54 lycéennes se jetant sous les roues du métro de Tokyo, un site internet prophétisant des suicides collectifs, un ruban constitué de plusieurs centaines de carrés de peau humaine retrouvé par la police, un girls band de jeunes adolescentes chantant une pop aux paroles très ambiguës… Quel vent de folie souffle sur la capitale japonaise ? L'inspecteur Kuroda et son équipe vont tenter de trouver une réponse à cette vague insensée de suicides et de mystères.
On vous avait déjà parlé de SUICIDE CLUB, le film choc qui fit découvrir internationalement l'auteur japonais Sion Sono, à l'occasion de notre chronique de l'édition américaine du titre. La sortie du disque français nous donne l'opportunité de revenir sur ce film insaisissable, qui se consolide avec les années une réputation de film culte. Un terme trop souvent galvaudé, mais dont l'emploi est ici justifié. Comment qualifier autrement la force d'impact de ce petit film venu de nulle part qui, sous ses airs de film d'horreur post-RING, nous enferme pendant 90 minutes à l'intérieur d'un théâtre de l'absurde aussi outrancier que glaçant. Bien qu'il prenne le masque du thriller, SUICIDE CLUB n'obéit à aucune règle ni schéma. Avec ce film, Sion Sono laisse vagabonder sa pensée et sa réflexion sur le malaise qui secoue ses concitoyens et les pousse au suicide. Suicide des adultes lorsqu'ils sont acculés dans une impasse (financière et/ou familiale), suicide des jeunes qui refusent de s'abandonner dans l'hyper compétitivité de la société japonaise, et enfin suicide des adolescents tout simplement parce que c'est à la mode !
SUICIDE CLUB est un film en colère. Il contient la colère d'un auteur devant ce problème de santé national. Il dénonce autant l'absence de point de vue de la société japonaise sur le suicide (qui est vu, contrairement à nous, comme une «sortie» somme toute honorable d'une crise jugée grave). Sono est également ulcéré par le traitement des médias et de certains gougnafiés prompts à profiter de ce mal être ambiant pour alimenter leurs fonds de commerce. Citons Wataru Tsurumi, «l'auteur» de l'hallucinant «Guide complet du suicide», un best-seller vendu (librement) à plus d'un million d'exemplaires au Japon. L'homme nous explique concrètement quelle méthode utiliser en fonction de différents critères à privilégier (comme l'efficacité, la souffrance, la rapidité d'action, ou la «propreté» du cadavre). Un livre incroyablement sulfureux, ouvertement responsable de nombreuses morts (et notamment de la «mode» du suicide à la brique de charbon), mais qui fait impunément la une des médias tout simplement parce qu'il «se vend bien». Le livre inspirera d'ailleurs deux films d'horreurs opportunistes, THE SUICIDE MANUAL et sa séquelle, enclenchés juste derrière le succès de SUICIDE CLUB.
Bien entendu, Sion Sono regarde l'accueil réservé à Tsurumi et son guide avec consternation. Dans SUICIDE CLUB, il transforme l'écrivain en groupe de fillettes de douze ans chantant des chansonnettes sucrées aux paroles outrageuses : «le monde est un puzzle, tout le monde est une pièce, si tu ne trouves pas ta place dans le puzzle, tu la trouveras au ciel»… Un girls band infantile massivement apprécié dans tout le pays et par tous les âges, infiltrant la bonne parole du suicide dans le quotidien le plus banal. Sion Sono profite donc de SUICIDE CLUB pour donner son point de vue particulièrement cynique sur la société de son pays, même s'il doit pour cela mettre en berne l'intrigue principale de son film. Le fil rouge du récit, l'enquête policière essayant d'élucider le spectaculaire suicide collectif des lycéennes dans le métro, est de ce fait régulièrement mis entre parenthèse le temps d'insérer les différents «billets d'humeurs» de Sono. C'est en quelque sorte la limite du film. SUICIDE CLUB part souvent dans tous les sens, n'arrivant même pas à se décider sur un véritable personnage principal. A la fin du film, le mystère sera encore plus épais qu'à son commencement, ce qui ne manquera pas d'agacer les partisans des narrations plus classiques.
Mais réduire SUICIDE CLUB à l'avortement de son intrigue policière serait une erreur. Le film fonctionne plus comme une mosaïque de scènes folles, un zapping des maux d'une société japonaise aux abois. On ressort du film avec une suite de séquences improbables gravée dans la tête : le premier suicide collectif dans le métro, des adolescents improvisant par jeu un saut groupé depuis le toit de l'école, la secte de glam rockers laissant exprimer leurs instincts les plus bas dans un bowling désaffecté. Sono caviarde également son film de nombreux interludes musicaux qui sont pour beaucoup dans la charge émotionnelle de son SUICIDE CLUB. Comme cette petite comptine enfantine qui sert de clip à un enchaînement de suicides improbables aux quatre coins de la ville (avec une mère qui se coupe méthodiquement la main devant sa petite fille, ou encore des comédiens qui s'égorgent sur scène). En équilibre sur le fil ténu de l'humour grotesque et de la charge provocatrice, Sono construit ainsi l'intégralité de son film. SUICIDE CLUB défie donc toute analyse. C'est une expérience qui se vit, qui nous secoue, et qui ne s'oublie pas !
SUICIDE CLUB nous arrive en France, dans une édition qui a l'excellente idée de coupler le film avec sa (fausse) séquelle, le formidable NORIKO DINNER'S TABLE. L'image reprend malheureusement les caractéristiques passables du disque américain : image au format mais non anamorphosée pour le 16/9 et étalonnage douteux. En résulte une image peu profonde et une colorimétrie altérée, comme sur les excès gores qui se parent de tonalités orangées. Le rendu est cependant moins verdatre et plus lumineux que sur le Zone 1. La piste sonore est un stéréo d'origine de bonne facture, auquel est ajouté un doublage français inédit. Rayon bonus, outre des bandes-annonces, l'éditeur fait l'effort de suppléments exclusifs. Un premier module donne la parole à Sion Sono pour une interview sur le film et sur son attitude de cinéaste. L'occasion de se familiariser avec la vision très particulière de l'auteur, et d'y trouver au passage quelques clefs sur son œuvre (comme son rapport à la famille). Si l'entretien se suit sans déplaisir, il faut quand même prévenir que le rendu sonore de l'ensemble est de mauvaise qualité. Plus informatif, un documentaire du journaliste Julien Sévéon revient en détails sur le problème du suicide au Japon. L'occasion d'une remise en perspective culturelle et historique de la question, tout en ouvrant sur les nombreux films ou livres qui se seront emparés (avec des buts plus ou moins nobles) du sujet. Un exposé passionnant qui fait pourtant très froid dans le dos.