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Critique du film
VENECIAFRENIA 2021

 

Alex de la Iglesia émerge au début des années quatre-vingt-dix, avec les titres fantastiques à tendance trash ACTION MUTANTE et LE JOUR DE LA BÊTE. Mais sa carrière prend un tour étonnant avec son quatrième film, le réussi MORT DE RIRE, décrivant la rivalité aiguë entre deux clowns espagnols. Parti comme un émule du Peter Jackson première période, il s'oriente vers une comédie noire au regard social et historique acéré, point de vue qu'il conforte avec ses classiques MES CHERS VOISINS ou LE CRIME FARPAIT. Son cinéma se place alors entre l'énergie cinétique d'un jeune Sam Raimi et le regard sombre, voire misanthrope, d'un Dino Risi, le plus acide des Maîtres de la comédie italienne.

Il revient régulièrement au fantastique, par exemple avec LES SORCIÈRES DE ZUGARRAMURDI et sa relecture grotesque des relations hommes-femmes, ou encore PRIS AU PIÈGE en 2017, avec son intrigue rehaussée de science-fiction bactériologique.

Peu après, il lance le projet d'une collection espagnole de films d'horreur nommée « The Fear Collection », avec le soutien de Sony et d'Amazon. Le premier de ces titres est VENECIAFRENIA, métrage d'épouvante tourné à Venise qu'Alex de la Iglesia réalise lui-même. Mais il se tourne dans des circonstances compliquées, en pleine épidémie de COVID-19.

De la Iglesia écrit le scénario avec Jorge Guerricaechevarría, son fidèle collaborateur depuis ACTION MUTANTE, et recourt au chef-opérateur Pablo Rosso, spécialisé dans l'horreur, en particulier sur les titres signés Paco Plaza et Jaume Balaguero (dont le cycle [REC]). Pour les personnages espagnols du film, de la Iglesia se tourne vers de jeunes acteurs à la carrière plutôt courte pour le moment. Mais côté italien, il recourt à des visages relativement familiers, comme ceux de Caterina Murino, James Bond Girl à la destinée funeste dans CASINO ROYALE, ou encore Cosimo Fusco (THE CARD PLAYER, BERBERIAN SOUND STUDIO) et Enrico Lo Verso (LA SCORTA, HANNIBAL).

Cinq jeunes Espagnols se rendent à Venise pour le carnaval afin d'y fêter l'enterrement de vie de jeune fille de leur amie Isa. Ils arrivent dans une ville tendue, la population se révoltant alors contre les gigantesques navires de croisière qui défigurent et abîment la lagune. Nos fêtards ne s'en laissent pas compter et partent en quête d'occasions de s'amuser. Leur route croise celles d'insolites figures masquées, comme un étrange bouffon se faisant appeler Rigoletto ou un personnage autoritaire arborant le sombre costume des médecins du temps de la peste... Au cours d'une fête, José, le frère d'Isa, disparaît sans laisser de trace...

Venise est une ville indissociable du tourisme, et cela depuis la généralisation de cette idée du loisir. Ainsi lorsque Thomas Mann rédige en 1912 la nouvelle «Mort à Venise», il la décrit comme un lieu de villégiature où l'on vient se reposer des quatre coins de l'Europe. Le voyageur y est déjà exploité et escroqué par toute une population de gondoliers sans scrupule, d'insolents musiciens des rues et d'hôteliers obséquieux. Une réalité que retranscrit en tout point Luchino Visconti en 1970 lorsqu'il signe son adaptation majeure MORT À VENISE. Dans VACANCES À VENISE de 1955, David Lean fait voyager Katharine Hepburn dans cette ville en tant que vieille fille américaine croisant l'amour dans la Cité des Doges. Dans NE VOUS RETOURNEZ PAS de Nicolas Roeg, deux voyageurs anglais tentent de surmonter un deuil terrible dans la ville lacustre, plus mystérieuse et dangereuse qu'elle n'en a l'air.

Les Dirk Bogarde, Katharine Hepburn, Donald Sutherland et autres Julie Christie des films mentionnés ci-dessus constituent cependant un échantillon de touristes de bonne tenue. Surtout comparés aux cinq hurluberlus ibères qu'Alex de la Iglesia lâche dans les ruelles de Venise ! Pour ces derniers, la Sérénissime n'est qu'un décor pour selfie de luxe, le carnaval qu'un prétexte pour accumuler un maximum de beuveries en un minimum de temps. Leur référence ultime en terme de voyage de rêve étant Las Vegas, nos gaillards ne sont manifestement pas venus à Venise pour apprécier sa beauté ou ses siècles de culture.

Ils incarnent un tourisme de masse très bas de gamme, tourisme de masse que l'actualité récente a mis en lumière comme cause d'une saturation dommageable de Venise. Dommageable à la fois pour son prestige et pour son intégrité matérielle : en effet, Alex de la Iglesia base son métrage en partie sur une vidéo de 2019 ayant fait le tour du monde, dans laquelle un énorme navire de croisière mal contrôlé fracassait des embarcations et un quai de la ville sous les yeux d'une foule médusée ! L'UNESCO avait alors même menacé de classer Venise, un des plus beaux lieux du monde, comme patrimoine mondial de l'humanité... en péril !

S'inspirant de ces événements, de la Iglesia a l'idée d'une société secrète de Vénitiens qui, révoltés par le déclin de leur ville, comptent profiter du carnaval pour mettre en place des actions anti-touristes. Parmi eux, nous trouvons un étrange et crasseux bouffon se faisant appeler Rigoletto, qui harcèle et incommode les touristes – quand il ne les assassine pas froidement au moyen d'une canne-épée ornée d'un pommeau à son effigie... Il y aussi le Docteur, personnage arborant un masque conique semblable à ceux portés par les médecins du moyen âge pour se protéger des épidémies. Ces deux figures s'avèrent l'envers et l'endroit d'une même pièce : d'un côté le grotesque pathétique du bouffon, descendant des nombreuses figures clownesques croisées chez de la Iglesia ; de l'autre, le fascinant Docteur, personnage dramatique et dominateur.

Ce tandem à la Jekyll & Hyde reprend aussi les deux faces du Fantôme de l'Opéra, à savoir le séducteur et le monstre. VENECIAFRENIA convoque ce souvenir gothique lors d'une séquence dans un théâtre abandonné, placée sous le signe du mystère et de l'insolite à travers diverses citations de METROPOLIS, Böcklin ou William Blake. De la Iglesia signe alors le portrait nocturne d'une Venise mystérieuse, la Venise des alchimistes concoctant des breuvages mystérieux, la Venise des conspirateurs se réunissant sur des îles isolées, la Venise des assassins multipliant les mises à mort théâtrales, la Venise des épidémies de peste et de choléra venues d'Orient.

En contrepoint de cette Venise fantasmagorique, de la Iglesia place un monde d'aujourd'hui à l'encontre duquel il se montre critique. Incultes, vulgaires, égoïstes, les jeunes touristes espagnols voient rarement plus loin que leurs comptes Instagram. Un meurtre peut avoir lieu à bord d'un vaporetto sans que les autres voyageurs ne s'en rendent compte, puisqu'ils ont tous le nez plongé dans leurs téléphones. De même, les touristes assistent à un meurtre réel en croyant y voir une mise en scène de carnaval, trop occupés qu'ils sont à filmer grossièrement la scène avec leurs portables. De la Iglesia prend donc à son compte le point de vue négatif, mais aussi nostalgique et passéiste, des vénitiens masqués et révoltés.

Malgré ses bonnes intentions, son sens de la caricature le dessert ici. Il frappe trop vite, trop fort, dès le début du métrage, en dépeignant ses cinq touristes comme des débiles complets, pour lesquels le spectateur est incapable de ressentir de la sympathie. Lorsque certains d'entre eux se font capturer, voire assassiner, cela se fait donc dans l'indifférence. D'autant plus que VENECIAFRENIA propose une enquête aux enjeux artificiellement étirés (les touristes devant prouver à la Police qu'ils étaient bien cinq et non quatre quand ils ont débarqué à Venise). Ou bien rebondissant artificiellement, lorsque les touristes exploitent tardivement un indice évident qu'ils ont sous la main depuis le début du métrage. Enfin, à partir de son idée de société secrète anti-touriste, de la Iglesia ne paraît pas trop savoir où il va et clôt son métrage sur une touche frustrante.

VENECIAFRENIA constitue donc un relatif échec de sa part, il ne renoue pas avec l'efficacité et l'énergie de ses meilleures réussites. Mais il s'agit tout de même d'une œuvre personnelle, forte de moments mémorables au cours desquels son sens du grotesque et son mauvais esprit font mouche. Exploitant son décor de légende avec un certain flair, VENECIAFRENIA dégage un cachet cinématographique assez unique, et il mérite en ce sens la découverte.

Rédacteur : Emmanuel Denis
Photo Emmanuel Denis
Un parcours de cinéphile ma foi bien classique pour le petit Manolito, des fonds de culottes usés dans les cinémas de l'ouest parisiens à s'émerveiller devant les classiques de son temps, les Indiana Jones, Tron, Le Dragon du lac de feu, Le Secret de la pyramide... et surtout les Star Wars ! Premier Ecran fantastique à neuf ans pour Le retour du Jedi, premier Mad Movies avec Maximum Overdrive en couverture à treize ans, les vidéo clubs de quartier, les enregistrements de Canal +... Et un enthousiasme et une passion pour le cinéma fantastique sous toutes ses formes, dans toute sa diversité.
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