'une superbe restauration, mais les dialogues restent compréhensibles. Notons que ce DVD propose des sous-titrages néerlandais et allemand.
En guise de bonus, on trouve les mêmes suppléments que ceux fournis sur les autres DVD de la collection : à savoir, neuf bandes-annonces des productions de Samuel Z. Arkoff ; et une interview audio de cinquante minutes au cours de laquelle ce producteur revenait sur sa carrière, en 1991. Rappelons que cet entretien est proposé, à l'identique, sur tous les DVD de cette série. Enfin, le boîtier inclut neuf reproductions d'affiches de films, au format carte postale.
Conçu à partir d'un master perfectible, ce DVD anglais reste la seule possibilité, pour le moment de découvrir cette série B américaine des années 1950.