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Au premier abord, James Bond est bien le héros positif que tout le monde connaît, l'agent viril qui gagne toujours à la fin, sauve le monde et emporte l'héroïne. Mais à bien y réfléchir, son invincibilité a quelque chose de suspect. L'invincibilité, me direz-vous, est l'attribut de tout héros mythique. Sauf que les héros mythiques, malgré leur force inouïe et leurs innombrables exploits, finissent quand même par mourir (on a tendance à l'oublier), et parfois dans d'atroces souffrances : que l'on songe au sort peu enviable d'Hector, d'Achille, ou à celui, horrible, d'Héraclès. Bond, lui, ne meurt pas. Et s'il ne meurt pas, c'est peut-être qu'il ne peut pas mourir. Comme Tintin, me direz-vous. Mais Tintin ne sème pas la mort…
Une scène en particulier, au cœur d'un film par ailleurs inégal (DEMAIN NE MEURT JAMAIS), est à ce titre significative : piégé dans une chambre d'hôtel, à côté du cadavre de sa bien-aimée Paris (Teri Hatcher), Bond est mis en joue par un tueur impitoyable, assis tranquillement en face de lui. Notre héros, désarmé, s'apprête donc à rejoindre Paris (c'est du moins ce qu'annonce le bulletin télévisé d'Elliot Carver, qui l'a déjà enterré !). Mais, à la suite d'un coup de fil providentiel qui interrompt comiquement le discours sinistre du méchant, Bond se saisit du bras de son adversaire et retourne lentement l'arme contre lui. C'est là que le metteur en scène Roger Spottiswood a un coup de génie (ce qui arrive régulièrement aux metteurs en scène de la saga) : Bond tord le bras de l'assassin et celui-ci, effaré, voit le canon de son arme se diriger inexorablement vers sa propre tempe. On a alors l'impression formidable que la main armée du méchant ne peut pas tuer 007, qu'une force naturelle, un phénomène magnétique, l'en empêche et inverse le mouvement !
Nombreux sont, dans la série, ces retournements ironiques de situation, où le Destin sourit forcément à Bond, où la Mort se retourne contre ceux qui voulaient la manipuler et épargne… son agent. Et c'est dans ces moments que le jeu froid, impassible, de Pierce Brosnan, de Roger Moore ou de Daniel Craig, prend un sens inédit. En effet, la posture hiératique de ces comédiens, en toutes circonstances, confère à 007 une troublante impassibilité, celle d'un personnage symbolique, telle la statue du Commandeur dans Dom Juan ou le Festin de Pierre, se promenant au milieu de l'agitation des simples mortels. Sur ce plan, on ne peut aller plus loin que Sam Mendes dans son ouverture grandiose de 007 SPECTRE, le jour des morts à Mexico, où Bond «tombe le masque» en en portant précisément un, celui d'un squelette, se faufilant avec délice parmi la foule des vivants en sursis. Et, dans le même film, que penser de cette scène où, ayant traversé le Styx sur sa barque, tout de noir vêtu, notre « héros » vient s'assoir en face de M. White, à la table d'un jeu d'échecs, aidant le criminel à passer dans l'autre monde ?...
A partir de ces images, et notamment de cette dernière évoquant joliment LE SEPTIEME SCEAU de Bergman, nous émettons donc une hypothèse : et si 007 était, inconsciemment, pour le public d'aujourd'hui, ce qu'était l'allégorie de la Mort, le fameux squelette avec la faux, pour les hommes du Moyen Age ? Cependant, nous dira-t-on encore, la Grande Faucheuse suscitait l'effroi, et non 007. En est-on si sûr ? A en juger par les œuvres picturales de cette époque (gravures, fresques, tapisseries), la Mort n'était pas tant représentée comme une créature démoniaque que comme une compagne, dont la visite, certes, ne faisait pas particulièrement plaisir, mais qui n'était pas pour autant anormale ou même effrayante. Rappelant aux hommes que leur temps était compté, prenant part à la danse générale, elle accomplissait simplement sa mission. Et cette mission n'est-elle pas, en définitive, celle de l'agent secret ?
Chacun a noté comment, dès sa création littéraire, dans les années 1950, puis au moment des premiers films, les auteurs insistent avec délectation sur le permis de tuer de Bond et son absence de pitié. C'est déjà en soi un indice. Mais, sur le plan de l'image pure, celle qui s'imprime dans l'inconscient collectif pour des décennies, la célèbre allégorie médiévale ne réapparaît-elle pas à travers le sourire sardonique de Sean Connery sur les affiches de DR NO, ne la retrouvons-nous pas dans sa silhouette noire et émaciée, penchée sur les autres personnages ? On devine également la Faucheuse dans le regard ténébreux de Roger Moore sur les affiches de VIVRE ET LAISSER MOURIR ou de L'HOMME AU PISTOLET D'OR, moderne Thanatos triomphant du chaos semé autour de lui...
Du reste, n'est-il pas étonnant, de notre part, d'admirer un homme qui tue d'autres hommes, sans passer par la case tribunal ? En tant que démocrates, nous devrions rejeter en bloc ce tueur impitoyable et n'y trouver aucun plaisir, mais c'est loin d'être le cas. C'est donc que cette étrange créature répond à un besoin profond de notre société, un besoin qui remonte au moins à l'antiquité, celui de personnifier le Destin inéluctable, de figurer, métaphoriquement, la Mort en train de punir les êtres vaniteux qui tentent de lui échapper. Ce n'est pas un hasard si, au même moment que James Bond, au milieu de ces turbulentes sixties qui entérinent l'ère du consumérisme de masse, émerge un autre tueur émacié, dont la faux est là encore remplacée par le flingue : l'homme sans nom incarné par Clint Eastwood, bientôt suivi par son avatar urbain, Dirty Harry, en 1971. On peut même penser que Sam Mendes, en assimilant explicitement 007 à la Mort incarnée, rend hommage à la mise en scène sépulcrale d'Eastwood dans la dernière partie de SUDDEN IMPACT ou dans son diptyque L'HOMME DES HAUTES PLAINES/PALE RIDER.
Mais, m'objectera-t-on une dernière fois, 007 sauve la planète dans chaque film, c'est bien qu'il ne veut pas la mort de ses contemporains ! Ce à quoi l'on pourrait rétorquer que si 007 sauve le monde, c'est peut-être pour empêcher le méchant d'accomplir de manière barbare, massive, anonyme, une tâche qui est la sienne, lui qui, à l'instar de la Faucheuse, préfère enlever les âmes au compte-goutte, soigneusement, en bon artisan et non en industriel. Pensons à l'exécution suave du professeur Dent dans DR NO, baignée d'une pénombre et d'une patience arachnéennes, ou, de l'autre côté du… spectre temporel, à l'assassinat de Dryden au début de CASINO ROYALE, dans une ambiance tout aussi feutrée.
C'est que la Mort est délicate. Ce n'est pas un monstre. Comme dans ORPHEE de Jean Cocteau, elle peut même tomber amoureuse. Mais, figure authentiquement tragique, elle se voile parfois la face, elle oublie pendant quelques heures que cet amour lui est interdit, du moins en ce monde. Et si d'aventure il lui prend de se marier (AU SERVICE SECRET DE SA MAJESTE) ou de déclarer son amour (CASINO ROYALE), on devine le sort qui attend la malheureuse élue. A la place de Madeleine Swann (Léa Seydoux), nous nous méfierions. Même sans le vouloir, la Mort est contagieuse…
Si, décidément, cette analogie entre Bond et la Faucheuse vous semble encore incongrue, surtout en regard de la période «innocente» de Roger Moore (ce serait d'ailleurs oublier l'ambiance mortuaire de ses deux premiers opus, déjà cités), vous ne pourrez nier que les derniers Bond, notamment depuis l'arrivée du trio de scénaristes Neal Purvis/Robert Wade/John Logan (ce dernier étant obsédé par la violence et l'Enfer ; voir GLADIATOR, ALIEN : COVENANT ou la série gothique PENNY DREADFUL), jouent ouvertement avec le thème. Avec eux, Bond revient littéralement d'outre-tombe.
Au fond, cette symbolique est normale pour des films réalisés dans une époque de transition, semblable à l'an 1000, qui voit l'humanité marcher vers l'Inconnu, sur une passerelle instable, tendue entre deux millénaires. Si, officiellement, en notre ère ultra technologique, les vieilles croyances n'ont plus cours, elles sont pourtant toujours là, au fond de nos cœurs. Rien de sinistre cependant : en un temps où elle est systématiquement occultée, que ce soit sur le plan cosmétique (effacer les traces du vieillissement sur la peau) ou génétique (régénérer les organes par clonage, pour vivre plus de 200 ans), Bond nous rappelle de manière salutaire que la Mort est une épouse qu'on ne peut délaisser.
Ainsi donc, si son allégorie médiévale est passée de mode, et si la science cherche à la faire disparaître, la Mort est revenue depuis 60 ans, sous un autre avatar, se payant le luxe de se faire admirer par des millions de spectateurs de par le monde. Entre nous, elle nous a bien eus. Mais, après toutes ces années, cela nous permet enfin de comprendre pourquoi, dans la scène du crématoire des DIAMANTS SONT ETERNELS, Sean Connery sort aussi frais et souriant de son cercueil !...