Si nous associons immédiatement Neil Jordan au poste de metteur en scène, cet irlandais débuta pourtant en tant qu'écrivain. Sa transition vers les métiers du cinéma se fit à deux occasions. D'abord, il approcha John Boorman pour lui soumettre un scénario, lequel enthousiasma le réalisateur de DELIVRANCE. Le projet ne se concrétisa pas, faute de moyens financiers adéquats, mais Jordan participe néanmoins à l'écriture d'EXCALIBUR, pour lequel il se voit créditer en tant que "Creative associate". Par ailleurs, Jordan rédige un autre scénario, transposé à l'écran par le réalisateur irlandais Joe Comerford sous le titre TRAVELLER. Déçu par celui-ci, l'écrivain décide que, désormais, il mettra lui-même en scène ses scénarios. C'est ainsi qu'il dirige ANGEL, son premier long métrage, un drame noir produit par John Boorman, s'inscrivant dans le contexte de l'Irlande du Nord.
Au début des années quatre-vingts, la chaîne de télévision britannique Channel 4 envisage de transposer La compagnie des loups, une nouvelle écrite par l'écrivain Angela Carter, sous la forme d'un téléfilm d'environ une heure. Neil Jordan s'intéresse au projet et, avec Carter, il souhaite en faire un long métrage destiné au cinéma. Toutefois, la réunion d'un financement pour un projet aussi original pose des problèmes. Neil Jordan parvient pourtant à trouver un producteur en la personne de Stephen Woolley, alors directeur de la firme Palace, qui rencontrait un très grand succès en distribuant des films d'horreur en vidéo et qui était, par ailleurs, directeur de la mythique salle de cinéma londonienne The Scala, elle aussi spécialisée, entre autres, dans la diffusion d'œuvres fantastiques. Les deux hommes parviennent alors à obtenir le soutien de la firme anglaise ITC, fondée par Sir Lew Grade et productrice d'œuvres cinématographiques (LA GRANDE MENACE…) et télévisuelles (la série COSMOS 1999…). Stephen Woolley et Neil Jordan continuent à collaborer en tant que réalisateur et producteur encore aujourd'hui, en 2005.
Au vu de la nature insolite du film, ses créateurs décident de le tourner intégralement aux studios de Shepperton, à l'exception de quelques extérieurs (essentiellement le jardin de la villa familiale). Pour créer et construire la forêt et le village, Jordan choisit Anton Furst, qui a déjà collaboré aux décors de MOONRAKER et d'ALIEN. Enfin, pour les effets spéciaux de maquillage, on choisit Christopher Tucker, lequel s'était particulièrement fait remarquer pour ses travaux sur ELEPHANT MAN et LA GUERRE DU FEU.
Si le rôle de Rosaleen est confié à une débutante (Sarah Patterson, recrutée dans le cadre d'un casting dans des lycées anglais), la distribution de LA COMPAGNIE DES LOUPS contient son lot de vedettes britanniques, à commencer par Angela Lansbury (LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY, UN CRIME DANS LA TETE…) dans le rôle de la grand-mère. Nous reconnaissons aussi David Warner (C'ETAIT DEMAIN, TRON…), ou dans une courte apparition démoniaque, Terence Stamp (L'OBSEDE, HISTOIRES EXTRAORDINAIRES…). Enfin, les amateurs de New Wave reconnaîtront la chanteuse Danielle Dax dans le rôle de la femme loup.
Rosaleen, une adolescente qui passe le plus clair de son temps à lire et à rêver, sombre dans un profond sommeil… Dans ses songes, elle se voit comme une petite paysanne des temps passés à laquelle sa grand-mère raconte sans cesse des histoires pleines de légendes surnaturelles dédiées aux terribles créatures qui hantent la forêt. Les plus redoutables d'entre elles seraient ces êtres mi-homme mi-loup, dont la fourrure se trouverait cachée sous leur peau humaine.
Au début des années quatre-vingts, le monstre classique qui connaît le plus grand succès s'avère indéniablement le loup-garou, lequel bénéficie notamment des évolutions apparues dans le domaine du maquillage au cours des années 1970, dans la foulée de titres tels que LA PLANETE DES SINGES et L'EXORCISTE. HURLEMENTS de Joe Dante et, surtout, LE LOUP-GAROU DE LONDRES de John Landis impressionnent ainsi par leurs trucages qui, plutôt que d'employer les habituels effets de raccords (LE MONSTRE DE LONDRES en 1935), de fondus enchaînés (LE LOUP-GAROU de George Waggner) ou de glace sans tain (LA BELLE ET LA BETE), emploient de nouvelles techniques, notamment des effets d'animatronique, pour restituer les métamorphoses non seulement du visage des lycanthropes, mais aussi des autres parties de leurs corps, tels que leurs bras ou leurs pattes qui se déforment horriblement devant nos yeux. Dans la foulée de ses deux succès, nous trouvons d'autres titres, tels que les comédies FULL MOON HIGH et TEEN WOLF. Des œuvres plus complexes et allégoriques approchent des thématiques semblables : WOLFEN, d'une part, ou, justement, LA COMPAGNIE DES LOUPS.
Le film de Neil Jordan adopte d'emblée une forme complexe. Son prologue nous révèle que l'action que nous allons suivre se déroule dans les rêves d'une fillette qui, à la manière d'ALICE AU PAYS DES MERVEILLES ou de la Dorothy du MAGICIEN D'OZ, se trouve entraînée dans un tourbillon d'aventures oniriques. Toutefois, LA COMPAGNIE DES LOUPS, adapté d'une simple nouvelle, complique encore la donne en parsemant ce rêve, axe principal de sa narration, d'autres petites histoires racontées indirectement. Celles-ci sont pour la plupart relatées par la grand-mère (les mariés), ou bien par Rosaleen lorsqu'elle rapporte une histoire racontée par sa Mamie (la fête des gentilshommes) ou inventée par elle-même (la femme loup). A la manière des contes des Milles et Une Nuits, LA COMPAGNIE DES LOUPS adopte alors la forme d'une série d'épisodes scandant un récit principal, c'est-à-dire l'aventure de Rosaleen la petite fermière, aventure constituant en fait la courte nouvelle d'Angela Carter elle-même.
Ce récit central s'inspire bien entendu du petit chaperon rouge de Perrault. Une petite fille se rend régulièrement chez sa grand-mère, mais la région vit dans la peur des loups qui dévorent les paysans et les voyageurs. La grand-mère avertit alors la jeune fille qu'elle ne doit en aucun cas quitter le sentier lorsqu'elle va dans les bois. Surtout, plutôt que de la mettre en garde contre les loups eux-mêmes, elle lui enseigne la peur d'hommes monstrueux, êtres susceptibles de se changer en loup. A travers ces contes surnaturels, elle incite en fait la jeune fille à se méfier des signes de la virilité (la pilosité masculine, associée au Diable lui-même) et lui inculque la "peur du loup", autant dire la peur des hommes et de la sexualité en général.
En se basant sur les écrits d'Angela Carter, laquelle considère les contes pour enfants comme les engrenages d'un mécanisme social incitant les jeunes femmes à refouler leur sexualité, les auteurs de LA COMPAGNIE DES LOUPS refusent donc de laisser se terminer son récit selon la morale classique, voulant que la grand-mère soit sauvée et que le loup, le monstre, soit détruit. Ici, en fin de compte, la grand-mère elle-même constitue une force négative, tandis que la fillette finira par surmonter les pulsions inhibitrices inculquées par la vieille femme et saura s'abandonner à la compagnie et à la tendresse des loups.
Au-delà de son approche adulte et singulière des contes de fée, LA COMPAGNIE DES LOUPS s'avère un superbe livre d'images, baignant dans une ambiance visuelle à la fois étrange et magnifique. Se déroulant dans un XVIIIème siècle idéalisé, le film adopte les décors artificiels d'une forêt de studio dans laquelle les disproportions et les anachronismes pullulent, qui apportent ainsi une touche unique de surréalisme féerique. Suite de tableaux raffinés, à la fois enchanteurs et inquiétants, il décline sans relâche des images mémorables, telles la découverte du nid de la cigogne, l'épisode du festin, ou encore le final halluciné, porté par la splendide musique de George Fenton.
Si nous devions émettre quelques minuscules réserves , nous évoquerions certains effets spéciaux qui ont moyennement bien vieilli, et nous regretterions une narration tendant parfois à trop se fragmenter en petits sketchs, pas toujours égaux. Pourtant, alliant de superbes images à un propos ambitieux et original, ce film se classe sans problème parmi les belles réussites du cinéma fantastique mondial des années quatre-vingts. A sa sortie, LA COMPAGNIE DES LOUPS rencontre un accueil positif, mais Neil Jordan retourne, aussitôt après, à un genre plus réaliste avec MONA LISA, lequel vaut à l'acteur Bob Hoskins une nomination aux Oscars et un prix d'interprétation à Cannes. Jordan revient néanmoins au surnaturel peu après, avec la comédie fantastique HIGH SPIRITS.
LA COMPAGNIE DES LOUPS a déjà connu plusieurs éditions dans divers pays, mais la plupart s'avérèrent décevantes à cause de l'absence d'un télécinéma 16/9 (USA et Espagne) ou d'une qualité d'image jugée médiocre (le disque allemand). Seul le disque italien semblait un achat intéressant, mais il ne contient pas de sous-titres ou de bande-son français. Ce film est arrivé en France au cours de l'année 2004, au sein de la collection "Frissons" de l'éditeur Elephant, dans une édition que nous allons tester ici.
Ce disque propose LA COMPAGNIE DES LOUPS dans son format 1.85 d'origine, avec un télécinéma 16/9. La copie bénéficie de génériques en anglais, bien qu'elle s'ouvre sur un titre en allemand. Bref, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Hélas, nous devons constater que la copie proposée est vraiment passable. Couleurs délavées, contrastes hésitants, définition grossière et autres soucis de compression dans les scènes les plus sombres aboutissent à un résultat certes regardable, mais tout de même décevant au vu des superbes qualités visuelles originelles de ce film.
En guise de bande-son, nous trouvons des mixages en 5.1 des pistes sonores originales (lesquelles étaient mixées en Dolby Stéréo) en anglais, en français et en allemand. Techniquement, la piste la plus satisfaisante est sans doute la française. Le résultat est aussi discret qu'honnête, bien que parfois un peu dur dans les aiguës. On regrette peut-être l'absence des mixages stéréo d'origine.
Enfin, le DVD offre quelques suppléments agréables, essentiellement sous la forme de texte, à travers des biographies et des filmographies de l'équipe du film, des informations sur sa production, sur Freud et sur le mythe du loup-garou, ainsi que la retranscription du conte du "Petit chaperon rouge". De plus, nous pouvons visionner la bande-annonce française d'époque ainsi que celles des autres films de la collection (DOPPELGANGER, LE BEAU-PERE, HOUSE III…).
Si LA COMPAGNIE DES LOUPS était un titre fort attendu en France, il faut reconnaître que ce DVD, particulièrement en ce qui concerne la qualité de l'image n'est pas à la hauteur des espérances. Il reste, pour le moment, le seul recours pour les spectateurs ne comprenant pas l'anglais.