Une famille autrichienne rejoint sa maison de campagne, près d'un lac.
Les bagages sont à peine défaits qu'ils reçoivent la visite de deux
jeunes hommes, bien élevés et propres sur eux, qui disent être les invités
de leurs voisins et souhaitent leur emprunter des ufs. Mais ces garçons,
tout de blanc vêtus, ont un comportement tout d'abord étrange, puis
inconvenant, avant de devenir tout simplement inquiétant...
Le film commence par une vue d'hélicoptère. La caméra suit le véhicule dans lequel se trouvent Georg, Martha, leur fils et leur chien. Pour passer le temps, les parents jouent à reconnaître des morceaux de musique de grands compositeurs. Ce plan, associé à la musique classique, fait spontanément penser à l'ouverture de SHINING. Mais dès que le titre apparaît, en grosses lettres rouges, sur tout l'écran, c'est un morceau de hard rock violent qui prend le relais, sans transition aucune. Le spectateur est prévenu : il n'est pas en territoire connu.
Car Michael Haneke n'est pas un cinéaste comme les autres. Ses films génèrent d'ailleurs souvent des réactions très contradictoires : fascination chez les uns, dénigrement chez les autres. Et FUNNY GAMES est bien entendu une de ces uvres qui ne laissent pas indifférent. Avant de réaliser ce film, Haneke s'est, par trois fois, inspiré de faits divers : LE SEPTIEME CONTINENT (où une famille autrichienne choisit de ne plus faire partie du monde), BENNY'S VIDEO (où un jeune garçon, fasciné par l'image et la mort, passe aux actes) et 71 FRAGMENTS D'UNE CHRONOLOGIE DU HASARD (où le hasard conduit un étudiant à commettre l'irréparable). Cette trilogie, basée sur des faits réels, révélait froidement une forme d'horreur ordinaire. FUNNY GAMES est dans la même veine, mais n'est pas basé sur des faits réels (même si, depuis sa sortie, certains témoignages sont venus confirmer qu'une telle histoire n'était pas forcément de la fiction...). Car en réalité, FUNNY GAMES est une expérience.
Nos deux visiteurs sont d'ailleurs presque habillés comme des laborantins. Ils ne portent pas de blouses, certes, mais leurs tenues, identiques et blanches, y font clairement référence, tout comme ces fameux gants blancs qu'ils ne quitteront jamais. La froideur et l'austérité de la mise en scène renforce d'ailleurs l'aspect clinique de cette expérience qui s'avère aussi ludique pour eux que cruelle et horrible pour leurs hôtes. Le film ne se contente pas d'observer la petite expérimentation que sont en train de mener ces deux jeunes hommes, le film EST une expérience, à laquelle participe le spectateur.
En effet, par l'intermédiaire de son héros, Paul, incontestable meneur (interprété par Arno Frisch, qui était déjà Benny dans BENNY'S VIDEO), Haneke interpelle directement le spectateur. Subtilement, Paul ne s'adresse pas tout de suite ouvertement à la caméra : il commence tout simplement en faisant un clin d'il à l'objectif (pendant que Martha tente de retrouver le cadavre du chien et qu'il s'amuse à lui donner de fausses indications). Ce petit clin d'il, qui sous-entend une certaine forme de complicité, a pour but de responsabiliser le spectateur par rapport à ce qu'il regarde, en l'impliquant dans l'expérience. Car FUNNY GAMES ne parle pas vraiment de la violence, mais de la vulgarisation de la violence par les médias et de son impact sur le public. D'ailleurs, Haneke ne cherche pas à expliquer la violence. Et lorsque Georg demande "pourquoi?" à ses tortionnaires, Paul raconte que Peter, qui se met à pleurer, a connu une enfance particulièrement difficile... Mais immédiatement, il avoue avoir menti et Peter sourit. Non, la raison de leurs actes n'a rien à voir avec leur classe sociale (qui est sans doute d'ailleurs la même que celle de leurs victimes).
Tout au long du récit, Haneke tente de prendre le spectateur à contre-pied. Son film, dont la trame n'est pas sans rappeler ORANGE MECANIQUE ou LES NERFS A VIF, se démarque continuellement des standards du thriller psychologique. Car son objectif n'est pas de divertir le spectateur en lui fournissant les frissons qu'il espère, ni de lui montrer la violence comme on a l'habitude de la voir au cinéma ou à la télévision. D'ailleurs, Haneke ne montre pas la violence (à une exception près, parfaitement justifiée). Les scènes de meurtres sont basées sur le "hors-champ", technique déjà employée par le réalisateur dans BENNY'S VIDEO, notamment. Seule la bande son nous indique qu'il se passe quelque chose de terrible et c'est l'imagination du spectateur qui se charge de créer la terreur, et non les images. Car Haneke cherche à s'éloigner de la représentation usuelle de la violence, qu'il trouve néfaste et malsaine. Sa façon de filmer, que ce soit via les hors-champs ou à travers ces longs plans séquences très statiques, va à l'encontre de l'esthétisation de la violence que l'on rencontre dans la majorité des films d'action d'aujourd'hui. Cette froideur dans la mise en scène conduit à des réactions plus logiques vis à vis des scènes de meurtres, telles que la terreur, le dégoût, l'incompréhension, alors que l'imagerie actuelle génère plus souvent jubilation et satisfaction, voire approbation ou soulagement !
Et l'absence de mobile, chez nos deux visiteurs, montre justement du doigt ces films qui légitiment le meurtre sous prétexte de vengeance (la famille du héros est décîmée au début, il a donc le droit de tuer jusqu'à la fin du film...). Mais Haneke va plus loin : il implique directement le spectateur en l'incitant à espérer une réaction de la part des victimes et, si possible, une réaction d'une violence comparable à celle de leurs tortionnaires. A ce stade de la critique, il est conseillé à ceux qui n'ont pas vu le film (et qui souhaitent le voir) de ne pas lire les trois paragraphes suivants.
En effet, lorsque l'enfant s'échappe, le spectateur se surprend à espérer que cette évasion soit couronnée de succès. Mais il ne peut qu'atteindre la maison des voisins, où les deux jeunes hommes ont déjà fait un carnage. En essayant de se cacher, il découvre un fusil de chasse et, lorsqu'il le pointe sur Paul, qui vient de le retrouver, on ose y croire : il va tirer, au moins le blesser... Mais l'arme n'est pas chargée et Paul ramène l'enfant, le fusil et des cartouches, à la maison. Dans la foulée, on a droit à une douche froide : pendant que Paul cherche quelque chose à grignoter dans la cuisine, Peter abat l'enfant.
Sans pitié, Michael Haneke a d'abord froidement éliminé le chien, et maintenant l'enfant, deux catégories généralement épargnées dans les thrillers usuels. Apparemment paniqués, les deux visiteurs s'enfuient, abandonnant le père, blessé et la mère, ligotée, dans le salon, où gît le cadavre de leur fils. Mais, après avoir joué quelques longues minutes avec nos nerfs, Haneke fait revenir les tortionnaires : tout ça faisait partie du jeu. Maintenant, plus d'ambiguïté : ils sont revenus pour finir ce qu'ils ont commencé. Paul, un sourire cruel aux lèvres, parle ouvertement à ses otages de leur triste sort. Il instaure un nouveau jeu afin de déterminer lequel des deux va les quitter le premier. C'est ainsi que commence la scène la plus originale et la plus ambitieuse du film...
Trop occupé à s'écouter parler et victime d'une certaine euphorie, Paul ne réagit pas lorsque Martha s'empare du fusil et tire... Et pour une fois, Haneke ne nous cache rien : Peter est atteint en plein ventre et est projeté contre le mur. Paul se ressaisit, frappe Martha et récupère le fusil. Mais après deux secondes de répit, à peine, il se met à chercher frénétiquement la télécommande du magnétoscope ! Et là, le doute s'immisce chez le spectateur : que va-t-il se passer ? Paul est-il complètement fou ou peut-il effectivement remonter dans le temps avec sa télécommande ? La réponse ne tarde pas : Paul trouve la télécommande, appuie sur "Rewind" et la scène redéfile en accéléré et à l'envers. Puis il remet sur "Play", intercepte le fusil avant que Martha ne s'en empare et abat froidement Georg. Cette scène déroute, bien entendu, au premier abord. Mais après réflexion, elle permet au spectateur d'enfin comprendre le propos de Michael Haneke. Car lorsque Martha abat Peter, il offre au public ce qu'il attendait : une réparation en forme de vengeance, un crime légitime ! Puis la télécommande annule tout. Le spectateur est frustré, mais il comprend : ce meurtre, malgré toutes les atrocités subies auparavant, n'est pas légitime. Et la fin du film n'apporte aucun réconfort : Paul et Peter en ont terminé avec leur sordide expérience, mais il vont la reproduire dans la maison suivante...
Le DVD est quelque
peu décevant. Certes, il ne faut pas faire la fine bouche et essayer
de se réjouir de voir ce titre au catalogue zone 2, mais cela n'excuse
pas tout. Tout d'abord, et contrairement à ce qu'indique la jaquette,
le transfert n'est pas anamorphique. La définition souffre de ce transfert
4/3, principalement lors des scènes sombres, qui sont assez nombreuses.
La pellicule est propre, mais présente les marques indiquant les changements
de bobine. Le changement de couche intervient en plein milieu du plan
séquence le plus long du film, ce qui est assez regrettable également.
Le film est présenté en VF et en VOSTF, en stéréo. Ces pistes sont satisfaisantes
et c'est tout ce que l'on demande pour ce genre de film.
Côte bonus, on a droit à une interview du réalisateur, point barre !
Néanmoins, elle est assez intéressante et permet de mieux saisir a posteriori
les subtilités du film. L'intervieweur pose des questions plutôt moyennes,
mais Haneke étant
bavard, l'entretien tourne au monologue et reste intéressant.
FUNNY GAMES n'est vraiment pas un film comme ceux qu'on a l'habitude de voir. C'est une sorte d'anti-thriller. Haneke évite par tous les moyens de nous proposer un simple spectacle. Il préfère élaborer une expérience étrange et éprouvante pour le spectateur, qui est constamment pris à partie. Le malaise créé par le sujet lui-même est accentué par la mise en scène, froide et réaliste. Le film n'est donc pas facile d'accès et n'a rien de divertissant. Pourtant, cette uvre intelligente et dérangeante mérite d'être vue.