Le docteur Stephen Strange, chirurgien surdoué et arrogant, voit ses précieuses mains mutilées dans un accident. Ne pouvant plus se reposer sur son agilité, il doit développer les talents de son esprit. Dans une insolite lamaserie himalayenne, il s'initie aux sciences psychiques. Équipé d'artefacts magiques comme l’œil d'Agamotto et la Cape de Lévitation, il parcourt les plans paradoxaux et les dimensions de l'étrange. Le Docteur Strange vit alors des aventures placées sous le signe de l'occulte.
Tel est le personnage inventé au début des années soixante par Steve Ditko, également co-créateur de Spider-Man. Stan Lee épaule le dessinateur et lance le cycle classique des aventures de Docteur Strange, personnage dont l'univers s'éloigne de la science-fiction, habituel socle des super-héros Marvel d'alors, pour basculer vers l'étrange et l'épouvante. Les aventures du Docteur Strange ébauchent aussi le psychédélisme naissant, son univers mystérieux versant dans l'hallucinogène.
Cinquante ans plus tard, le studio de cinéma Marvel vole de succès en succès en déclinant au cinéma les héros rattachés aux Vengeurs. En 2016, c'est au tour de Docteur Strange de passer le cap du grand écran, avec DOCTOR STRANGE, réalisé par Scott Derrickson, metteur en scène habitué à l'horreur puisque comptant parmi ses succès L'EXORCISME D'EMILY ROSE ou SINISTER. Interprété par Benedict Cumberbatch, cet épisode réussi transpose ce personnage et son univers particulier dans le monde cinématographique Marvel. Il propose des scènes impressionnantes sur grand écran, tel ce dénouement sur fond de temps inversé.
Dans un premier temps, il est question que Scott Derrickson revienne à la manœuvre pour la suite de DOCTOR STRANGE. Mais il est écarté par Marvel pour désaccord artistique et se trouve remplacé par un revenant nommé Sam Raimi ! Ce dernier n'est pas étranger aux super-héros, sa trilogie SPIDER-MAN des années 2000 ayant fait beaucoup pour la popularisation du genre sur grand écran, lui offrant un de ses chefs-d’œuvre avec SPIDER-MAN 2.
Mais depuis l'accueil en demi-teinte de son blockbuster familial LE MONDE FANTASTIQUE D'OZ, tentative de ramener au cinéma l'univers du MAGICIEN D'OZ, le réalisateur d'EVIL DEAD était un peu sorti des radars, se contentant presque uniquement de postes de producteur sur des petits films d'horreur (comme le remake EVIL DEAD de Fede Alvarez) ou des séries télévisées comme «ASH VS. EVIL DEAD».
Sam Raimi revient donc sur le devant de la scène avec DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS, pour lequel il retrouve son complice musical Danny Elfman. Dans cette suite reviennent, parfois en plusieurs exemplaires, des personnages vus dans DOCTOR STRANGE comme Christine Palmer (Rachel McAdams), ex-fiancée du Docteur, ou des magiciens tels que Wong (Benedict Wong) et Karl Mordo (Chiwetel Ejiofor).
Après ses aventures aux côtés de Spider-Man, le Docteur Strange retourne au sanctuaire occulte de Greenwich Village. Dans les rues de New York, il intervient pour sauver America Chavez, jeune fille traquée par un monstre tentaculaire et cyclopéen. Il découvre l'adolescente douée du pouvoir de voyager parmi les diverses réalités parallèles du Multivers. Strange et son ami Wong comprennent qu'America est traquée par Wanda Maximoff, ex-Avenger connue comme la Sorcière Rouge. Sous l'influence du surpuissant grimoire magique Darkhold, elle veut s'accaparer les pouvoirs d'America afin de manipuler le Multivers à son avantage...
Après avoir clos un cycle avec AVENGERS : ENDGAME, les films Marvel jouent de plus en plus directement la carte du Multivers. C'est-à-dire avec l'idée que différentes réalités parallèles coexistent et accueillent des versions alternatives de mêmes événements et personnages. Le concept apparaît en 2018 dans le dessin animé SPIDER-MAN : NEW GENERATION. Mais il est vraiment décliné dans l'univers Marvel classique avec la série télévisée «LOKI», puis le film SPIDER-MAN : NO WAY HOME.
Dans DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS, America Chavez sert de passeuse à travers les dimensions du Multivers. En effet, dès que cette jeune fille est prise de panique, elle ouvre malgré elle des passages entre les réalités. Un pouvoir qu'elle subit sans le contrôler, à l'instar d'un Hulk par exemple. Et qui suscite la convoitise de sorciers désireux de protéger ou de contrôler le Multivers.
Ici, Wanda la Sorcière Rouge passe dans le camp des « méchants ». Elle qui est déchirée par un deuil douloureux et influencée par le sinistre et surpuissant grimoire Darkhold. Lequel lui donne des pouvoirs sans mesure, mais pèse aussi sur ses décisions et ses sentiments. Cette Wanda désemparée se situe dans le prolongement de la série « WANDAVISION ».
Et il faut bien avouer que DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS, par ses renvois plus ou moins clairs à des films sortis il y a quelques années ou à des séries que même les spectateurs assidus des films Marvel ont pu ne pas voir, peut être compliqué à suivre. Se tenir à jour des aventures de nos super-héros relève désormais d'une charge mentale astreignante !
Des films Marvel récents parvenaient à être auto-contenus (comme SHANG-CHI ET LA LÉGENDE DES DIX ANNEAUX ou ETERNALS) et se suivaient sans migraine. Nous ne pouvons pas en dire autant de DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS qui accumule dialogues verbeux et tentatives d'éclaircissement pour ne pas perdre le spectateur non initié. D'où un métrage s'avérant à la fois trop explicatif et trop embrouillé !
Le fonctionnement du Multivers appelle aussi des explications et des justifications, parfois arbitraires, appelant des mises au point parfois chaotiques (nous pensons au « rêve passerelle » permettant de voyager temporairement entre les dimensions). Ce qui alourdit le récit par des points mécaniques et distrait le spectateur de sa composante humaine. Ainsi, la présentation d'America Chavez paraît expédiée, tandis que les dilemmes du Docteur Strange par rapport à sa fiancée perdue Christine paraissent secondaires.
Le point le plus faible du métrage reste la rencontre avec les Illuminati, un conseil de super-héros réuni dans une dimension alternative. En son sein siègent des figures fameuses venant de films précédents, de métrages en projet ou de séries en cours (comme «WHAT IF...?»). A nouveau, le procédé est lourd, confus, relève du placement de produit de luxe et rallonge inutilement un film déjà copieux. Tout cet épisode crée un trou d'air en plein cœur du métrage, avec un fort goût de hors-sujet, que ce soit en terme de ton ou de récit.
Surtout, et c'est le danger de jouer sur un tel Multivers : à force de faire revenir des héros disparus à tort et à travers, l'univers Marvel affaiblit l'impact dramatique de la perte d'un personnage. Une figure peut mourir dans un film et revenir dans le suivant, dans une incarnation plus ou moins alternative. Dans le même ordre d'idée, un artefact crucial et unique est détruit dans une dimension et récupéré quelques dizaines de minutes plus tard dans une autre ! Les événements dramatiques et le poids des sacrifices perdent leur impact puisqu'ils peuvent être escamotés par de telles ficelles scénaristiques.
Et Sam Raimi dans tout ça ? Les scènes d'affrontement magique lui permettent d'aller piocher dans les souvenirs insolites de la trilogie EVIL DEAD, laquelle se rappelle ainsi à nos bons souvenirs. Objets agressifs, possédés aux yeux révulsés, sorcière volante, héros affrontant son double maléfique, version zombifiée décatie du docteur Strange, miroirs pièges, démons ricanants... Dans la forme, avec le retour de plans signatures de Sam Raimi et de son montage virtuose, la maestria du metteur en scène est toujours présente. Son inventivité bizarre aussi, comme ce duel magique où des sorciers se combattent à coup de notes de musique. Une idée qui n'est pas sans rappeler les «Silly Symphonies» Disney (courts-métrages d'animation des années trente) que Sam Raimi salue d'ailleurs explicitement !
Le style de Sam Raimi est donc présent et offre des moments de sorcellerie virtuoses et inventifs, comme un dénouement maléfique et zombiesque à souhait. Mais ces scènes réussies, la musique explosive de Danny Elfman et la bonne qualité de l'interprétation (en particulier d’Elizabeth Olsen) ne suffisent pas à faire de ce DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS une vraie réussite.
Il a de vraies qualité, comme la dimension tragique de Wanda, certains questionnements amers auxquels se confrontent Stephen Strange. Nous sentons une volonté de viser un film au ton assez grave. Mais DOCTOR STRANGE IN THE MULTIVERSE OF MADNESS est aussi noyé dans le chaos d'un projet confus, ayant donné lieu à de longues semaines de reshoots. La mise en scène d'un Sam Raimi et l'univers visuel singulier déployé sauvent en partie le métrage, lui offrant quelques tours de force roboratifs. Ils en font un tout globalement intéressant. Mais ils ne parviennent pas à apporter l'homogénéité et la constance qui lui font défaut.