Header Critique : BRAM STOKER'S DRACULA

Critique du film
BRAM STOKER'S DRACULA 1992

 

Le projet de BRAM STOKER'S DRACULA naît au milieu des années soixante-dix, sur le bureau du scénariste et producteur américain James V. Hart. Il envisage en effet une nouvelle adaptation cinématographique du roman «Dracula» de Bram Stoker, plus fidèle que les précédentes. Celles-ci sont essentiellement l'officieuse transposition NOSFERATU LE VAMPIRE de Friedrich Murnaude 1921, DRACULA de Tod Browning de 1931 (en fait basé sur l'adaptation théâtrale par Hamilton Deane) et LE CAUCHEMAR DE DRACULA de Terence Fisher de 1958.

En 1979, Universal sort un nouveau DRACULA, réalisé par John Badham (qui vient de triompher avec LA FIÈVRE DU SAMEDI SOIR), interprété par Frank Langella et Laurence Olivier. Il s'agit aussi d'une transposition de la pièce de Hamilton Deane. En Europe, l'Allemand Werner Herzog signe un remake de NOSFERATU LE VAMPIRE : NOSFERATU, FANTÔME DE LA NUIT avec Klaus Kinski. Ces deux titres de 1979 connaissent des succès considérés comme mitigés. Alors que triomphent des Slashers comme LA NUIT DES MASQUES ou des films Gore comme ZOMBIE, ces fresques gothiques et romantiques arrivent à contre-temps. James V.Hart abandonne alors son projet de nouvelle adaptation.

Au milieu des années quatre-vingts, le film de vampires fait un petit retour avec l'intrigant LES PRÉDATEURS de Tony Scott et le succès de VAMPIRE... VOUS AVEZ DIT VAMPIRE ? de Tom Holland. James V. Hart ressort alors du tiroir son scénario BRAM STOKER'S DRACULA. Ce script doit dans un premier temps être tourné comme un téléfilm, réalisé par Michael Apted. Mais le destin en décide autrement.

Dans ce téléfilm doit jouer la jeune Winona Ryder, révélée peu avant, notamment dans les films de Tim Burton BEETLEJUICE et EDWARD AUX MAINS D'ARGENT. Il est parallèlement question qu'elle joue dans LE PARRAIN III de Francis Ford Coppola, mais, pour des raisons de santé, elle se retire et se trouve remplacée par Sofia Coppola. Elle reste cependant en contact avec le metteur en scène et lui transmet le scénario de James V. Hart. Francis Ford Coppola, passionné depuis l'enfance par le cinéma d'horreur, s'enthousiasme pour le projet et veut le réaliser.

À ce moment, sa carrière est dans une position délicate. Révélé dans les années soixante-dix par sa fresque du gangstérisme LE PARRAIN, Coppola continue sur sa lancée au cours de cette décennie avec les succès critiques et publics de CONVERSATION SECRÈTE, LE PARRAIN, 2EME PARTIE et de son monument sur la guerre du Vietnam APOCALYPSE NOW. Les années quatre-vingts sont plus houleuses, au cours desquelles il alterne les succès (OUTSIDERS) et les échecs (COUP DE COEUR, COTTON CLUB).

La fin de la décennie s'avère compliquée. Il enchaîne trois films mal reçus : TUCKER qui est un gros échec commercial, JARDINS DE PIERRE à nouveau sur la guerre du Vietnam, qui passe inaperçu, et LE PARRAIN III qui ne renouvelle pas les triomphes des deux premiers volets.

BRAM STOKER'S DRACULA constitue pour Coppola non seulement l'opportunité de se frotter à l'horreur fantastique qu'il n'a pas encore approchée directement, mais aussi l'occasion de rassurer les studios hollywoodiens quant à sa capacité à mettre en scène un film qu'il n'a pas écrit, avec un budget moyen et dans des conditions contrôlées. En effet, le studio Columbia lui impose un tournage totalement en studio à Los Angeles, sans aucune prise de vue en extérieur. Certains techniciens sont choisis par le studio et non par Coppola : notamment le décorateur Thomas E. Sanders, qui vient de travailler sur HOOK de Steven Spielberg pour Columbia.

Coppola sélectionne les acteurs et bénéficie de la présence d'Anthony Hopkins, tout juste oscarisé pour sa prestation dans le thriller horrifique LE SILENCE DES AGNEAUX. Hopkins joue Van Helsing, l'ennemi juré de Dracula. Pour le reste de la distribution, le réalisateur s'oriente vers de jeunes acteurs. Winona Ryder incarne donc Mina Harker, tandis que Jonathan Harker est interprété par Keanu Reeves, lequel accumule les interprétations marquantes au cours des années précédentes (en particulier dans MY OWN PRIVATE IDAHO de Gus Van Sant et dans le film d'action POINT BREAK). Ils sont secondés par des visages déjà connus comme Cary Elwes (PRINCESS BRIDE) ou Richard E. Grant (révélé dans les comédies anglaises de Bruce Robison WHITNAIL & I et HOW TO GET AHEAD IN ADVERTISING).

BRAM STOKER'S DRACULA, comme son nom l'indique, se veut une transposition collant fortement au roman original de Bram Stoker. Il reprend donc une narration générale bien connue, puisque déjà présente dans les grandes lignes au sein de ses précédentes adaptations cinématographiques. Jonathan Harker, jeune clerc de notaire londonien, se rend au fin fond de la Transylvanie pour rencontrer le comte Dracula, aristocrate d'Europe centrale. Il doit conclure avec ce dernier la vente de plusieurs demeures en plein Londres.

Mais le comte Dracula est en fait un vampire, un humain ayant renié Dieu, un être maudit et immortel se nourrissant de sang humain. Harker se trouve piégé dans le château isolé, où il se voit livré aux trois fiancées de Dracula - elles aussi des vampires. Le comte, quant à lui, rejoint Londres pour s'installer dans les ruines de l'abbaye de Carfax. Il convoite alors Mina, la fiancée de Jonathan, tandis qu'il prend sous son emprise maléfique Lucy, la meilleure amie de Mina. Devant la dégradation de la santé de Lucy, ses proches font appel à un étrange scientifique batave : Abraham Van Helsing...

Si le scénario se veut très proche du livre, il se permet un ajout significatif, en se basant sur des éléments de la biographie légendaire de Vlad Tepes, dit Dracul, personnage historique ayant inspiré dans une certaine mesure le Dracula imaginé par Bram Stoker. Ce nouvel ajout est explicité au gré d'un prologue historique mémorable : Elisabeta, femme du comte Dracula au XVème siècle, se donne la mort en apprenant le décès de son mari. Mais il s'agit en fait d'une fausse nouvelle propagée par un ennemi de Dracula !

Désemparé, le comte renonce à la chrétienté et devient un non-mort buveur de sang. Or, Mina s'avère le sosie craché d'Elisabeta (les deux personnages sont joués par Winona Ryder) et elle en est même la réincarnation ! En s'éprenant de Mina au XIXème siècle, Dracula courtise alors son grand amour revenu d'entre les morts et s'ouvre un chemin vers la rédemption. Son amour pour Mina est d'ailleurs partagé par la jeune fille, sincèrement éprise de lui.

Certes, cet élément romantique, cette passion réciproque entre Dracula et Mina sont absents de DRACULA ou du CAUCHEMAR DE DRACULA. Dans NOSFERATU LE VAMPIRE, il y a bien une fascination amoureuse du vampire pour sa proie, mais elle n'est pas réciproque. La jeune femme l'exploite même pour appâter et piéger le non-mort.

Pourtant, ces «nouveautés» romantiques de BRAM STOKER'S DRACULA ne le sont pas tant que cela ! En effet, dans DRACULA ET SES FEMMES VAMPIRES de 1974, tourné pour la télévision par Dan Curtis sur un scénario de Richard Matheson, nous retrouvons la trame générale du «Dracula» de Stoker sur lequel est déjà ajoutée l'idée que Dracula voit en une jeune femme (Lucy en l'occurrence) le sosie et la réincarnation de sa défunte épouse ! Et dans le DRACULA de John Badham, le comte vit déjà un amour sincère et partagé avec la fiancée de Jonathan, ce qui l'éloigne de son image classique de prédateur.

Les innovations du récit de BRAM STOKER'S DRACULA étaient donc déjà en place dans des films connus. Mais il n'empêche que ce nouveau métrage les pousse encore plus loin, notamment au gré d'un Happy End tragique qui achève de tirer la sympathie du spectateur vers le personnage de Dracula.

Un élément fondamental dans une adaptation de «Dracula» est l'acteur principal choisi pour incarner son anti-héros. Si NOSFERATU LE VAMPIRE proposait un vampire semi-animal, semi-mort-vivant à l'allure horrifiante, les autres adaptations majeures du mythe ont proposé un archivampire à la mise séduisante. Bela Lugosi dans DRACULA de 1931 allie une allure princière indéniable à une élégance classique impeccable. Christopher Lee donne un coup de jeune à son personnage immortel dans LE CAUCHEMAR DE DRACULA,. Il lui apporte une silhouette et des traits tout aussi aristocratiques, mais aussi plus juvéniles et plus fins. Frank Langella surenchérit en mâle suavité sous son impeccable brushing dans le DRACULA de 1979. Charmeur ombrageux à la garde-robe totalement maîtrisée, Dracula au cinéma est en quelque sorte le James Bond de l'horreur : son attrait pour le public féminin est une des clés du succès des films le mettant en scène !

Coppola envisage dans un premier temps des acteurs correspondant à un Dracula classique, par exemple Andy Garcia qu'il vient de diriger dans LE PARRAIN III. Mais finalement, il fait le choix étonnant de Gary Oldman, révélé au cours de la décennie précédente en jouant des marginaux du cinéma anglais, que ce soit Sid Vicious, bassiste punk et héroïnomane des Sex Pistols dans SID & NANCY, ou un écrivain homosexuel dans PRICK UP YOUR EARS de Stephen Frears. Les traits arrondis, trapu (il mesure 1,74 mètre contre les 1,85 de Bela Lugosi, les 1,93 de Frank Langella et les 1,96 de Christopher Lee !), il pourrait ne pas convaincre en Dracula.

Mais ce qu'il perd en charme classique, il le rattrape largement par son talent d'acteur, parvenant à imposer un Dracula aux multiples visages : sadique et prédateur lorsqu'il accueille Jonathan Harker dans son château, bestial lorsqu'il part en chasse ou affronte ses ennemis, séducteur avec Mina et enfin pathétique dans le dénouement du métrage. Gary Oldman relie ces facettes du personnage en une interprétation convaincante et homogène, laquelle apporte tout son liant à BRAM STOKER'S DRACULA.

Face à Dracula, nous avons son ennemi juré, le professeur Abraham Van Helsing, savant venu des Pays-Bas et maîtrisant autant les sciences dures que l'occultisme. Parfois interprété par de doctes vieillards bienveillants - et un brin insipides (notamment dans NOSFERATU LE VAMPIRE et DRACULA de Browning), ce personnage gagne en prestance avec Peter Cushing dans LE CAUCHEMAR DE DRACULA (et sa suite LES MAÎTRESSES DE DRACULA), lequel compose un personnage énergique, décidé et parfois même bagarreur. BRAM STOKER'S DRACULA enfonce le clou avec un Van Helsing haut en couleurs et en verbe, un aventurier original et sans complexe, plus proche du panache de Dracula que de la société anglaise fade et coincée dans laquelle évoluent les Harker.

Un apport fondamental du CAUCHEMAR DE DRACULA quant à ses prédécesseurs était la montée en puissance de l'érotisation dans les films de vampires. Avec ce classique de Terence Fisher, la morsure du vampire devient une allégorie transparente de l'accouplement entre la femme et l'homme. Les actrices se font sexy, les décolletés se font plongeant, les jeunes femmes attendent impatiemment dans leur lit la venue du mâle vampire. Et elle se pâme sans ambiguïté au moment fatidique de la morsure. Ce qui était prudemment implicite dans les films Universal des années trente devient un érotisme évident, mais néanmoins manié avec tact et retenue, au sein des films Hammer des années cinquante.

La société change, la censure, même hollywoodienne, s'est considérablement assouplie sur la question de la nudité et de la sexualité. En 1992, BRAM STOKER'S DRACULA peut largement se lâcher sur la question. Les trois fiancées de Dracula sont désormais aussi lascives que dépoitraillées, les proies féminines de Dracula expriment l'extase provoquée par sa morsure dans de bruyants orgasmes. Le personnage de Lucy, en particulier, est le centre de séquences très nettement érotiques, pour ne pas dire franchement bestiales lorsqu'elle s'accouple avec un Dracula lycanthrope.

LE CAUCHEMAR DE DRACULA avait aussi amené la couleur rouge du sang sur le grand écran du cinéma, et BRAM STOKER'S DRACULA en rajoute une couche épaisse dans des séquences horrifiques parfois très sanglantes. A nouveau, le personnage de Lucy est le centre d'attention de ces passages. Sa première mort, montée en parallèle avec le prude mariage entre Mina et Jonathan, donne lieu à une gigantesque explosion de sang, sorte d'écho orgasmique au flot d'hémoglobine vomi par les ascenseurs de l'Overlook dans SHINING. Autre moment allant loin dans la cruauté et la violence explicite : la mise à mort de Lucy vampirisée, sous la houlette impitoyable de Van Helsing.

Si Lucy est le centre de ces séquences érotisantes et sanglantes, c'est qu'elle est au cœur de la double fascination sexuelle et horrifique intrinsèque au vampirisme. Mina est présentée comme prude, mais aussi amoureuse, guidée par son cœur dans son double-amour pour Jonathan et Dracula. Alors que Lucy est d'emblée présentée comme intéressée par les choses de la chair. Si Mina est choquée par les illustrations érotiques d'un recueil de contes orientaux, Lucy les trouve stimulantes.

Lucy est multi-courtisée par trois gaillards qu'elle fait tourner en bourrique. Surtout, lorsqu'elle tombe sous l'emprise de Dracula, elle devient le répondant féminin d'une sexualité animale, totalement tournée vers le plaisir physique et associée au sang. Le sang, le plus ambiguë des fluides vitaux, à la fois porteur de vie lorsqu'il s'écoule dans le corps, et de mort lorsqu'il s'en échappe. Surtout : fluide portant l'énergie et la vie en chacun, mais aussi susceptible de charrier la mort lorsqu'il véhicule les maladies.  

Lorsque sort BRAM STOKER'S DRACULA, nous sommes en plein cœur de l'épidémie de Sida, maladie mortelle transmissible sexuellement et par le sang. La première fois que nous voyons Van Helsing, il donne une conférence à des collègues médecins, conférence dédiée aux maladies vénériennes, et en particulier à la Syphilis.

Coppola joue alors sur les rapprochements entre une telle maladie et le vampirisme, malédiction qui se transmet en buvant le sang d'un vampire – une transmission présentée dans le film comme très sexualisée. Coppola joue sur les peurs des années quatre-vingt-dix pour représenter le destin du personnage de Lucy, plus volage et attirée par le plaisir pur que Mina, qui se trouve au cœur de cette contamination et de ses conséquences néfastes.

Alors : l'amour vrai et le mariage, antidotes contre le Sida ? Au-delà de ce message simpliste et rétrograde, on peut aussi voir dans le propos de BRAM STOKER'S DRACULA un reflet du contre-coup subi par une une génération qui, après la libération sexuelle et l'hédonisme des années soixante-dix, se trouve confronté à une épidémie malfaisante, assimilant amour et danger mortel.

Ce rapprochement entre les maladies vénériennes et la malédiction vampirique renvoie à l'idée, déjà présente dans le roman de Stoker, que cette histoire se situe à mi-chemin d'un passé légendaire et de la science moderne. Ainsi, Lucy connaît une courte rémission grâce à une transfusion de sang entre humains, procédé très moderne à l'époque de Bram Stoker. Nous voyons un moyen de transport alors innovant, le train à vapeur, permettre aux chasseurs de vampires de prendre de l'avance sur Dracula lorsqu'il retourne en Transylvanie par voie maritime.

Au-delà de son approche de l'aventure draculéenne, BRAM STOKER'S DRACULA se singularise par sa forme cinématographique. Comme nous l'avons vu, Columbia impose à Francis Ford Coppola un tournage en studio. Celui-ci a alors l'idée d'en profiter pour cultiver un style visuel délibérément artificiel. Notamment en recourant à des effets visuels et spéciaux hérités du grand cinéma fantastique français, celui de Georges Méliès (LE VOYAGE DANS LA LUNE) et de Jean Cocteau (LA BELLE ET LA BÊTE).

Ainsi, il se fait aider par son fils Roman Coppola, féru de magie théâtrale, et de la superviseur d'effets spéciaux Alison Savitch, qui vient de travailler sur TERMINATOR 2, pour qu'ils créent des trucages effectués en direct, c'est-à-dire qui ne recourent pas à de la post-production.

Pour créer des plans composites (composés d'éléments visuels de plusieurs provenances), il est décidé de recourir prioritairement à des trucages optiques remontant au temps de Méliès : la peinture sur verre placée entre la caméra et la scène filmée, pour prolonger un décor par exemple ; des maquettes et des perspectives forcées ; et surtout la multiple impression lors du tournage d'une seule pellicule, au moyen de caches et de contre-caches. Ce qui permet de juxtaposer directement sur une même image des prises de vue tournées séparément.

Cette dernière technique est alors totalement démodée car remplacée par la composition de plans au moyen d'un banc titre, outil hérité du cinéma d'animation. Cet outil permet d'imprimer sur un seul négatif plusieurs plans tournés sur des pellicules différentes, et ce au cours de la post-production du film, c'est-à-dire après son tournage. Cet emploi du banc-titre, souple et confortable, s'est largement généralisé avec les blockbusters généreux en effets spéciaux optiques comme LA GUERRE DES ÉTOILES, RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE ou POLTERGEIST.

Le choix par Coppola du retour à l'impression multiple d'un seul négatif permet des compositions audacieuses dont il se régale, faisant fourmiller son métrage d'idées visuelles. Outre ces compositions, il multiplie des effets directs simples comme les projections arrières, les superpositions d'images, les coupes habiles transformant Dracula en une horde de rats, l'emploi de miroirs transparents le changeant en un sinueux banc de brume.

Au delà de ces effets optiques, Coppola recourt aussi à des effets poétiques hérités de Cocteau. Ainsi dans le château de Dracula, la construction des décors et certains trucages simples indiquent une gravité surnaturelle (le liquide contenu dans une bouteille se vide vers le plafond). Pour créer les déplacements étranges de certains personnages, il orchestre des prises de vue à l'envers, lorsque Lucy est repoussé dans son tombeau par exemple.

Quand sort BRAM STOKER'S DRACULA, la mode oscille entre des effets spéciaux optiques électroniques complexes (permis par la caméra guidée par ordinateur en particulier) et l'arrivée de trucages numériques de plus en plus convaincants. Après de fugitives expériences (une métamorphose aux transitions gérées par ordinateur dans WILLOW de 1988), des réalisateurs férus de technologie se jettent sur les nouvelles possibilités offertes par ces derniers.

Il en est ainsi de Robert Zemeckis : les progrès dans la composition de plan truqué assistée par ordinateur sont exploités dans RETOUR VERS LE FUTUR 2 où des acteurs peuvent se côtoyer eux-mêmes en plusieurs exemplaires, avec une liberté alors inédite. LA MORT VOUS VA SI BIEN du même réalisateur distord ses personnages au moyen d'images numériques mêlées à des prises de vue réelles. Surtout, TERMINATOR 2 de James Cameron de 1991 connaît un triomphe commercial et familiarise définitivement le grand public avec les images générées par ordinateur, au travers du cyborg mercuriel T-1000. En 1993, les dinosaures souvent numériques de JURASSIC PARK achèveront cette mue cruciale des effets spéciaux au cinéma.

BRAM STOKER'S DRACULA rame donc complètement à contre-courant des tendances techniques d'alors, en employant des trucages techniquement primitifs, mais parfaitement exécutés et employés avec invention. Il signe ainsi un spectacle réjouissant et créatif, multipliant les trouvailles et renforçant sa singularité poétique et onirique.

Pourtant, Coppola ne tourne pas le dos à tous les progrès des effets spéciaux. Ainsi, il embrasse ceux des maquillages. LE PARRAIN s'était déjà avéré une date importante en la matière, avec le maquillage vieillissant Marlon Brando sous la férule experte de Dick Smith. Ici, Coppola propose un Dracula quasi-momifié, accueillant Harker dans son inquiétant palais. Sachant que Dracula peut se changer en loup ou en chauve-souris, il présente le vampire sous des formes intermédiaires spectaculaires : un homme-loup féroce notamment, ou un être hybride entre l'humain et le chiroptère ! Coppola panache ainsi cinéma classique et trouvailles modernes en ne perdant jamais de vue ce que le spectateur vient chercher : un film d'horreur fantastique de son temps.

Outre la richesse de son montage et de ses compositions visuelles, BRAM STOKER'S DRACULA se distingue encore par un travail artistique magistral et mémorable. Les décors sont délibérément discrets en détails et proposent des camaïeux de couleurs neutres, afin de laisser ressortir l'ouvrage exceptionnel effectué par Eiko Ishioka sur les costumes. Directrice artistique, notamment dans la publicité, elle travaille pour la première fois pour le cinéma sur MISHIMA, biopic du célèbre écrivain japonais produit par Coppola et réalisé par Paul Schrader. Certaines de ses scènes reconstituent des récits issus des livres de Mishima dans des séquences théâtrales, irréelles, colorées et inoubliables, dont Eiko Ishioka assure la supervision artistique.

Dans BRAM STOKER'S DRACULA, elle propose des costumes incroyables, tels l'immense peignoir rouge vif de Dracula dans son château, les déshabillés soyeux de ses fiancées, les robes de Mina et Lucy (en particulier la robe de mariée dans laquelle cette dernière est enterrée), ou l'étonnante robe finale de Dracula, inspirée des tableaux de Gustav Klimt.

BRAM STOKER'S DRACULA connaît pourtant quelques faiblesses. Emporté par son envie d'en donner au spectateur pour son argent, il n'évite pas certaines lourdeurs dans l'emploi des maquillages spéciaux, ni dans les séquences avec les trois fiancées, ou lorsque le vampire reprend deux tirades célébrissimes du DRACULA de 1931, à propos de la belle musique que font les enfants de la nuit ou sur le fait qu'il ne boit jamais... de vin ! On passe alors dans le pastiche. Et le grotesque et la parodie menacent par moment. Comme lorsque Coppola fait succéder à la mort violente de Lucy un gros plan sur Van Helsing attaquant un rôti bien saignant à la table d'une auberge !

Lourdeur aussi dans l'incarnation par Anthony Hopkins d'un Van Helsing parfois trop exalté. Ce qui contraste avec le reste de la distribution, composée de jeunes acteurs capables, mais qui s'avèrent en fin de compte bien fades.

Cela ne diminue en rien le travail artistique accompli sur ce film. Ce BRAM STOKER'S DRACULA réussit en effet à la fois à être fidèle au grand mythe qu'il illustre et à ne ressembler à aucun autre Dracula du cinéma.

S'il reçoit des critiques parfois mélangées, BRAM STOKER'S DRACULA triomphe auprès du public, en particulier en France où il réunit plus de 3 millions de spectateurs. Le cinéma gothique, tombé en désuétude au milieu des années soixante-dix, redevient à la mode. La sous-culture gothique en général se diffuse dans le grand public au cours de cette décennie, ce métrage ayant été une impulsion déterminante.

Le vampire va devenir une figure dominante du cinéma d'épouvante dans les années qui suivent, avec des films à venir comme ENTRETIEN AVEC UN VAMPIRE, VAMPIRES de John Carpenter, UNE NUIT EN ENFER...

Surtout, les Majors sont tentées dans les années suivantes de proposer d'autres grands films prestigieux sur les mythes du fantastique hérités de l'âge d'or d'Hollywood. Le succès ne sera pas toujours au rendez-vous.

Ainsi Coppola produit pour Columbia un FRANKENSTEIN réalisé par Kenneth Branagh, avec Robert De Niro dans le rôle de la Créature, film qui reçoit un accueil très mitigé. Pour le même studio et la même année, Mike Nichols rate WOLF, relecture du film de loup-garou avec Jack Nicholson en vedette. Columbia, toujours, tente MARY REILLY, nouvelle approche de «Docteur Jekyll & Mr. Hyde» en 1995 avec Julia Roberts. Mais il s'agit d'un gros échec commercial.

Paramount redonne vie à L'ÎLE DU DOCTEUR MOREAU, dans un film réalisé par John Frankenheimer et avec Marlon Brando : projet qui tourne à l'accident industriel. Paul Verhoeven approche l'homme invisible, encore pour Columbia, au gré d'un HOLLOW MAN.

Le seul vrai succès de cette nouvelle vague des grands mythes succédant à BRAM STOKER'S DRACULA, s'avérera LA MOMIE de Stephen Sommers, en 1999, qui tourne le dos à l'horreur gothique pour mettre le classique de Karl Freund à une sauce bondissante héritée des AVENTURIERS DE L'ARCHE PERDUE.

S'il y aura d'autres tentatives d'adapter «Dracula» au cinéma (comme l'avant-gardiste DRACULA, PAGES TIRÉES DU JOURNAL D'UNE VIERGE de Guy Maddin), BRAM STOKER'S DRACULA  reste à ce jour de 2024 sa dernière adaptation majeure.

Universal, cherchant à capitaliser sur son passé glorieux, fera revenir l'archivampire au gré de diverses tentatives : blockbusteresque et bondissante pour le VAN HELSING de Stephen Sommers ; s'égarant dans une Heroic Fantasy entre LE SEIGNEUR DES ANNEAUX et «GAME OF THRONES» pour DRACULA UNTOLD ; rigolarde et sanglante avec RENFIELD tout récemment... Aucun de ces métrages ne laissera une impression aussi durable que BRAM STOKER'S DRACULA.

Rédacteur : Emmanuel Denis
Photo Emmanuel Denis
Un parcours de cinéphile ma foi bien classique pour le petit Manolito, des fonds de culottes usés dans les cinémas de l'ouest parisiens à s'émerveiller devant les classiques de son temps, les Indiana Jones, Tron, Le Dragon du lac de feu, Le Secret de la pyramide... et surtout les Star Wars ! Premier Ecran fantastique à neuf ans pour Le retour du Jedi, premier Mad Movies avec Maximum Overdrive en couverture à treize ans, les vidéo clubs de quartier, les enregistrements de Canal +... Et un enthousiasme et une passion pour le cinéma fantastique sous toutes ses formes, dans toute sa diversité.
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