La fin des années cinquante marque la découverte internationale et la consécration pour le réalisateur suédois Ingmar Bergman, en particulier avec la réception de SOURIRES D'UNE NUIT D'ETE suivi de la consécration critique de LE SEPTIEME SCEAU. Sa carrière suit son cours dans les années soixante, avec une reconnaissance de plus en plus forte. PERSONA en 1966 et L'HEURE DU LOUP en 1967 bénéficient du soutien du studio américain United Artists, qui se diversifient alors en soutenant des metteurs en scène européens comme Sergio Leone, François Truffaut ou Federico Fellini. LA HONTE est le troisième volet d'une sorte de trilogie débutée avec PERSONA et L'HEURE DU LOUP, les trois métrages étant interprétés par l'actrice Liv Ullmann et tournés sur l'île de Faro où vit le metteur en scène. Comme dans L'HEURE DU LOUP, nous retrouvons l'incontournable acteur Max Von Sydow, pierre angulaire de la filmographie de Bergman.
Eva et Jan, un couple de musiciens, vivent paisiblement sur une île. Leur pays est en guerre avec une contrée voisine, mais les troubles paraissent lointains. Jan est pourtant affecté par les nouvelles du conflit qu'il entend à la radio. Lorsque les combats se déchaînent près de chez eux, Eva et Jan se retrouvent au coeur de la tourmente...
Plus d'une fois dans sa carrière, Ingmar Bergman signe des films relevant nettement du fantastique. LE SEPTIEME SCEAU, son long métrage le plus emblématique, plonge directement dans le fantastique avec son chevalier dissertant en compagnie de la Mort dans un pays décimé par la peste. L'OEIL DU DIABLE met en scène Satan, LES FRAISES SAUVAGES inclut des passages oniriques fameux. Plus proche de LA HONTE, PERSONA relate un cas de vampirisme psychologique entre deux femmes, cas se concrétisant par des références très nettes au vampirisme classique. L'HEURE DU LOUP dépeint les hallucinations nocturnes d'un peintre, hallucinations empiétant largement sur le domaine de l'épouvante.
LA HONTE est un cas à part puisqu'il s'agit du seul film d'Ingmar Bergman à relever de la science-fiction. Ou plutôt, pour être plus exact, de l'anticipation. Il décrit un pays scandinave «contemporain» (en 1968 !) plongé dans une situation de guerre avec un voisin. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une troisième guerre mondiale, avec bombe atomique et compagnie, mais nous avons une situation de guerre contemporaine hypothétique, comme celles vues dans certains films, tels que LE TOUBIB, par exemple, où Alain Delon est médecin militaire impliqué dans un conflit en pleine Europe. Outre la situation hypothétique, LA HONTE montre à l'oeuvre des armes alors modernes comme des bombardiers à réaction ou des largages de napalm. Bergman décrit plutôt un conflit tel que celui du Vietnam ou de l'ex-Yougoslavie, avec une certaine insistance sur le caractère idéologique et politique de l'affrontement.
Le conflit imaginaire dépeint dans LA HONTE n'est pas une grosse guerre atomique généralisée comme on en a vu dans LE DERNIER RIVAGE par exemple, mais plutôt le récit d'une intrusion dans un territoire avec le lot d'atrocités l'accompagnant. Bergman ne filme quasiment pas les militaires mais suit d'inoffensifs civils, assistant à des exécutions, des massacres. Les forces ennemies refluent vite, mais ce n'est pas pour autant que les problèmes des populations prennent fin. Au contraire, commence alors le cycle des représailles, des chantages, des pillages, des déplacements de réfugiés à travers un pays sans avenir. Les survivants renoncent à leur part d'humanité, à commencer par Jan, le musicien doux et hypersensible que les circonstances transforment en assassin, en un individu prêt à toutes les lâchetés pour survivre.
LA HONTE se partage clairement en deux parties. La première nous montre Jan et Eva surpris dans leur quotidien par l'irruption de la guerre et ballottés par des événements sur lesquels ils n'ont aucune prise. Cette section n'est pas celle au cours de laquelle Bergman se montre le plus à l'aise. La charge n'est pas subtile et les moments «chocs» n'ont pas toujours l'impact apparemment recherché. La seconde partie commence après une ellipse étonnante, suite au passage dans l'école où sont réunis les civils soupçonnés de collaboration. Les situations deviennent ambiguës, Eva et Jan sont moins des témoins et plus des acteurs de leur histoire, Bergman décrit alors avec soin les étapes conduisant Eva et Jan vers la perte de leur humanité. Les sentiments du couple restent les mêmes, tels que la jalousie, mais leurs conséquences et leur impact prennent de toutes autres proportions dans un cadre où tout un chacun peut tuer impunément. Enfin, dans cette seconde partie, Bergman réussit mieux les images de guerre, avec la destruction intégrale et pratiquement gratuite d'une demeure par des pillards, ou la découverte d'une nuée de cadavres flottant sur la mer Baltique.
Arrivant en plein dans la maturité artistique de son metteur en scène, LA HONTE s'avère à part dans sa filmographie. On y retrouve un socle typique de son cinéma, dans la mise en scène, la direction des acteurs, les personnages. Mais le mélange de film de guerre et d'anticipation en font un métrage au cours duquel il se confronte à des formes de cinéma lui étant peu familières. Le résultat n'est pas une totale réussite, il manque d'unité et de cohérence si on le compare à ses plus grands métrages. Il n'en reste pas moins un film bien de son metteur en scène, remarquablement interprété, contenant son lot de scènes et d'images réellement marquantes.
En DVD, LA HONTE est sorti plusieurs fois en France chez Opening, toujours en tandem avec L'HEURE DU LOUP. Depuis 2004, cet éditeur les propose dans un boîtier contenant deux DVD. Le disque que nous allons décrire est uniquement celui de LA HONTE.
LA HONTE est proposé dans une copie au format d'origine 1.33 (4/3) en noir et blanc. La copie cinéma elle-même est en bon état, de bonne tenue, avec des contrastes efficaces et un noir et blanc convaincant, sans traces de halos gênants. On remarque quelques petits soucis vidéos, comme des scintillements fréquents, ou une compression peu à l'aise dans la gestion des scènes les plus sombres, lesquelles tendent à devenir confuses. Le choix de n'avoir proposé ce film de 108 minutes que sur un disque simple couche y est peut-être pour quelque chose.
La bande-son est proposée dans un mono de bonne tenue, codé sur deux canaux en Dolby Digital. N'appelant pas de commentaire particulier, la piste suèdoise est présentée avec des sous-titres en français. En guise de suppléments, nous trouvons d'abord, sous le sobre intitulé «Liv Ullmann», une présentation du film par l'actrice, intéressante, mais tout de même très courte (deux minutes et demi). Nous avons aussi une filmographie sélective d'Ingmar Bergman. Et c'est un peu tout.
Signalons à cette occasion qu'il existe un DVD américain (Zone 1) édité par MGM qui, outre des sous-titres français, propose une interactivité beaucoup plus fournie, ce qui en fait a priori une édition plus attractive. Cela étant dit, la solution française d'Opening a pour elle d'être Zone 2 et de bénéficier d'un prix plus compétitif, et ce d'autant plus qu'elle offre deux – bons – films pour le prix d'un seul.