Au début des années soixante, le cinéaste Alain Resnais demande à Chris Marker de rédiger l'histoire de son prochain long métrage. Le géniteur des STATUES MEURENT AUSSI (1953) refuse mais il conseille parallèlement à son ami de lire l'ouvrage de Jacques Sternberg, intitulé “Un jour ouvrable”. Conquis par ce texte, Resnais contacte l'écrivain belge lequel accepte immédiatement d'offrir à son nouveau collègue un scénario. Cinq ans devront être nécessaires à nos artistes pour conjuguer des sensibilités pourtant très proches. Privilégiant la forme brève et la science-fiction, les contes de “La Géométrie dans l'impossible” (1953) ainsi que “La Géométrie dans la terreur” (1958) affichent quelques affinités avec les univers déstructurés et oniriques dépeints dans HIROSHIMA MON AMOUR (1959), L'ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD (1961) ou MURIEL OU LE TEMPS D'UN RETOUR (1963). Apparente discontinuité du temps, répétition de l'événement, amours tragiques et réflexion sur l'influence de l'hypothèse dans l'existence, les deux hommes admettent des obsessions bien identiques, à l'origine du film JE T'AIME, JE T'AIME. Resnais choisit d'emblée Claude Rich comme interprète principal et ce suivant une intuition dont l'avenir illustre le bien-fondé. Aux côtés du séduisant acteur, la charmante Olga Georges-Picot incarne une fiancée inoubliable tandis que l'apparition d'illustres artistes tels Robbe-Grillet, Jean-Claude Romer et Jorge Semprun relève d'un simple mais amusant clin d'oeil. Magnifiée par la superbe musique de Krzysztof Penderecki, l'oeuvre se trouve projetée sur les écrans en 1968.
Suite à l'échec de son suicide, Claude Ridder (Claude Rich) est contacté par des scientifiques lesquels proposent au malheureux jeune homme de retourner dans le passé pour une minute. Notre héros accepte de se prêter à l'expérience. Le voyage dans le temps ne se déroule pas comme prévu puisque faisant évoluer Claude dans les méandres chaotiques des trois ou quatre dernières années passées en compagnie d'une belle jeune femme nommé Catrine (Olga Georges-Picot).
Alain Resnais aborde donc le fameux thème du voyage dans le temps en le subordonnant à quelque postulat philosophique. Le dysfonctionnement de la machine qui pousse notre protagoniste à revivre divers moments de son passé relève du subterfuge narratif pour octroyer au réalisateur la possibilité de dévoiler les innombrables strates occultes à l'origine de l'existence tangible et onirique. En effet, l'expérience scientifique met en exergue la grande complexité d'une aventure intime dont l'apparent déterminisme s'efface au bénéfice d'instants uniques, imperméables à toute (re)lecture diachronique. En ce sens, JE T'AIME, JE T'AIME surprend d'emblée le spectateur qui s'attendait naturellement à découvrir via ce retour aux sources, les véritables motivations du suicide. Si celui-ci est évoqué rapidement quoique relativement élucidé, notre attention se porte davantage sur l'étrangeté de maintes séquences soumises à l'éclatement de l'espace-temps classique. La juxtaposition des dites tranches de vie suppose une compréhension particulière du récit, fondée sur la disparition de l'omniscience du public au profit d'une complète identification au héros. Comme ce dernier, nous nous plierons aux règles d'un univers où l'immédiateté du ressenti et des démarches corrélatives prévaut sur la logique causale. Scènes de rencontre, de conversation, disputes ou même ruptures; la relation tumultueuse entretenue par Claude Ridder avec la belle Catrine se redécouvre grâce aux lacunes de l'appareil. La discontinuité "diégétique" tend à valoriser chaque épisode afin d'en promouvoir l'unicité chronologique et la polyvalence temporelle.
Certes concrète, une situation déterminée implique parallèlement une multitude de possibles lesquels, non aboutis dans la réalité, exercent leur action au sein du rêve. Partant de ce principe, le cinéaste remet en scène à deux voire trois reprises, une anecdote tout en faisant subir à cette dernière de très subtiles variations. Une même opération — l'homme sortant de l'océan et s'avançant sur la plage — se trouve réintroduite dans la fiction quasi à l'identique en exceptant des angles de vue ainsi qu'une gestuelle différents. Si le passé demeure irréversible, sa reformulation rétrospective dévoile l'influence de contingences concomitantes. Picasso de la pensée, Resnais parvient à exprimer la "multitemporalité" de l'existence. Cette mobilité universelle explique le morcellement du flux narratif. Les saynètes paraissent s'enchaîner arbitrairement, le songe se mêle à l'avéré, le présent au souvenir. Aussi une baignoire ainsi que sa charmante résidente apparaissent-elles dans un bureau et la souris, faisant partie de l'expérience, passe-t-elle près de nos amants sur une plage.
Évoluant au sein des “tout possible”, la caméra revient principalement sur ces années de vie commune pour souligner à coups de temps morts (Ridder attend un tramway sans que nous ne sachions vraiment pourquoi), de scènes difficilement interprétables (Ridder nageant dans l'océan) et d'intrusions étranges (notamment une femme blonde), l'extrême fragilité d'un monde toujours appréhendé en négative. L'omniprésence pour ne pas dire la primauté des sphères hypothétiques nourrit la thématique de l'interstice, espèce de no man's land stérile et insondable où l'homme comme l'oeuvre côtoient leur propre néant. Outre l'incohérence présumée du montage, le motif de l'engloutissement surgit régulièrement. Notre cobaye semble s'enfoncer dans la machine, s'immerge dans l'océan, compare la femme aimée à un immense marécage. De même, la musique s'interrompt parfois brusquement, les images se télescopent et les dialogues n'aboutissent pas toujours. Conformément à l'appareil défectueux, les cadres référentiels sous-tendent des failles, retranscriptions métaphoriques de leur proximité avec ce qui les nie par excellence ; l'absence. Le “ce qui aurait pu être” et donc n'existe pas dans le réel vient perturber l'espace fantasmatique dépeint. Effective et symbolique, la répétition de l'incident se veut par conséquent toute relative puisque faussée par de légères modulations. Alléguant la célèbre formule d'Héraclite comme quoi “on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”, JE T'AIME, JE T'AIME révèle l'extraordinaire polymorphisme d'un univers dont chaque composante admet un nombre incalculable de variantes. Toutefois, ce chaos cosmique contient une constante en la personne du héros.
Claude Ridder possède des caractéristiques psychologiques précises. Décalé, notre Pierrot contemporain éprouve l'absurdité du quotidien avec une nonchalance souvent très amusante. Gratte-papier puis romancier, le protagoniste n'a que mépris pour le travail, dialogue avec l'horloge parlante ou ironise sur les cimetières. En dépit de ses infidélités, l'homme aime profondément Catrine, quitte à faire preuve d'un romantisme exacerbé. Apparition flaubertienne, conversations sur une plage déserte, tendres caresses sous la couette et les inévitables disputes ; l'amour se concrétise progressivement, nouant des liens qui deviendront des chaînes pour l'amant. Dilemme d'un être pris dans l'inextricable tourbillon d'une passion castratrice, le scénario serait convenu s'il n'impliquait une réflexion sur l'atemporalité d'un sentiment pourtant protéiforme. Réexpérimenté et par la même réévalué, l'émoi conserve sa densité tout en se développant singulièrement lors du “deuxième” voyage. Déstructuré, le parcours sentimental demeure cohérent - rencontre, adoration, rupture - mais vu et en cela interprété dans une optique inédite. Faute de progression causale, l'histoire exploitera une logique unique, celle inhérente aux contingences occultes de la vie. Parce qu'il refuse de prendre quelque responsabilité, Claude s'interdit d'anticiper et donc de provoquer les événements. Point de réflexion préalable mais une soumission aux affects et gestes subséquents. À ce titre, Resnais use d'un montage essentiellement fondé sur la similitude d'actions ou effusions. Ridder s'allonge auprès de sa maîtresse puis de Catrine, demande à un quidam comment il va, le plan suivant montrant une femme en pleure... La présence au monde et par élargissement au partenaire revêt une importance primordiale qui justifie d'ailleurs l'omniprésence de notre héros au centre de l'image. Sans adhérer à l'existentialisme sartrien, l'artiste remplace le cogito de Descartes par l'immanence de l'affection. J'“aime donc je suis” et la disparition de l'autre explique ainsi les maintes et maintes suicides qui au théâtre comme en littérature ou cinéma concluent les grandes tragédies.
Les éditions montparnasse proposent un DVD pourvu d'excellentes propriétés techniques. En 16/9ème et format respecté 1.66, l'image suffisamment contrastée et bien définie bénéficie d'une compression parfaite. Le son - mono d'époque en Dolby Digital 2.0 - met en valeur la superbe bande originale de Krzysztof Penderecki. La qualité variable des dialogues reste inhérente aux différentes conditions de prises de son lors du tournage. Du très très bon travail!
Outre un livret plutôt complet de 32 pages, les éditions montparnasse agrémentent leur DVD de trois bonus, au demeurant tous chapitrés, fort à propos. Un entretien avec Claude Rich permet ainsi de mesurer le professionnalisme et le sérieux d'un cinéaste qui n'hésite pas à demander aux comédiens de s'investir pleinement, quitte à vouloir faire fusionner vies réelle et fictionnelle. L'acteur avoue par exemple qu'il porte ses propres costumes au sein du métrage. Souvent austère et laborieuse, l'ambiance de tournage s'explique très certainement par le perfectionnisme légendaire du réalisateur. Diverses analyses de Claude Ridder illustrent encore la perspicacité dont l'indéniable talent de Rich bénéficie naturellement. Réalisée par François Thomas et comprenant le témoignage du scénariste, la “Rencontre Resnais-Sternberg” revient sur l'importance de l'écriture au sein de l'oeuvre du premier et offre une analyse, certes succincte, du film. Moins pédagogique mais également passionnant, Alain Resnais revient d'abord sur les grands thèmes tels le “fantastique mélancolique” ou “la sensation du dérisoire” pour s'attacher ensuite à applaudir la prestation de Claude Rich et le génie du musicien Krzysztof Penderecki. Deux trois anecdotes reviennent à la mémoire de l'artiste quant aux conditions de production et la présentation manquée à Cannes en mai 68. En bref, un DVD incontournable.