En 1934, l'épouvante hollywoodienne est à son apogée. L'acteur Boris Karloff multiplie les apparitions à succès dans le genre depuis le FRANKENSTEIN d'Universal, avec des œuvres comme LA MOMIE ou UNE SOIREE ETRANGE de la même compagnie. Il décroche même un grand rôle dans LA PATROUILLE PERDUE de John Ford, grosse production d'aventures RKO de 1934, sans rapport avec le domaine de l'horreur.
Par contre, Bela Lugosi, révélé par DRACULA, gère moins bien son succès. Ayant des difficultés avec la langue anglaise, ce Hongrois se retrouve sur des Serials sans grande envergure comme THE RETURN OF CHANDU ou dans des films plus importants dans lesquels il ne tient que des rôles secondaires (L'ILE DU DOCTEUR MOREAU).
L'idée de rassembler ces deux Stars de l'épouvante dans un long métrage horrifique fait son chemin à Universal. Finalement, il sont réunis dans une œuvre inspirée par la nouvelle «Le chat noir» d'Edgar Allan Poe (nouvelle déjà adaptée, plutôt fidèlement, dans le film à sketchs allemand CAUCHEMARS ET HALLUCINATIONS). Universal a déjà transposé Poe à l'écran peu avant dans DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE, avec Lugosi dans le rôle de l'inquiétant Docteur Mirakle.
La réalisation de LE CHAT NOIR est confiée à Edgar G. Ulmer. Né en Autriche-Hongrie, il bénéficie d'un bagage appréciable dans la direction artistique puisqu'il a travaillé à ce titre avec les plus grands noms du cinéma allemand d'après-guerre. Il collabore ainsi aux décors de LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, LE GOLEM ou LE DERNIER DES HOMMES de Murnau. Il œuvre aussi à Hollywood, à divers postes à la fin des années vingt, sur LES CHEVAUX DE BOIS de Von Stroheim, L'AURORE de Murnau, LE ROI DES ROIS de Cecil B. DeMille... Ulmer passe à la réalisation avec le film allemand collectif et expérimental LES HOMMES LE DIMANCHE de 1930, sur lequel travaillèrent aussi Curt et Robert Siodmak, ainsi que Fred Zinnemann. Puis Ulmer tourne de petites productions (MR. BROADWAY de 1933, et LE GRAND FLEAU qui traite d'un cas de maladie vénérienne, sujet alors si scandaleux que le film ne sort qu'en 1937, trois ans après son tournage).
LE CHAT NOIR est sa première opportunité de travailler en tant que réalisateur pour une grande compagnie hollywoodienne. Elle marque aussi ses débuts de metteur en scène de films fantastiques, genre auquel il reviendra souvent par la suite (BARBE BLEUE, L'ATLANTIDE...). Outre Karloff et Lugosi, LE CHAT NOIR permet de retrouver David Manners (jeune premier dans DRACULA et LA MOMIE) et Julie Bishop (sous le pseudonyme de Jacqueline Wells), appelée à connaître une longue carrière hollywoodienne, avec des partenaires tels que Humphrey Bogart et Errol Flynn.
Peter et Joan, deux jeunes américains, passent leur lune de miel en Hongrie. Au cours d'un trajet en train, ils rencontrent le docteur Vitus Werdegast, qui leur raconte son histoire. Durant la première guerre mondiale, cet homme a été soldat aux côtés des Prussiens. Mais, un de ses officiers, Hjalmar Poelzig, l'a vendu, lui et des milliers d'autres soldats, à l'ennemi. Werdegast a survécu à ce drame, mais a ensuite été interné plusieurs années durant lesquelles Poelzig l'a fait passer pour mort auprès de sa famille et lui a ainsi volé sa femme... Nos trois voyageurs ont un accident dans une région isolée, à quelques pas de la maison de Poelzig. Werdegast veut le retrouver et se venger. Son ennemi juré est cependant un être malsain et dangereux. En plus d'un traître, il est un adorateur du Diable et féru de sorcellerie...
Vous vous en êtes sans doute aperçus : cette intrigue ne présente guère de similarité avec la nouvelle «Le chat noir» de Poe ! Ce titre se justifie ici par la seule présence du chat noir de Poelzig, animal qui terrifie Werdegast, lui dont la santé mentale est déjà fragile. La référence à Poe semble surtout un coup publicitaire sans réel fondement.
Par bien des aspects, LE CHAT NOIR reste fidèle à certains caractères classiques du film d'épouvante. Il ne s'agit certes pas d'un film de monstres, reposant sur des effets spéciaux ou des maquillages spectaculaires comme FRANKENSTEIN ou L'HOMME INVISIBLE. Il s'agit cependant d'un huis-clos angoissant traditionnel, rappelant les formules de LA VOLONTE DU MORT, UNE SOIREE ETRANGE ou, plus tard, de DEUX MAINS, LA NUIT de 1946. Plusieurs personnes sont enfermées dans une inquiétante demeure, les événements insolites s'y multiplient jusqu'à la révélation finale d'une terrible vérité. LE CHAT NOIR fonctionne comme un suspens d'une grande intensité dont l'efficacité repose, certes, sur des situations angoissantes (la crypte, le sacrifice...), mais aussi sur la confrontation de deux personnages très élaborés : Werdegast / Lugosi et Poelzig / Karloff.
Werdegast est le "bon" de l'histoire. Il revient sur les traces de son passé après des années d'errance, pour affronter le cruel Poelzig qui a brisé sa vie et lui a pris aussi bien sa femme que sa fille. Pourtant, le personnage incarné par Lugosi n'est pas dénué d'ambiguïtés. La fragilité de sa santé mentale (sa phobie des chats par exemple) et ses secrets mystérieux en font un homme inquiétant, dont on doute à plusieurs occasions - Joan l'accuse à un moment d'être un traître. Saluons une des meilleurs performances d'acteur de Lugosi, qui prouve ici qu'il n'est pas l'histrion macabre et délirant pour lequel on l'a trop souvent fait passer.
Face à lui, Karloff, vêtu d'un kimono noir et les cheveux blanchis, interprète Poelzig, redoutable génie du mal. Ce sadique aux hobbys sinistres (il embaume les femmes de sa vie pour les exposer dans des cages de verre au fond de sa cave) est aussi fasciné par la magie noire et dirige une secte d'adorateurs de Satan. Le nom de Poelzig a été inspiré à Ulmer par Hans Poelzig, un architecte qu'il admire et avec lequel il a travaillé sur les décors de LE GOLEM. Mais, le personnage lui-même est surtout une réminiscence du "vrai" sorcier anglais Aleister Crowley.
Dans la série des classiques de l'horreur Universal, LE CHAT NOIR se distingue à bien des égards. La plupart de ces films se déroulent dans un cadre historique contemporain, avec une connotation gothique et dans des contextes géographiques traités de façon exotique (Paris dans DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE, le Londres dans DRACULA, l'Europe centrale de FRANKENSTEIN). Ici, le récit est ancré dans la réalité historique de son époque, c'est-à-dire dans l'après-guerre, puisqu'il s'appuie sur une affaire de vengeance entre soldats de l'armée austro-hongroise.
Qui plus est, les décors sont d'une grande modernité et ne font aucune concession au gothisme. L'argument forçant les voyageurs à chercher refuge chez Poelzig (un accident de voitures) est le même que dans UNE SOIREE ETRANGE, lequel présente une demeure plus classique, décrépie, pleine de toiles d'araignées et de moulures. Dans LE CHAT NOIR, la maison de la terreur s'inspire des trouvailles du Bauhaus (école allemande d'arts appliqués très influente, que les nazis viennent de faire fermer en 1933). On pense aux travaux d'architectes qui y ont participé, comme Gropius ou Mies Van der Rohe. Les formes sont géométriques et l'intérieur fait la part belle aux parois dépouillées et lisses, aux surfaces blanches, aux grands espaces vides et aux parois coulissantes. Le mobilier rappelle aussi les recherches du Bauhaus ou des hollandais de De Stijl. Bref, autant par son récit que par son travail décoratif (les costumes de Karloff, entre autres), LE CHAT NOIR s'inscrit nettement dans la modernité de son époque.
La réalisation aussi, à bien des égards, est marquée du sceau de la modernité. Certes, les films américains intègrent déjà les découvertes formelles du cinéma fantastique allemand des années 1920, grâce aux premiers chef-d'œuvres horrifiques de la Universal (DRACULA, FRANKENSTEIN, DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE, LA MOMIE...). Mais, ici, la mise en valeur des décors emporte ces expérimentations encore plus loin. Par moment, LE CHAT NOIR évoque les photographies constructivistes d'un Rodtchenko, voire un véritable film de science-fiction comme METROPOLIS. La messe noire dans ses décors cubistes est très originale et renouvelle efficacement la représentation classique de la cérémonie sataniste. Quand à l'emploi d'une musique très présente, martelant des thèmes de Liszt ou de Tchaïkovski, d'une grande originalité et d'une grande puissance, il contribue encore à la force et à la singularité de ce film.
LE CHAT NOIR est donc à nouveau un très bon film d'épouvante à mettre au crédit de la compagnie Universal, bien qu'on regrette une réalisation parfois trop statique. Original par son ambiance, d'une grande intensité horrifique et dramatique, remarquablement interprété, il peut être considéré comme un des excellents films d'épouvante du début des années 1930. LE CHAT NOIR connaît un bon succès, ce qui encourage Universal à confronter à nouveau Karloff et Lugosi dès l'année suivante, dans LE CORBEAU de Lew Landers.
LE CHAT NOIR aurait pu lancer favorablement la carrière d'Ulmer. Mais il se brouille rapidement avec Carl Laemmle Jr., dirigeant des studios Universal. Il retourne sur la côte Est des Etats-Unis où il tourne tout au long de la seconde moitié des années 1930 des films destinés aux immigrés, dialogués en ukrainien et surtout en yiddish. Il revient au cinéma anglophone au début des années 1940, avec des petites productions, parmi lesquelles BARBE-BLEUE en 1944, interprété par John Carradine.