La carrière du réalisateur William Dieterle frappe autant par son envergure dans le temps (plus de cinquante années) que dans l'espace (il traverse l'Atlantique dans les deux sens). Il commence comme acteur en Allemagne dans les années vingt (nous le trouvons dans les classiques fantastiques LE CABINET DES FIGURES DE CIRE et FAUST), devient une vedette, puis tâte de la mise en scène. Le studio Warner le repère et l'invite à travailler à Hollywood au début des années trente, pour de petits travaux. Puis, il signe une série de biographies filmées d'hommes célèbres interprétées par Paul Muni qui sont de grands succès : LA VIE DE LOUIS PASTEUR (Oscar du meilleur acteur), LA VIE D'EMILE ZOLA (Oscar du meilleur film) et JUAREZ.
Alors que Universal relance son cycle de l'épouvante avec LE FILS DE FRANKENSTEIN en 1939, William Dieterle signe QUASIMODO, première grande adaptation parlante de «Notre-Dame de Paris» à Hollywood, avec Charles Laughton dans le rôle-titre. Ce nouveau succès laisse libre cours à Dieterle pour se lancer dans un projet personnel. Avec le soutien de RKO, il monte sa propre compagnie de production et sollicite l'écrivain américain Stephen Vincent Benet afin qu'il transcrive pour l'écran sa propre nouvelle «Le Diable et Daniel Webster». Dans le rôle du Diable, Dieterle choisit sur les conseils de John Huston le père de celui-ci, à savoir Walter Huston. Il réunit une équipe de comédiens talentueux, mais pas forcément très connus, comme James Craig dans le rôle du fermier, Edward Arnold dans celui de Daniel Webster, ou Simone Simon avant LA FELINE. Il s'entoure aussi de jeunes talents de la RKO appelés à un bel avenir, comme le compositeur Bernard Herrmann ou le monteur Robert Wise !
Dans la Nouvelle-Angleterre du XIXème siècle, le brave fermier Jabez Stone voit se multiplier les contrariétés : un renard se sert dans son poulailler, le cochon se brise la pâte, le temps s'annonce mauvais, les créanciers sont sur son dos et enfin il renverse un sac de précieux semis dans une flaque de boue ! C'en est trop, il déclare haut et fort qu'il est prêt à se damner en échange d'une meilleure fortune. La lamentation ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd puisque le Diable, se présentant comme Mr. Scratch, apparaît et propose à Jabez d'échanger son âme contre sept années de prospérité. Pendant ce temps, Daniel Webster, avocat et politicien, ayant toujours soutenu la cause des fermiers, fait campagne dans la région...
«Le Diable et Daniel Webster» est au départ un texte littéraire original, sorte de conte imitant le folklore et se basant sur la légende de Faust. Son cadre diffère cependant. Il n'est plus question d'Europe médiévale mais des États Unis idéalisés, ceux des premiers pionniers, d'avant la déchirure de la Guerre de Sécession. Alors que le Faust de Goethe est un érudit européen, Jabez est un fermier tout ce qu'il y a de plus simple. Il n'aspire pas à des plaisirs et des savoirs incroyables, mais simplement à avoir les ressources lui permettant d'entretenir sa ferme et sa famille et ainsi d'accéder au rêve américain : devenir son propre maître sans ne rien devoir à personne.
Or, les circonstances ne sont pas seules responsables de ses malheurs : les banquiers, désignés ici comme partenaires du Diable, portent aussi une lourde responsabilité. Cette attaque contre un système financier sans morale, qui trouve des échos contemporains, reflète une Amérique se remettant péniblement de la crise de 1929, crise dont les conséquences sur les agriculteurs furent désastreuses. Le plus célèbre témoignage en est le roman «Les raisins de la colère» de Steinbeck.
Dans TOUS LES BIENS DE LA TERRE, l'argent n'est pas condamnable en lui-même : mais l'argent mal acquis et/ou mal employé est le germe de malheur. Cet anticapitalisme rejoint le cinéma social du Frank Capra de l'époque. Ainsi, son classique LA VIE EST BELLE confronte un système financier à objectif social, incarné par James Stewart, à un autre tourné vers le seul profit maximal. Dans VOUS NE L'EMPORTEREZ PAS AVEC VOUS (votre argent bien sûr!), Capra met en scène une famille d'originaux dont le doyen rétablit les bases du rêve américain : les pères fondateurs cherchaient à garantir le droit au bonheur pour chacun, mais ce droit au bonheur n'a pas à passer forcément par une prospérité démesurée. Le désir d'accumulation de biens sans limite de certains crée même la misère autour d'eux.
Les thématiques sociales affirmées avec force dans TOUS LES BIENS DE LA TERRE se recoupent avec d'autres éléments donnant à ce conte fantastique des teintes très américaines. Daniel Webster est un personnage réel de l'histoire des États Unis. Il met ici sa fameuse éloquence en jeu pour défaire un contrat inique signé avec le Diable en personne. Cette amusante confrontation entre surnaturel et histoire annonce par exemple une certaine rencontre entre Abraham Lincoln et des vampires !
Malgré ces éléments très américains, il reste dans TOUS LES BIENS DE LA TERRE une approche très européenne qui le rend surprenant dans le cadre du cinéma hollywoodien. Le plus frappant est son refus apparent et évident d'appartenir à un genre précis. Lorsqu'il nous montre les premiers malheurs de Jabez et de sa famille, le ton semble celui d'une comédie fantastique. Lorsque nous voyons des fermiers s'unir pour fonder une coopérative, nous passons à un certain réalisme social. Quand Jabez, pourri par sa fortune nouvelle, maltraite son épouse, nous passons au drame. La présence de Simone Simon dans le rôle de Belle, la fille du Diable, fait basculer le métrage vers l'horreur.
Ce mélange sied mal au cinéma hollywoodien qui préfère les productions bien identifiées, faciles à promouvoir et ne bousculant pas trop le spectateur. TOUS LES BIENS DE LA TERRE se défie des classifications et joue avec virtuosité des changements de ton et d'atmosphère. Si cela étonne dans le cadre d'un métrage américain, cela n'aurait surpris personne pour un film allemand fantastique des années vingt, cinéma dans lequel, souvent, les genres se bousculaient et cohabitaient d'heureuse manière, comme dans LES TROIS LUMIERES de Fritz Lang, LE CABINET DES FIGURES DE CIRE ou encore... le FAUST de Murnau déjà cité !
Outre ce mélange des genres et sa richesse de propos, TOUS LES BIENS DE LA TERRE se distingue par une approche visuelle évoquant encore les souvenirs du cinéma allemand (et aussi du cinéma scandinave) : éclairages expressionnistes sur certaine séquences, décors de studio stylisés, cieux sombres et torturés, silhouettes d'arbres décharnés, ballet d'âmes damnés, spectre éthéré venu rendre la justice... Autant de visions raffinées et subtiles, souvent proches de l'onirisme, qui s'avèrent éloignées de la représentation classique de l'histoire américaine au cinéma.
Alors que Hollywood nous a habitué à raconter des histoires européennes avec une façon américaine, TOUS LES BIENS DE LA TERRE déconcerte par sa façon pour la moins radicale de faire l'exact contraire : il raconte une histoire très américaine avec un style cinématographique européen ! Sans doute est-ce cela qui fait sa singularité. Un peu trop long, parfois bavard, passant du coq à l'âne... Voici autant de reproches que les détracteurs de ce métrage peuvent lui faire. Mais il s'agit aussi d'un film particulier, singulier, qui mérite une place de choix dans l'histoire du cinéma fantastique hollywoodien.
Son ton inattendu, son ambition formelle et narrative se heurtent pourtant à un échec commercial, en partie car la RKO ne sait pas comment le promouvoir. Le métrage disparaît vite de la circulation, refait surface quelques années après, mutilé d'une vingtaine de minutes, puis est restauré dans les années quatre-vingt sous la forme de son montage initial.
TOUS LES BIENS DE LA TERRE se voit exploité en DVD aux USA par Criterion, puis en Grande-Bretagne par Eureka. En France, il arrive en 2010 chez Carlotta.
Cet éditeur propose une copie 1.33 (4/3) globalement de bonne facture. Certes, selon les séquences, nous repérons plus ou moins de tremblote, de rayures, ou de contrastes un peu trop doux. Mais au vu de l'histoire compliquée de ce métrage (la seule version intégrale ayant subsisté est la copie privée de William Dieterle), nous saurons modérer nos griefs. D'autant plus que le télécinéma noir et blanc s'avère d'excellente tenue, sans aucune trace de halos gênants, de compression ou de souci vidéo. Les bidouillage numériques ont été réduits au minimum, offrant une copie à la résolution excellente et au naturel remarquable.
La bande-son n'est disponible qu'en anglais, dans une piste mono sur un canal (1.0) en Dolby Digital, de tenue acceptable pour un métrage de 1941. Enfin, nous avons des sous-titres français.
Carlotta offre quelques suppléments. Nous trouvons un documentaire nommé «Un humaniste à Hollywood : William Dieterle» produit pour l'occasion. D'une durée de 25 minutes, il s'agit d'un entretien avec Hervé Dumont, auteur du livre «William Dieterle, un humaniste au pays du cinéma», qui revient avec pédagogie et érudition sur la carrière du metteur en scène et sur TOUS LES BIENS DE LA TERRE en particulier.
Nous trouvons aussi une version radiophonique de «Le Diable et Daniel Webster», en anglais sous-titré en français pour une durée de trente minutes. Plus intéressant, nous avons le court-métrage ONE AGAINST MANY tourné par Dieterle pour la télévision américaine en 1956, qui relate l'histoire du Docteur Mohler, savant qui enraya grâce à des méthodes innovantes une contamination de fièvre aphteuse parmi le bétail américain. Un petit film intéressant, sans doute conçu pour être dans la lignée de LA VIE DE LOUIS PASTEUR, mais dont le contexte rural et agricole rappelle aussi TOUS LES BIENS DE LA TERRE.
Somme toute, Carlotta offre une bonne petite édition de TOUS LES BIENS DE LA TERRE, rendant largement disponible ce film rare et méconnu en France. Le tout étant servi avec un travail éditorial et technique de bonne qualité, nous ne voyons aucune raison de bouder cette galette digitale.