Objets inanimés, avez-vous une âme ? A partir de cette question, s'articule une nouvelle écrite par Stephen King et adaptée au cinéma par Tobe Hooper en 1994 sous le titre THE MANGLER. Distribuée avec malheur au cinéma par New Line, avec une sortie mutilée via des coupes dans le gore. Pour la Francophonie, hormis un passage par le Festival de Gérardmer 1995 dans une section à la mords-moi-le-noeud et au BIFFF, du direct to video.
Heureusement, l'éditeur américain Shout! Factory, via son label Scream, a décidé d'exhumer le négatif original de la version « Uncut » pour en faire un master 2K. Et de sortir une édition spéciale en Blu Ray. Malheureusement, il y a fort à parier qu'un éditeur français ne s'intéressera pas au film. A noter que deux fausses «suites» sans aucune relation avec le film virent le jour : THE MANGLER 2 et MANGLER REBORN, qui n'ont que le nom en commun.
A la suite de divers accidents et une violente mort dans une blanchisserie industrielle du Maine, l'inspecteur Hunton (Ted Levine) découvre un monde brutal. Mené d'une main de fer par Gardley (Robert Englund), patron handicapé mais un brin sadique avec ses employés. Mais surtout la nièce de Gardley, Sherry (Vanessa Pike) sur laquelle il garde des yeux de vautour. D'autres incidents ne vont pas tarder à se manifester, poussant Hunton à croire à une manifestation surnaturelle.
Le film aurait du être tourné à Toronto fin 1993. Mais le producteur Anant Singh, qui était aussi celui de la tournée mondiale de Michael Jackson, le «Dangerous Tour» à cette époque, rencontra un problème de taille. L'annulation de cette tournée, qui lui fit perdre énormément d'argent - et donc le budget du film en fut affecté. D'où la délocalisation en Afrique du Sud, pays émergeant mais aux conditions très avantageuses... et l'arrivée de Harry Alan Towers au sein de la production du film. Il faut préciser que le pays fut la terre promise de tournages cheap pour des sociétés comme Cannon, 21st Century, Nu Image... permettant de donner un rendu visuel plus qualitatif à des productions sans le sou, comme LUNAR COP ou AMERICAN WARRIOR 4.
Dès le générique, un constat : un Mangler au décor impressionnant, sans effet numérique, entièrement élaboré par William Hooper. Et qui, de l'aveu du co-scénariste Stephen David Brooks, était pleinement fonctionnel ! Les images du tournage dans les suppléments assurent de l'ampleur de ce décor et de son utilisation sous tous les angles possibles pour en accentuer le caractère monstrueux. Pendant de cette gigantesque présence, Hooper appuie sur les fourmis travailleuses. Minuscules humains écrasés par le travail, leur contremaitre-chien de garde et l'oeil-prédateur de leur patron, un Robert Englund théâtral, à la bienveillance vipérine. Car il ne faut pas s'y tromper : au-delà de la nouvelle de Stephen King - dont celui-ci à la vision du film ne se souvenait pas si les éléments présents à l'écran venaient de lui ou Hooper ! -, THE MANGLER traite d'autre chose. Clairement, une oeuvre sur l'exploitation au travail et la condition ouvrière - un véritable brulot fantastico-horrifique sur les rapports de classe. Cette dualité sociologique monstruosité mécanique/monstruosité humaine et le grotesque des situations, l'horrible machinerie et ses mécanismes démesurés, ne sont d'ailleurs pas sans rappeler à bien des égards celles de MASSACRES DANS LE TRAIN FANTOME lors de la scène finale.
Pour mieux placer ses acteurs dans le cadre, Hooper use d'une caméra parfois virtuose avec des travellings circulaires en contre-plongées vertigineuses - comme le dialogue entre Gardley et Lin Sue (Lisa Morris). On a trop tendance à oublier combien Hooper, même dans ses opus les plus désolés, restait un maître de la mise en avant du décor, son influence sur la narration et un humour noir pas toujours bien perçu. Tout comme insérer un commentaire social dans ses films, voire l'explosion de la cellule familiale et sa perversion du sens - des racines enferrées dans la narration de MASSACRE A LA TRONCONNEUSE, MASSACRES DANS LE TRAIN FANTOME, L'INVASION VIENT DE MARS ou même (si, si) CROCODILE.
La parole ouvrière bégayante d'Isabelle Huppert dans le PASSION de Jean-Luc Godard et sa parabole sur le pouvoir, privilégié, de la parole patronale qui toussote n'est pas très loin. Ici, la parole ouvrière saigne et la parole patronale est boiteuse. Hooper pousse très loin son discours, assimilant quasiment les conditions inhumaines de travail et les gardiens aux relents sadiques à des néo-camps de concentration modernes qui ne disent pas leur nom. La référence directe à 8mn30 renvoie tristement au camp d'Auschwitz. Ceci pointe jusqu'à la mort programmée des travailleurs pour nourrir au sens propre la machinerie industrielle. Afin qu'elle ne puisse profiter qu'à Gartley - donc au patronnat. Ainsi quand Gartley indique qu'il y a un peu du Mangler en lui et un peu de lui dans le Mangler - parfaite image de l'interpénétration du pouvoir et de l'industrie qui tient à garder ses privilèges pour une vie éternelle de pouvoir sur les masses. Adjointe à cela une corruption politique à tous les étages. On voit que l'argument de l'adaptation d'un Stephen King est un McGuffin pour lequel beaucoup sont tombés dans le piège du prisme de lecture simplifié. Hooper demeure un peintre de la turbulence des jeux de pouvoirs - du marxisme horrifique, somme toute...
Hooper réussit d'autant mieux ses intentions via l'instauration d'une atmosphère oppressante, nauséabonde. Un poisseux qu'il aime coller à ses récits et à ses décors possédés, comme il recommencera avec TOOLBOX MURDERS. Et toujours avec une élaboration savante du cadre et ses faisceaux multidirectionnels de lumière et couleur. Qu'il sait mélanger à la dualité du propos, mais également de ses personnages. Ainsi le double rôle du thanatopracteur et du photographe «Pictureman» joués tous deux par Jeremy Crutchley - ironie de l'un s'occupant des morts et de l'autre les photographiant, tout en filant droit vers la tombe. Imagerie d'un monde en déliquescence, d'un capteur d'imagerie mortelle fatigué de vivre - via des maquillages et une interprétation à s'y tromper.
Et comment résister à la très jolie tirade blasphématoire finale de Gardley, que n'aurait pas renié Claude Chabrol, en écho de celle d'UNE AFFAIRE DE FEMMES. Pour qu'ensuite le réalisateur parte en totale roue libre via un exorcisme hystérique, poussé dans ses ultimes retranchements - trop extrême pour qu'Hooper le prenne vraiment au sérieux (un point largement validé dans le commentaire audio). Pour conclure : une poursuite finale parmi les plus violemment WTF jamais mises en image, descente aux enfers métallo-crypto-pyromane doublée d'orgie de gore mécanique aux odeurs de fin du monde.
Sous ses aspects bancals et de simple nouvelle étirée sur 106mn, THE MANGLER recèle beaucoup plus qu'il n'y parait. Hooper va au delà du matériau de base et y injecte ses ingrédients et sa vision. Mal compris en son temps ? Probablement. Peut-être d'ailleurs l'une des meilleures adaptations d'un récit de King, car justement sachant s'en affranchir et parce que la patte du cinéaste s'y appose avant toute chose.
THE MANGLER arrive sur un Blu ray double couche 50GB, MPEG4-AVC et en 1080p. Il s'agit de la version « Uncut », au format 1.85:1 - donc l'ensemble des plans gore intacts, sur une durée complète de 105mn50. Un menu fixe avec la très belle partition de Barrington Pheloung en fond sonore, qui permet l'accès au film, à 12 chapitres, aux suppléments ainsi que les sous-titres anglais optionnels. Pour les amateurs, il s'agit de la même version que sur le LaserDisc de chez Image Entertainment sorti le 10 décembre 1997 - mais qui était en version pan & scan. Visuellement, le master 2K du négatif original rend hommage au travail spectaculaire du directeur photo Amnon Salomon, avec qui Hooper tourne également NIGHT TERRORS. Avec ses multiples jets de lumières, ses éclairages multicolores sur un seul plan (34mn46), on obtient des couleurs vibrantes, des détails précis sur le contour des visages, les gros plans... aucune trace de poussières ou autres griffures. C'est du très beau travail, qui donne une autre vision à la fois du film, des contrastes complexes, et met en valeur le travail des effets spéciaux mécaniques, les quelques effets numériques et autres mattes.
Concernant la partie audio, il faut préciser que THE MANGLER fut mixé en Dolby SRD (« Spectral Recording Digital »), appelé ensuite communément Dolby Digital. Deux pistes sont ainsi proposées ici, et qui s'avèrent totalement différentes. D'abord celle en DTS HD MA 5.1, émanant du mixage SRD, contenant ainsi en natif les canaux avant gauche, central et droit, arrière gauche et droit, et des infra-basses. On obtient un rendu multicanal assez doux, et la partition électro-symphonique de l'australien Barrington Pheloung transparait clairement, y compris sur les canaux arrière. A noter des dialogues clairs, tout comme des effets arrières qui ajoutent à l'atmosphère voulue par l'auteur. Les bruitages d'explosion et autres bris d'os et de chairs tuméfiées y sont pleinement restitués dans toute leur gloire craspec, visuelle comme audiophile. La piste DTS MD MA 2.0 stéréo apparait plus brute - fatalement concentrée sur les canaux avant et enregistrée de manière bien plus haute que sa consoeur. La stéréophonie y est décelable mais cela perd en limpidité de certains dialogues. Les effets et bruitages se détachent moins de l'ensemble.
Shout!/Scream livre également un nombre non négligeable de bonus. Tout d'abord un commentaire audio du co-scénariste, créateur d'effets spéciaux numériques et réalisateur seconde équipe Stephen David Brooks. Qui collabora déjà avec Hooper sur les effets spéciaux de SPONTANEOUS COMBUSTION. Embauché pour écrire le scénario, il indique d'emblée que le pitch a été validé par Stephen King (car King avait à approuver le scénario pour que le film puisse se faire) avant toute chose. Et que le produit fini correspond justement à cela. Tout en gardant à l'esprit qu'il s'agit bien d'une réinvention/appropriation de la nouvelle par Hooper, et que les scenarii pondus auparavant (dont celui de Peter Welbeck/Harry Alan Towers) avaient été rejetés par King. En fait, Brooks possède d'innombrables anecdotes (comme l'hommage à Harrison Ellenshaw, entre autres !) et précisions importantes sur le contenu du film. L'humour coupé au montage (notamment la scène de la montre de Mrs Frawley qui faisait référence aux publicités de montres indestructibles de Timex à cette époque). Le premier montage du film contenait cette référence, qui fit rire l'audience qui comprit que l'humour qui suivait y était pleinement intentionnel. Ces plans furent alors coupés par New Line, ce qui du coup retirait l'humour induit. Ce manque de codification déstabilisa quelque peu les spectateurs de l'époque, ne comprenant pas très bien s'ils avaient à faire à un film d'horreur sérieux ou non. Une erreur du distributeur...
Brooks révèle un Tobe Hooper focalisé sur son tournage, sachant très bien ce qu'il faisait - Injectant son humour via les excès de gore, les gros plans de viande sanguinolente... mais très conscient que le film serait coupé à l'arrivée. Mais qui avait aussi conscience que les « director's cut » étaient très demandés sur le marché vidéo. Et donc qu'il serait aussi visible par ce biais. Un commentaire vivant, avec beaucoup d'humour - et parfaitement relancé au bon moment par un excellent modérateur en la personne de Nathaniel Thompson. Qui sait provoquer des éléments lançant à pleine puissance la mémoire retrouvée de Brooks. Pas toujours en rapport avec ce qui se passe à l'écran mais fun à suivre. (En VO non sous-titrée)
Avec Gardley's Gambit, Shout! propose un entretien avec Robert Englund. Aaaah...Robert Englund. Un acteur fascinant et un homme qui l'est encore plus. Il parle avec beaucoup d'amour pour le film, de sa réminiscence de la nouvelle, où Gardley n'y apparaît presque pas. Et donc sa difficulté à appréhender le rôle - jusqu'à ce qu'il s'inspire d'Everett Sloane dans LA DAME DE SHANGHAI - doublé d'accents d'Harry Truman. Des inspirations inhabituelles... la marque des grands. Beaucoup de respect pour le réalisateur et un véritable attachement au film - au-delà des prothèses de jambes douloureuses, des interminables séances de maquillages, sa claustrophobie lors de la scène finale jusqu'à s'en rendre malade. Un segment passionnant, essentiel à la compréhension des enjeux du film et de son personnage. Tout comme son souvenir du plateau et de la gigantesque construction du Mangler, entièrement élaboré à l'échelle par le fils de Tobe Hooper, William. Et la situation délicate lors du tournage du film près de Johannesburg, en pleine libération de Nelson Mandela et de guerres intestines sur les lieux mêmes (En VO sans sous-titres).
Grâce à William Hooper, on entre pendant plus de 12mn de l'autre côté du décor avec des images inédites du tournage du film. Nommées simplement « Behind the Scenes », les scènes du tournage rendent assez bien compte de la complexité de l'ensemble et du caractère assez important des décors réalisés. Fascinant de voir Tobe Hooper au travail, la réalisation d'effets spéciaux mécaniques devant la caméra - et de les désacraliser ! Bien vu aussi le petit coup de langue final de Robert Englund à la caméra. (En VO non sous-titrée)
Enfin, le film annonce « R » ou « bande rouge », à savoir contenant suffisamment de sang pour n'être diffusé que devant des films interdits aux moins de 17 ans aux USA. Puis un spot TV d'époque et une jaquette réversible complètent cette très belle édition.
On recommande, même si la connaissance de l'anglais est indispensable.