Londres, 1888. un pathologiste nommé Mr. Slade (Jack Palance) emménage dans une chambre de la maison Harley. il occupe également le grenier pour ses expériences. Mme Harley (Frances Bavier) commence à la soupçonner d'être en réalité un sinistre maniaque qui tue les prostituées à Whitechapel.
Pour la quatrième fois en presque 30 ans, le roman «The Lodger» de Marie Belloc Lowndes se voit adapté au cinéma. D'abord via Alfred Hitchcock en 1926 et Maurice Elvey en 1932 tous deux avec Ivor Novello puis en 1944 par John Brahm avec George Sanders dans une production très «A» et enfin ici même en 1953 par un producteur indépendant. Le film sera distribué par la 20th Century Fox, profitant de la notoriété subite de sa tête d'affiche : Jack Palance. Le grand Jack et sa gueule taillée au couteau venait d'être (justement) nominé aux oscars pour le très bon suspens noir LE MASQUE ARRACHE de David Miller.. et rebelote avec le western L'HOMME DES VALLEES PERDUES, qui lui garantissait sa seconde nomination aux Oscars.
Le film disparu alors des radars, pour tomber dans le domaine public. S'en suivirent quelques éditions DVD dans des copies plus ou moins heureuses. Jusqu'à ce que le film ne refasse surface via la MGM dans sa collection «Midnite Movie», sortant en double programme avec BLUEPRINT FOR MURDER en septembre 2007. Dans une copie clairement nettoyée. Le film fit déjà l'objet d'une sortie DVD en France via Bach Films, retitré pour l'occasion JACK L'EVENTREUR. En 2017, c'est au tour d'Artus Films de ressortir le film sur format DVD (zone 2). A noter qu'au verso de la jaquette, il est indiqué qu'il s'agit de la 5ème adaptation du roman : quelque peu inexact concernant le ROOM TO LET de l'anglais Godfrey Grayson qui s'inspire lui d'une pièce théâtrale radiophonique, mélangeant en effet l'élément de début de "The Lodger" (un homme suspecté de meurtre loue une chambre chez des particuliers) pour en fait dériver sur un suspens raconté en flash-back , plus dans le style des suspens à la Edgar Wallace.
Le gros désavantage de cette adaptation, hormis le fait qu'elle arrive après 3 précédentes, c'est son traitement au final très série B. Non pas que cela soit un défaut, bien au contraire. Mais passer après John Brahm, auquel la Fox consacra un budget conséquent, cela reste difficile en termes de rendu visuel et amplitude d'action. Ceci posé, le film s'en sort plus qu'honorablement pour un film au budget B. Le réalisateur d'origine argentine Hugo Fregonese apparait comme un solide technicien. Tout est superbement exécuté : éclairages dynamiques, disposition des sources de lumière à l'écran. En extérieur (à 4mn16 dans la rue avec les deux policiers) ou les premières scènes dans le grenier (à partir de 9mn30) jouent sur les ombres et les niveaux de lecture de la scène.
En parlant d'Hugo Fregonese : connu surtout pour ses westerns (LES CAVALIERS ROUGES ou PAMPA SAUVAGE, tourné par ailleurs en SuperPanavision 70) se dirigera en Espagne pour tourner rigolo-bancal DRACULA CONTRE FRANKENSTEIN avec Paul Naschy. Tournage interrompu par manque d'argent, il s'agit de son compatriote Tulio Demicheli (LES DEUX VISAGES DE LA PEUR, chroniqué ici il y a peu) qui achèvera le bestiau. Drôle de destin cinématographique. A noter pour les complétistes qu'Arte lui avait consacré un documentaire en 2011.
On fera un petit coup de projecteur sur l'héroïne du film, Constance Smith. Un destin tragique, hélas, pour cette très belle actrice au caractère bien trempé. Irlandaise, son tempérament la fit virer de Rank à la fin des années 40, avant de bénéficier d'un contrat à la Fox en 1950, qui ne dura que 3 ans. Réputée pour ses clashs nombreux avec producteurs et rédacteurs, sa carrière l'emmena alors en Italie pour des rôles plus mineurs, avant de terminer sa vie erratique entre tentatives de meurtre envers son mari, prison, tentatives de suicides et alcoolémie importante - oubliée de tous à sa mort en 1975. Un peu comme la toute première victime de cet ETRANGE MR. SLADE. Triste ironie.
Le gros manque reste avant tout la tension. Jack Palance apporte une certaine finesse et une retenu inattendue dans l'interprétation de Slade. Si bien que le suspense réussit à percer sous le sceau de sa véritable identité. Est-il bien l'éventreur de ces dames ou pas' Là où le film achève un bon point. Fregonese humanise Slade, le complexifie : si les pistes pointent en effet vers lui, il subsiste un léger doute - incertitude sur son caractère cyclothymique qui en fait l'assassin.. ou pas. Hormis cela, le thriller se déroule de manière plutôt routinière. Peu de décors amples, résultant parfois une sensation de statisme des acteurs - rattrapé cependant par un jeu assez convaincant de l'ensemble du casting. Absence de graphisme des meurtres, mise en scène scène des attaques juste fonctionnelles. il n'y a guère de prise de risques. Le réalisateur se rattrape à la fin avec une très belle poursuite en calèches dans les rues ténébreuses de Londres.
Si le film reprend assez bien la progression dramatique du livre, son interprétation visuelle présente les stigmates de son année de production. Un certain effort porte sur les rues de Londres, sa proximité de la rivière, avec quelques décors gothiques ingénieusement filmés en nuit américaine' mais les deux numéros de danse qui ponctuent le film sortent tout droit d'une comédie musicale des années 50! Y compris pour les coiffures et l'érotisme discret' mais bien présent. C'est par ailleurs un élément déjà présent dans la version 1944, où l'action se situait pus dans le milieu du Music-Hall, avec des numéros de danses quelque peu là aussi anachroniques.
Quelques éléments quelques peu intrigants toutefois. Comme concernant le couple Harley couche un seul et même lit. Cela peut sembler curieux, mais en 1953 avec le Code Hays encore bien en vigueur, cela représente une certaine audace (et que cela soit passé aussi à travers la censure). La représentation hollywoodienne d'un couple marié dans leur chambre à coucher étant strictement codée via deux lits simples - jamais un seul seul grand lit. sous les coups de boutoir de plusieurs cinéastes (dont Otto Preminger, entre autres), les règles du Code Hays s'amenuiseront jusqu'à être finalement remplacées par le système de classification de la MPAA en 1968.
Video: L'ETRANGE MR. SLADE arrive dans la collection «Les Classiques» chez l'éditeur français Artus Films, qui continue ainsi à labourer le champ des films de patrimoine. Un visuel attrayant au niveau de la jaquette, indiquant clairement une volonté de s'éloigner de leurs précédents Visuels. on le retrouve également au niveau du menu principal - offrant les options film, film annonce et catalogue de la collection. Le lancement du DVD commence par des extraits de films de la collection (retrouvés également en bonus). L'accès par chapitres via le menu a disparu, ce qui semble être un élément sur lequel s'accord quelques distributeurs de niche. Qu'on ne s'y trompe pas, le film reste toutefois bien divisé en 9 chapitres. Le film est d'une durée complète de 78 mn 47, en noir et blanc, au format 1.37:1. Un bon niveau de noirs et de gris, couplée à une bonne gestion de contrastes' On ne note pas de poussières ni griffures' en fait, la copie se révèle très satisfaisante. Le master utilisé, lui aussi en plutôt bon état, apporte beaucoup à la redécouverte de ce petit thriller élégamment troussé. Une image au final stable - et un visuel d'ensemble qui semble surtout supérieur en définition et en contrastes par rapport à la version Bach Films (ne serait-ce que sur le titre du film, entre autres).
Audio : la présence d'un Dolby Digital, à débit constant, encodé sur deux canaux pour l'unique doublage anglais. Le menu ne le précise pas, mais l'ensemble se lance avec des sous-titres français. Un avantage sur l'édition Bach Films, ceux-ci sont ici amovibles. La piste anglaise apparait nette, sans souffle proéminent et aux dialogues parfaitement audibles. Concernant la partition musicale du film, aucun compositeur n'est cité au générique. Comme il était de coutume dans certaines productions B, il s'agissait d'un superviseur musical (ici Lionel Newman) qui avait la responsabilité du choix de certaines mélodies puisées dans des catalogues préexistants. Ici, on retrouve pas moins de trois compositeurs dont certains morceaux ont été importés dans le film : Hugo Friedhofer, Alfred Newman (frère de Lionel) et Sol Kaplan. Les scènes musicales donnent une puissance bienvenues, et le mix dialogues/musique de fond s'équilibre parfaitement (à 23mn20, p.ex).
Suppléments : la partie bonus s'avère assez maigre. On y retrouve seulement le film annonce, ainsi que des extraits de chaque films de la collection «les Classiques». Le contenu éditorial reste clairement en deçà de celle effectuée par Bach Films en 2012. On y trouvait plusieurs éléments complémentaires autour du film, voir en ce sens notre critique de l'édition en 2012. Il faudra faire abstraction de tout cela pour l'édition Artus Films. On peut s'étonner de voir ressortir un film aussi peu de temps après une première apparition sur la marché français ?
En conclusion, une version soignée du roman de Marie Belloc Lowndes, peut-être trop sage par rapport à ses ainés. Mais un Jack Palance impérial porte le film sur ses frêles épaules, donnant une interprétation ambiguë d'un homme en proie à de sombres desseins psychologiques. Le petit prix et une copie agréable à l'oeil comme à l'oreille sont un atout indéniables.