Header Critique : CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, LE (DAS CABINETT DES DOKTOR CALIGARI)

Critique du film
LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI 1920

DAS CABINET DES DOKTOR CALIGARI 

Francis raconte à un vieil homme une aventure qu'il a vécue : alors qu'il habitait à Hostenwall, il s'est rendu avec son ami Alan à une fête foraine où officiait un certain "Docteur" Caligari. Celui-ci exhibait un somnambule nommé César, un être étrange capable de dire l'avenir. Le jour suivant, Alan était retrouvé assassiné...

LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, sorti en février 1920 à Berlin, s'avère une date-clé du cinéma en général et du cinéma fantastique en particulier. Réalisé par l'autrichien Robert Wiene pour la compagnie allemande Decla, sur un scénario de Hans Janowitz et Carl Mayer, futurs collaborateurs de Murnau, il ne s'agit pas du premier film d'horreur de l'histoire du cinéma et encore moins le premier film fantastique tourné en Allemagne.

Néanmoins, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est bien un des premiers films expressionnistes du cinéma de ce pays, certainement le plus connu et le plus influent de ce style. Par ses caractéristiques propres et ses innovations, il lance l'essor du cinéma fantastique allemand dans les années vingt et, par extension, du cinéma d'épouvante américain des années trente. Pour permettre à nos amis lecteurs de bien appréhender son influence et sa nouveauté, nous allons évoquer ici le courant artistique de l'expressionnisme, ainsi que la situation du cinéma fantastique à ce moment et l'atmosphère de l'Allemagne juste après la première guerre mondiale.

L'EXPRESSIONNISME

En effet, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI a la particularité d'incorporer à l'art cinématographique des éléments issus de l'art d'avant-garde de son temps. Placé au confluent des autres arts, le septième d'entre eux se nourrit en effet régulièrement des autres disciplines.

Ici, nous partons de France, au début du vingtième siècle. Dans le domaine des Beaux-Arts triomphent alors des peintres rattachés au Fauvisme (appelé ainsi suite au salon d'Automne de 1905), lesquels, influencés par les œuvres de leurs prédécesseurs Gauguin et Van Gogh, utilisent pour représenter la réalité une palette vive et exaltée, employée arbitrairement, sans souci de rendre de manière réaliste ou scientifique les couleurs et les effets optiques de la lumière. Cette manière non scientifique d'approcher la lumière et la réalité visuelle s'oppose à l'impressionnisme qui l'a précédé et se basait sur de récentes découvertes optiques pour décomposer et reproduire les couleurs de manière «scientifique».

Ces Fauves, les Derain, Marquet, Matisse ou Vlaminick, ne cherchent pas à rendre la réalité de manière mimétique, mais à créer des œuvres personnelles, intenses, dans lesquelles s'exprime directement et violemment leur perception profondément personnelle des sujets traités (des paysages, surtout). Ils jettent ainsi les bases de l'expressionnisme picturale,

Des idées semblables apparaissent à l'étranger. En Allemagne, en 1905, se crée le mouvement «Die Brücke» (le pont) qui regroupe des peintres comme Nolde et Van Dongen. Contrairement aux Français, ils ne se concentrent pas seulement sur des effets de couleurs et des recherches visuelles. Ils étudient aussi des sujets sociaux de l'ère industrielle (personnages des rues, scènes urbaines, bars...), ou même des scènes fantastiques et macabres. Ainsi, nous trouvons les masques inquiétants chez Nolde, ou les tableaux tourmentés du scandinave Munch, comme «Le cri», une des toutes premières œuvres considérée comme expressionniste.

Au début des années 1910 se développe en Allemagne une littérature expressionniste, avec ses poètes et ses dramaturges. L'Expressionnisme devient clairement un courant artistique pluridisciplinaire. Le principe, quel que soit le domaine artistique, reste le même : il s'agit pour l'artiste de donner sa vision personnelle de la réalité non pas telle qu'elle est, mais telle qu'il la voit à travers sa sensibilité et sa subjectivité. Plus celle-ci est violente et plus son art apparaît distordue si on la compare à la réalité, à son modèle d'origine,

Puis vient la Première Guerre Mondiale, une tempête d'acier s'abat sur l'Europe et fauche une grande partie de cette génération d'artistes. En 1918, l'Allemagne démoralisée a perdu plus d'un million d'hommes sur 13 millions de mobilisés. La révolte spartakiste d'inspiration socialiste gronde. Le Kaiser Guillaume II abdique à la demande de son gouvernement au début du mois de novembre. La République allemande est proclamée et l'armistice est signée le 11 novembre. Puis, les spartakistes sont écrasés dans le sang par le gouverneur de Berlin tandis qu'à l'autre bout de l'échiquier politique, un putsch nationaliste échoue. Les accords de Versailles de juin 1919 imposent à l'Allemagne le paiement d'énormes réparations de guerre.

C'est au cours de ce tumultueux et sombre immédiat après-guerre que se déroule le tournage de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI en 1919, à Berlin. A ce moment, l'art expressionniste, qui semblait choquant et nouveau au temps de l'avant-guerre, s'est banalisé. Si bien que les industriels du groupe de production Decla peuvent accepter de produire un film dont l'esthétique est affiliée à ce courant et ainsi créer un lien entre l'industrie du cinéma et les mouvements artistiques d'avant-garde.

LE CINEMA, LE FANTASTIQUE ET L'ALLEMAGNE

Puisque LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est quand même une grande date fondatrice du cinéma d'horreur, nous allons nous permettre un petit retour en arrière pour situer où se trouve le cinéma fantastique à son arrivée.

Si nous faisons remonter les débuts du cinéma à la mise au point et la présentation du système de projection des frères Lumière, à Paris en décembre 1895, alors les premières œuvres cinématographiques fantastiques sont celle de Georges Méliès, acteur, illusionniste, entrepreneur de spectacle et propriétaire du théâtre de magie Robert-Houdin depuis 1888.

Il s'équipe dès 1896 en outils de cinéma et tourne des films pour lesquels il invente des trucages employant le montage et le travelling, ou réemploie des astuces venant de la photographie comme la double-exposition d'un négatif. Sa compagnie, la Star film, connaît un succès international avec LE VOYAGE DANS LA LUNE de 1902, d'après Jules Verne. Il produit des scènes fantastiques comme la diablerie LES QUATRE CENT FARCES DU DIABLE, tourne des aventures sous-marines comme 20.000 LIEUES SOUS LES MERS ou donne sa vision de LES AVENTURES DU BARON DE MUNCHAUSEN. Il propose aussi des reconstitutions d'actualité, LE COURONNEMENT DU ROI EDOUARD VII par exemple. LA CONQUETE DU POLE, de 1912, avec son fameux géant des glaces, marque la fin de son travail. Il rencontre des difficultés à l'étranger, ses films y étant parfois exploités sans qu'il ne touche le moindre sou. Ses tentatives de produire des œuvres tournées aux USA sont décevantes. Le premier conflit mondial et le passage à une économie de guerre viennent mettre un terme définitif à son travail. Nous retrouvons Méliès, après la guerre, derrière le guichet d'un magasin de jouets à la gare Montparnasse. Au cours des années trente, la France finit par lui rendre un hommage bien mérité. Puis, il meurt en 1938. Si les films de Méliès baignent dans des atmosphères fantastiques, ce ne sont pas pour autant des œuvres d'horreur. Certes, il aime surprendre son public par un trucage inattendu. Son goût de l'illusion font des laboratoires de savant fou, des enfers ou des palais des 1001 nuits ses décors favoris. Mais, le Diable qu'il interprète souvent reste pour lui un farceur, et non un tourmenteur des âmes. Méliès se fait plaisir en concevant des machineries extravagantes et son cinéma respire avant tout le bonheur d'inventer et le plaisir de divertir.

En Allemagne, au cours des années 1895-1914, l'industrie du cinéma se développe, mais modestement. C'est avant tout le cinéma français avec Méliès et le burlesque Max Linder, ainsi que les œuvres scandinaves, qui dominent largement ce marché. Pourtant, avec l'arrivée de la guerre, l'Allemagne décide de se bâtir une industrie cinématographiques autarcique, indépendante des autres pays. S'épanouissent alors des talents variés, tel Ernst Lubitsch qui avant de devenir un fameux réalisateur de comédies à Hollywood, réalise des œuvres à grand spectacle à Berlin (LA DU BARRY et CARMEN en 1919 par exemple).

Par ailleurs, Paul Wegener réalise les premières grandes œuvres du cinéma fantastique allemand avec : L'ETUDIANT DE PRAGUE en 1913 coréalisé par Stellan Rye, dans lequel un étudiant perd son ombre ; et LE GOLEM de 1915, coréalisé par Henrik Galeen et reprenant la légende juive du Rabbin Loew donnant la vie à un être d'argile.

Tout est alors en place pour la fusion du cinéma fantastique naissant avec la création artistique expressionniste. Cette rencontre se concrétise en 1919, avec LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI !

LA GENESE DE LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI

LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est avant toute chose un scénario écrit par Hans Janowitz et Carl Mayer. Hans Janowitz, né dans un petit village d'Autriche-Hongrie en 1890, s'installe à Prague en 1900 pour ses études. Il y passe son adolescence et rencontre l'écrivain Franz Kafka. Il avouera que l'architecture médiévale du centre historique de cette cité, notamment son quartier juif, l'a inspirée pour l'atmosphère de la ville de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI.

Janowitz se rend ensuite à Münich, puis à Hambourg. Il y est très impressionné par un fait divers, le meurtre d'une très jeune fille commis en plein dans une fête foraine appelée "Hostenwall" : c'est la raison pour laquelle il donnera ce nom à la ville imaginaire où se déroule LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI. Il sert dans l'armée autrichienne durant la guerre, au cours de laquelle son frère est tué en 1917. Après l'armistice, il se rend à Berlin où il rencontre Carl Mayer, qui avait à charge son père, un homme d'affaire ruiné et ayant perdu la raison. Ils assistent à une attraction foraine qui les impressionne fortement : un homme y accomplit des prouesses physiques en se mouvant de manière mécanique et prétend pouvoir dire l'avenir, La présentation de cette attraction laisse planer l'ambiguïté : s'agit-il d'un homme ou d'un automate ? En regardant cette succession d'événements, nous constatons que tous les éléments sont désormais présents dans l'imaginaire des deux jeunes gens qui rédigent en 1918 le script de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI. Tous deux sont profondément déçus par les élites allemandes qui ont entraîné leur peuple dans un désastre sanglant. Ils décident donc d'écrire un récit mettant en cause une figure autoritaire : le Docteur Caligari, nom qui leur est inspiré par un personnage apparaissant dans un texte de Stendhal.

En avril 1919, ils parviennent à vendre ce script à Erich Pommer, producteur à la Decla, contre une confortable somme d'argent. Fritz Lang est pressenti pour la réalisation du film, mais il est trop occupé par le tournage du feuilleton LES ARAIGNEES. Finalement, c'est l'autrichien Robert Wiene, fils d'un acteur devenu fou, qui se charge de cette tâche. Janowitz avait suggéré, comme décorateur, le peintre fantastique Alfred Kubin, né en Bohème. Mais c'est finalement trois peintres expressionnistes allemands proches de la revue Sturm qui vont créer les décors mythiques de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI : Walter Reimann, Walter Röhrig et Hermann Warm (qui conçoit aussi les costumes). Le rôle du docteur Caligari est tenu par Werner Krauss (vu ensuite dans le film à sketchs LE CABINET DES FIGURES DE CIRE, le mélo LA RUE SANS JOIE de Pabst en 1925... ainsi que le tristement célèbre film de propagande antisémite LE JUIF SUSS en 1940). Sa créature Cesare est jouée par Conrad Veidt (déjà présent dans CAUCHEMARS ET HALLUCINATIONS et que nous retrouverons dans LE CRIME DU DOCTEUR WARREN ou LES MAINS D'ORLAC, ce dernier à nouveau dirigé par Wiene). On reconnaît aussi, dans le rôle du bandit, Rudolf Klein-Rogge, autre acteur emblématique du fantastique allemand : il sera le premier Docteur Mabuse dans le chef d'oeuvre de Fritz Lang, MABUSE LE JOUEUR, et le savant Rotwang dans le non moins fondamental METROPOLIS du même réalisateur.

Tout semble bien parti, mais le récit de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est tout de même jugé trop subversif par les producteurs. Robert Wiene inclut alors un prologue et un épilogue censés atténuer la charge antiautoritaire, contre la volonté des deux scénaristes. Le film est terminé en janvier 1920. Sa projection à Berlin est un grand succès, avec cris, évanouissements et autres événements qui sont toujours de bons présages à la première d'un film d'horreur ! Le long métrage est aussi très remarqué en France. Surtout, la compagnie américaine Goldwyn en achète les droits, avant tout pour étudier cette curiosité. Puis, elle organise une projection-test avec un public américain et c'est encore un triomphe ! LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est le premier film allemand à s'exporter à Hollywood avec un tel succès. Cela encourage en Allemagne la production de nombreuses œuvres fantastiques et horrifiques, et LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI marque fortement l'imaginaire fantastique de l'industrie cinématographique américaine. Ainsi, son influence se fera sentir dans les films d'épouvante de l'âge d'or du cinéma d'épouvante hollywoodien, au cours de la première moitié des années 30, dans des titres comme FRANKENSTEIN en 1931 ou DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE en 1932.

LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI

Ainsi, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI nous emporte dans la petite ville de Hostenwall, où deux amis, Alan et Francis, se rendent à une fête foraine. Ils assistent à l'exhibition du funambule Cesare : celui-ci, plongé dans un sommeil permanent, ne se réveille que pour exécuter les ordres de son maître, l'homme qui se fait appeler le Docteur Caligari. La nuit suivant cette visite à la foire, Alan est tué. Francis soupçonne que Caligari soit derrière ce crime et il finit par découvrir que ce personnage inquiétant est un fou : directeur d'un asile d'aliénés, il se prend pour un savant italien du XVIIème siècle qui avait trouvé moyen, grâce à l'hypnose, de soumettre un somnambule à sa volonté afin de lui faire exécuter toutes ses volontés.

Ce directeur d'asile a donc hypnotisé le somnambule Cesare et lui fait commettre des meurtres. Selon le scénariste Janowitz, il faut voir dans ce docteur Caligari le symbole de l'élite et de l'autorité allemande, laquelle a profité de son emprise sur les esprits pour faire commettre des crimes à ses enfants et entraîner le peuple vers sa perte. LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI reflète le désenchantement et l'amertume d'une génération envoyée se battre dans une inutile boucherie de quatre longues années. On trouve dans ce récit des éléments voués à une grande longévité dans le cinéma fantastique en général et américain en particulier : Caligari est un dangereux psychopathe, employant l'hypnose (comme DRACULA ou LA MOMIE) pour imposer sa volonté. Il est aussi un savant fou, utilisant sa science à des fins malveillantes. Son tandem avec Cesare annonce ainsi, entre autres, Frankenstein et sa créature. Cesare, entre ses méfaits, repose dans une boîte en forme de cercueil, ce que l'on retrouvera dans NOSFERATU LE VAMPIRE et DRACULA.

Le monstre (Cesare le somnambule), chargé par Caligari de tuer Jane, rentre par la fenêtre de sa chambre et devant la beauté de la jeune fille, s'éprend d'elle et l'enlève, désobéissant aux instructions meurtrières de son maître. Tous les films de monstres à venir sont en germe dans cette séquence : NOTRE-DAME DE PARIS et LE FANTOME DE L'OPERA avec Lon Chaney, FRANKENSTEIN, KING KONG... pour ne citer que les plus célèbres. Pourtant, ce récit se situe tout de même, par ses caractères policier et fantastique, dans le prolongement des feuilletons français des années 1910 comme FANTOMAS ou LES VAMPIRES de Louis Feuillade. Bien que ses idées politiques et révolutionnaires soient indéniables, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI repose sur une narration fantastique angoissante traditionnelle, héritée des contes d'Hoffmann ou d'Edgar Poe. Nous sommes donc très éloignés de ce qu'on appelle en général le cinéma d'"avant-garde", illustré par des courts-métrages des années 20 comme LE BALLET MECANIQUE du peintre Fernand Léger, ANEMIC CINEMA du peintre Marcel Duchamp, L'ETOILE DE MER du photographe Man Ray... qui ne s'abaissaient pas à raconter une histoire !

La réalisation de Robert Wiene est de son côté sobre, voire théâtrale. Tout le travail semble se faire au niveau du cadrage et de la mise en scène des personnages et de leurs déplacements. Nous sommes loin des trouvailles techniques d'un Griffith pour INTOLERANCE en 1916 ou du rythme d'un Charlie Chaplin avec L'IMMIGRANT ou UNE VIE DE CHIEN à la fin des années 1910.

Pourtant, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI plonge son récit fantastique dans une atmosphère purement expressionniste en stylisant à l'extrême ses décors, ses maquillages et le jeu de ses comédiens. Chacun de ses éléments, en parfaite harmonie avec les autres, crée un système de représentation qui refuse la reproduction mimétique de la réalité. Cette dernière sera perçue à travers le filtre distordant d'une perception subjective. Ainsi, les personnages sont lourdement grimés au crayon gras, ce qui renforce le caractère inquiétant de leurs jeux grimaçants et appuyés. Les décors, stupéfiants, proposent une atmosphère complètement urbaine, recomposée à travers le jeu des parois, animées d'une vie propre et aléatoire, refusant de se plier aux lois de la géométrie et de la perspective optique. Dans LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, l'artifice est maître : il n'est pas question d'aller filmer dans la rue ou dans la nature. Seul compte la composition d'un monde caricaturé et fantasmatique, rendu grâce aux moyens dont les artistes disposent dans un studio. Ces moyens ne sont pas masqués ou escamotés : les décors sont clairement des parois de papier et de cartons peintes, les acteurs sur-jouent, les accessoires sont invraisemblablement déformés (livres, chaise... et même les figurants parmi lesquels on trouve un nain !).

Ainsi, en reproduisant la réalité avant tout telle qu'elle est perçue par la subjectivité d'un individu, et non telle que devrait la percevoir l'œil mécanique et objectif de la caméra, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI narre son récit fantastique sur un mode expressionniste.

Comme nous l'avons déjà vu, Wiene a ajouté, malgré les réticences des scénaristes, un prologue et un épilogue au récit, censés adoucir la violence de la charge politique contenue dans le film. Ainsi, dans le prologue, un jeune homme, Francis, discute avec un vieil homme et annonce qu'il va lui raconter son histoire : la narration se fait donc sous la forme d'un flash-back ; puis à la fin, on découvre que ce Francis est en fait un fou interné dans un asile, dirigé par un homme qui a le visage de Caligari.

L'histoire de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI serait donc le récit imaginé par un dément paranoïaque, et les distorsions de la réalité (interprétation, décors...) vues par le spectateur seraient la vision d'un esprit malade. De même, la charge politique perd de son efficacité puisque le directeur d'asile, le bourgeois incarnant les élites allemandes, nous est présenté dans cet épilogue comme un homme raisonnable, désireux de prendre soin de ses patients : "Je sais comment le soigner" déclare-t-il à la toute fin du film...

Et pourtant... Le spectateur ne peut que remarquer que cette fin reste terriblement ambiguë et angoissante ! D'abord, bien qu'on soit supposé être sorti du délire du fou, les décors et les costumes sont TOUJOURS déformés, angoissants et irréalistes (par exemple, la cellule où Francis est enfermé). Ensuite, le comportement de ce directeur d'asile reste étrange, laisse douter le spectateur : et si Francis avait raison ? Et si le directeur d'asile, sous ses airs rassurants, était bien un personnage dangereux qui avait réussi à faire passer son accusateur pour un fou afin de le neutraliser ? Entre cet épilogue et le récit se créent alors des liens inquiétants et ambiguës qui laissent LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI s'achever d'une manière peu rassurante, très éloignée du happy end originellement prévu par les scénaristes (Caligari aurait du être capturé et interné dans son propre asile).

LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI reçoit un accueil triomphal à sa sortie à Berlin. A Paris, certains y voient une piste pour réconcilier le cinéma et l'art. Surtout, son bon accueil à New York ouvre le chemin du marché américain au cinéma germanique. Par conséquent, les années 20 vont être, en Allemagne, une période d'intense production de films fantastiques ambitieux et fondateurs, avec des œuvres de styles variées, bien que toutes influencées par LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, abordant les domaines de l'épouvante (NOSFERATU LE VAMPIRE), de la science-fiction (METROPOLIS), du film de gangster (MABUSE LE JOUEUR) ou même de l'heroic fantasy (LES NIBELUNGEN). Le style de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI va essaimer, en influençant des films de science-fiction comme l'excellent et trop méconnu L'INHUMAINE du français Marcel L'Herbier ou le soviétique AELITA de Protazanov.

Pourtant, les événements politiques et l'attrait des studios hollywoodiens vont entraîner l'exil des meilleurs réalisateurs du cinéma allemand, comme Murnau, Lang, Paul Leni, et de certaines de ses vedettes (Peter Lorre de M LE MAUDIT, Marlene Dietrich révélée dans L'ANGE BLEUE de Josef Von Sternberg). Des techniciens quittent aussi l'Allemagne, comme le chef-opérateur Karl Freund (METROPOLIS, entre autres), qui éclairera le DRACULA de Tod Browning et réalisera LA MOMIE pour Universal ainsi qu'une version parlante de LES MAINS D'ORLAC pour MGM. Le savoir-faire du cinéma allemand en matière d'atmosphère suggestive et angoissante se retrouve donc, assimilée, dans les classiques de l'âge d'or du cinéma fantastique américain au début des années 30.

Plus tard, c'est au tour des films noirs hollywoodien, comme LE FAUCON MALTAIS de John Huston en 1941 ou LES MAINS QUI TUENT de Robert Siodmak en 1944, de s'inspirer de l'expressionnisme, avec des atmosphères urbaines nocturnes et des personnages dérangés qui doivent beaucoup à LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI. Enfin, le style d'Orson Welles est clairement imbibé des trouvailles de l'expressionnisme allemand, auquel son adaptation de LE PROCES, d'après Kafka, semble être un hommage. LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, par sa manière de proposer une vision de la réalité artificielle, subjective et déformée, va aussi influencer les réalisateurs les plus singuliers et les plus audacieux du cinéma fantastique : James Whale pour LA FIANCEE DE FRANKENSTEIN, Mario Bava pour SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN, Alain Resnais pour L'ANNEE DERNIERE A MARIENBAD, Dario Argento pour SUSPIRIA... Plus récemment, Tim Burton ou David Lynch ont gardé vivace l'esprit de Caligari, dans des films au style visuel très personnel et très imaginatif.

Hollywood a un temps envisagé de faire un remake ou une suite de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, notamment dans les années 40, sans que cela n'aboutisse. Plus tard, un nouveau LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI de Roger Kay sort en 1962, sur un scénario original de Robert Bloch : c'est en fait plus un hommage qu'un remake du classique de Robert Wiene.

Placé au croisement de l'art cinématographique naissant et des influences de l'avant-garde de son temps, LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est en effet resté un film unique, une source d'inspiration inépuisable qui a influencé, directement ou indirectement, tout le cinéma d'horreur qui l'a suivi.

Rédacteur : Emmanuel Denis
Photo Emmanuel Denis
Un parcours de cinéphile ma foi bien classique pour le petit Manolito, des fonds de culottes usés dans les cinémas de l'ouest parisiens à s'émerveiller devant les classiques de son temps, les Indiana Jones, Tron, Le Dragon du lac de feu, Le Secret de la pyramide... et surtout les Star Wars ! Premier Ecran fantastique à neuf ans pour Le retour du Jedi, premier Mad Movies avec Maximum Overdrive en couverture à treize ans, les vidéo clubs de quartier, les enregistrements de Canal +... Et un enthousiasme et une passion pour le cinéma fantastique sous toutes ses formes, dans toute sa diversité.
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