Enki Bilal est un auteur de renom dans le monde de la bande dessinée et plus largement de l'édition française et internationale. Mais c'est sur le terrain des salles obscures qu'il s'est illustré en mars 2004 avec le film IMMORTEL (AD VITAM). Il adapte avec ce long métrage deux des trois albums constituant la trilogie Nikopol (La Femme Piège et La Foire aux Immortels).
New-York, 2095. Jill est d'un genre d'androïde rare, aux cheveux et aux larmes bleus, qui possède en outre la qualité remarquable de pouvoir engendrer la progéniture des dieux. Elle attire donc la convoitise de Horus ; ce dernier, jugé par ses pairs, vient de perdre l'immortalité et ne dispose que de sept jours pour retourner sur terre et profiter du monde qu'il a contribué à créer. Il s'agit pour lui de trouver une enveloppe corporelle humaine qui lui permette de se reproduire pour sauver ce qui lui reste d'éternité. Il jette son dévolu sur Nikopol, ancien activiste d'extrême gauche, justement échappé par ‘miracle' de son cocon-prison. Horus tire alors les ficelles et force l'union de Nikopol et de Jill.
IMMORTEL est un objet hybride né de l'imaginaire des mondes d'Enki Bilal, créés dans ses bandes dessinées, un objet d'animation 3D mais intégrant des acteurs en chair et en os. L'univers du film est un lieu commun de la science-fiction d'anticipation ; New York devient un modèle de cité totalitaire, gouverné par la dictature médicale et génétique d'une compagnie pharmaceutique —eugenics—, qui manipule en sous main les politiques. Cette dictature a su emprisonner les dissidents mais ils restent présents par leur pensée, qui génère des messages subversifs flottant dans l'atmosphère. Or la sécurité du système est remise en cause pas la présence d'une pyramide, instance divine menaçante. L'arrivée des dieux offre une issue possible pour l'esprit du peuple dont les corps sont contraints et mutilés par eugenics.
L'événementiel choisi par Bilal, outre l'arrivée des dieux, est la période des élections, ce qui permet à l'auteur de peindre une satire appuyée du système politique ainsi que de ses perversions ; mais le thème, extrêmement présent dans les deux bandes dessinées n'apparaît ici qu'en filigrane : «les réminiscences de l'esprit de Nikopol sont là pour rappeler le contexte politique, pour montrer qu'il existe encore une lutte, mais que le combat est perdu, que le socialisme s'est incliné peut-être définitivement devant le capitalisme et la mondialisation.» confie-t-il à Mad Movies lors de la sortie du film.
Que reste-t-il alors aux êtres en marge socialement, ou ethniquement, aux opposants ? Cet échappatoire divin, ou peut-être une subversion plus diffuse, introduite par John, personnage énigmatique (Frédéric Pierrot, totalement emmailloté de tissu noir), aux pouvoirs démiurgiques (une image du réalisateur intervenant dans son film, générant des personnages et les propulsant dans le décor), qui fait passer dans New York des êtres androïdes tels que Jill.
Dans ce monde proche de l'implosion, étouffant, ultra travaillé (la plupart des B.D. de Bilal fournit bien sûr un modèle parfait), l'une des grandes réussites du film, le spectateur ne peut qu'adhérer aux personnages (Nikopol et Jill). Pourtant le constat est assez désabusé : l'instance divine gouverne les hommes, et son ascendance n'est en rien bienveillante. Bilal rapproche ainsi son intrigue de celle de la tragédie classique primitive, renforçant le rôle omniprésent de la divinité, son caractère omnipotent, et amplifiant la notion de destinée. Il se sert pour cela non pas de la mythologie gréco-latine, mais place ses personnages dans un futur subordonné aux volontés des dieux d'origine égyptienne : Horus, le dieu à tête de faucon, mais aussi Anubis, le dieu des morts et Bastet, qui s'assure que la loi divine est appliquée : ils veillent tous deux à faire appliquer la sentence dont est frappée Horus.
Le personnage de Jill possède aussi des caractéristiques divines, dans le sens où elle est l'un des seuls êtres à pouvoir être fécondé par un dieu. Elle est affublée aussi d'attributs divins, telles ses larmes qui rappellent les larmes d'Isis, responsables des crues du Nil, images de la cruauté de Seth. Isis pleurait en effet, en s'étant coupé les cheveux, son époux Osiris, anéanti par Seth. Comme Isis, Jill est une déesse mère, engendrant les dieux. Cependant, en parallèle des dieux, au corps humain assumé, nu et sculptural, Jill paraît frêle : elle ne connaît son corps que depuis quelques heures, comme si elle était apparue avec le début du film, à la recherche de son ‘corps', de son essence même.
Le thème du corps est l'une des accroches les plus fouillées du scénario de Bilal et de Serge Lehman, qui transforme le film en fable sur l'origine. La séquence du musée, dans lequel Jill est ébahie à la découverte des corps en mouvement, corps extraits des premiers films de l'histoire du cinéma, renforce ce lien entre Jill en train de découvrir la vie, et le film en train de se faire, qui trouve dans ses entrailles, dans son histoire, une raison d'exister.
Une réflexion de cinéphile donc, couplée à un univers très personnel, voilà qui pousserait à qualifier IMMORTEL de film d'auteur (ce que ne rejette pas du tout Bilal, lors des interviews diverses présentes dans les suppléments). Il s'agit sans aucun doute d'un film d'auteur de bandes dessinées, qui souffre cependant de moments statiques, généralement produits par le traitement tout numérique des images. Mais ne boudons pas notre plaisir, car Bilal, s'il n'en est pas à son coup d'essai, promet beaucoup avec son dernier long métrage, et ouvre un passage au cinéma français vers l'animation d'envergure internationale. Il n'en est pas peu fier d'ailleurs en assurant qu'il a conçu son film tel un cheval de Troie permettant d'exporter la culture française (le film est en effet truffé de citations de Baudelaire).
Ses précédentes réalisations (BUNKER PALACE HOTEL, TYKHO MOON) n'ayant pas connu d'autre succès que d'estime auprès de la presse, Bilal s'était replongé dans le monde de la B.D. jusqu'à la demande du producteur Charles Gassot qui lui offrait des moyens inespérés pour faire aboutir le projet d'adaptation de la trilogie Nikopol.
Au départ, le projet devait se concrétiser par un film totalement numérique (expérience déjà réalisée dans un genre photo-réaliste avec FINAL FANTASY, qui avait conduit à un relatif échec), mais Bilal a fait accepter l'idée, plus coûteuse en argent et en temps, de mélanger aux images numériques, de vrais acteurs. Il peut engager pour cela Linda Hardy, miss France 1992 et mannequin reconvertie dans le cinéma via la télévision, qui trouve avec IMMORTEL son premier grand rôle. A ses côtés, Thomas Kretschmann (BLADE II, mais aussi le méchant dans LE SYNDROME DE STENDHAL), doit interpéter la plupart de son rôle dans le vide de décor (qui est en très grande partie numérique) ou de personnages, Horus étant tout numérique également. Bilal convoque également Charlotte Rampling, et plusieurs acteurs qu'il ‘numérise', Yann Colette, ou Jean-Louis Trintignant, à qui il donne le visage qu'il avait dans BUNKER PALACE HOTEL quinze ans auparavant : la plupart des acteurs n'apparaissent ainsi pas vraiment dans le film. Le projet prend corps petit à petit sous différents titres (dont LA FEMME PIÈGE), et s'étale sur près de trois ans pour aboutir à IMMORTEL.
Le film d'Enki Bilal bénéficie avec l'édition de TF1, d'un rendu parfait. L'image environ au format 1.80 est d'une netteté impeccable, le numérique permettant un rendu absolument parfait. Le son n'est pas en reste puisque la version originale (le film a été tourné en anglais) et la version française profitent de deux pistes (l'une dolby, l'autre DTS) en 6.1 très claire l'une et l'autre, rendant idéalement les détails de la bande son, qui donne une véritable identité sonore à la mégalopole futuriste. Le seul point noir restent les sous titres, qui sont inamovibles de la V.O. sur certains lecteurs DVD et agaceront les anglophones. Il existe aussi une possibilité de voir le film en version française sous-titrée pour les malentendants.
Parmi les suppléments, l'éditeur intégre un morceau de choix : plusieurs titres inédits ou rejetés de la bande originale écrits par Goran Vejvoda (qui apparaît d'ailleurs dans une courte interview). Le tout compose un album entier, accompagné pour chaque titre d'un visuel arty en image de synthèse. La musique électro et expérimentale du film trouve là une suite très appréciable, dans un son parfait en 5.1, qui prolonge l'ambiance futuriste mi-onirique, mi-glauque de l'histoire d'IMMORTEL. Les autres suppléments, nombreux certes, sont très souvent répétitifs : que ce soient les rencontres de spectateurs lors des avants premières, les Making Of, ou même le commentaire de Bilal sur le film.
Ils ont tout de même l'honnêteté de ne passer sous silence aucun des points faibles d'IMMORTEL, principalement la position du film par rapport à la science-fiction, ou par rapport au mélange des personnages de chair et d'os et des personnages de synthèse, qui sonne dans la bouche même de son auteur comme une erreur, en tout cas une faiblesse qu'il a du mal à assumer. Ces suppléments combleront certainement les fans de Bilal, qui pourront découvrir le dessinateur à sa table de travail, se défendre face aux spectateurs du film, ou proposer une cigarette à son co-scénariste dans leur entretien. Mais les cinéphiles se tourneront plutôt vers le deuxième Making Of.
Car à côté du Making Of consacré réellement à la fabrication du film, on trouve un Making Of «technique» qui contient quelques documents intéressants : la comparaison du story-board et du film sur plusieurs courtes séquences, des dessins préparatoires (qui défilent un peu vite), le Teaser datant de 2001, réalisé en très grande partie en image de synthèse et permettant (à peine, puisque seules une minute trente sont montrées) d'instaurer une idée de la progression entre les différentes parties ; puis enfin le clip de la B.O. Venus.
En fait, TF1 gave le reste des disques de quasi-vide, d'anecdotes sur la coupe de cheveux de Linda Hardy par exemple, qui sont peu satisfaisantes. Heureusement que le tout est emballé dans des menus animés magnifiques, divisés en trois parties : une partie concernant les confrontations au public, une autre sur les collaborateurs (Lehman et Goran Vejvoda), et la dernière consacrée aux deux Making Of.
C'est donc un film à la profondeur insoupçonnée, mais encore chargé de défauts, techniques et narratifs, que l'on peut re-découvrir avec cette édition DVD très complète. Elle est censée être proposée sous deux formats : l'édition double DVD qui nous a été confiée, mais aussi une édition luxe (le qualificatif convient très bien au prix pratiqué) comprenant en plus des nombreux suppléments déjà présents un livre, le CD de la musique et un dessin original dédicacé : les amateurs de B.D. et de S.F. vont devoir se précipiter puisqu'il ne sortira qu'à 2095 exemplaires numérotés (certains revendeurs étant déjà en rupture en raison des précommandes) !