Après une série de longs métrages largement empreints de fantastique, Lars von Trier tourne en 1994 la première saison de la série télévisée «L'HOPITAL ET SES FANTOMES», pour laquelle il s'essaie à des expériences de mise en scènes. Après un EUROPA frappant par sa méticulosité technique, les aventures se déroulant dans cet hôpital hanté sont filmées de façon délibérément abrupte, avec une caméra portée en permanence, et scandée par un montage haché, cultivant les faux raccords. Inspiré par la série américaine «HOMICIDE», cette méthode va se voir transposer au cinéma pour BREAKING THE WAVES.
BREAKING THE WAVES est un projet ancien que Lars von Trier a peine à monter. Différents pays sont envisagés pour tenir lieu de décor (Suède, Belgique...) tandis que dans les rôles principaux, le metteur en scène envisage Helena Bonham Carter et Gérard Depardieu. Finalement, l'action prend place en Écosse et le couple est incarné par la débutante Emily Watson et l'acteur suédois Stellan Skarsgård, expérimenté mais jusqu'alors essentiellement cantonnés aux métrages scandinaves. A leurs côtés, nous trouvons Katrin Cartlidge, révélée dans le NAKED de Mike Leigh, ainsi que deux figures récurrentes du cinéma de Lars von Trier : le français Jean-Marc Barr et l'allemand Udo Kier.
Sur une île écossaise, au début des années soixante-dix, la jeune Bess se marie avec Jan, un scandinave bon vivant qui travaille sur une plateforme de forage. La communauté austère et recluse dans laquelle vit Bess ne voit pas d'un bon œil ce mariage, mais les premiers jours de leur union se déroulent dans l'allégresse. Jusqu'à ce que Jan soit victime d'un accident terrible, le laissant paralysé...
Comme mentionné plus haut, BREAKING THE WAVES adopte une forme anticonformiste, s'appliquant à ne surtout pas respecter les règles classiques de la mise en scène cinématographique. En terme de montage, la règle des 180° ainsi que tout ce qui pourrait entraîner une continuité fluide sont régulièrement sabordés par des coupures inattendus et autres faux raccords délibérés. La caméra est constamment portée à l'épaule, le cadrage erre, l'image est parfois floue. Lars von Trier, qui a déjà prouvé qu'il pouvait parfaitement tourné un métrage en se pliant à une réalisation classique, se force à renouveler la forme de son travail. Pour bousculer encore plus les habitudes des spectateurs, BREAKING THE WAVES subit un traitement original pour son époque : tourné en pellicule 35mm, il est transféré sur vidéo, puis à nouveau passé sur du 35mm en vue d'établir le négatif original.
Il convient de rappeler qu'entre la première saison de «L'HOPITAL ET SES FANTOMES» et BREAKING THE WAVES, Lars von Trier et le réalisateur Thomas Vintenberg diffusent un manifeste artistique nommé «Dogme 95» dans lequel ils écrivent leur dégout du cinéma contemporain et édictent un ensemble de règles à suivre pour lutter contre l'embourgeoisement artistique. Ces règles consistent essentiellement à limiter le confort technique de la mise en scène ainsi que le recours à des formules trop éprouvées. Il est naïf de prendre à la lettre un tel manifeste. Tout au long du vingtième siècle, les artistes et mouvements créatifs usèrent de cette méthode à la fois pour exprimer un point de vue fort, mais également à des fins de publicité et d'auto-promotion.
BREAKING THE WAVES reprend quelques règles édictées dans le manifeste, en particulier celles liées à la technique, tel que l'absence d'éclairages extérieurs, la prise de son directe et l'usage d'une caméra portée. Par contre, il s'y oppose totalement sur d'autres points : l'action n'est pas contemporaine mais se déroule dans le passé, il y a une arme et un meurtre, nous trouvons des effets spéciaux...
Dans son fond BREAKING THE WAVES s'avère définitivement un Mélo à fond religieux. Nous suivons ainsi Bess, personnage principal, innocente persécutée par les circonstances et son entourage. Jeune femme jugée simplette, elle incarne une foi simple et naïve, le goût de la musique pop anglaise d'alors, l'ouverture aux étrangers venant sur son île. Elle entretient une relation a priori enfantine avec Dieu. Elle converse avec lui au gré de monologues dialoguées dont elle donne les questions et les réponses.
Mais Bess vit dans une communauté insulaire austère, refermée sur elle-même, où la musique se voit bannie – même l'église n'a pas de cloche. Les notions de péché et de châtiment l'emportent sur celle de l'amour et de la charité. Cette peinture d'une communauté religieuse sévère, non dénuée de cruauté, renvoie immanquablement à des films du danois Carl T. Dreyer, tels JOUR DE COLERE ou surtout ORDET. Une influence tout à fait admise par Lars von Trier, qui ajoute pour sa part que BREAKING THE WAVES est aussi très influencé par LA PASSION DE JEANNE D'ARC, autre portrait d'une jeune femme pieuse et martyrisée.
Formellement, BREAKING THE WAVES s'avère certainement une réussite. Le pari de transposer les méthodes de tournage de «L'HOPITAL ET SES FANTOMES» en cinémascope est réussi haut la main. Le spectateur oublie les approximations délibérées et se laisse porter par une narration spontanée et vivante, riche et différente, jouant habilement de la majesté de superbes décors naturels et sauvages. Son trio d'acteurs principaux s'avère remarquablement choisi, parvenant sans peine à donner vie à cette histoire.
Si Lars von Trier le metteur en scène sort donc la tête haute de BREAKING THE WAVES, nous sommes plus circonspects quant à certaines de ses méthodes et son propos. Après un début remarquable, le récit s'enfonce dans un mélo d'une cruauté parfois insistante, gratuite, appuyant les rebondissements sordides à un point tel qu'ils en deviennent suspects, laissant le spectateur sur une sensation de méfiance face à ce déploiement d'hystérie manipulatrice. Enfin, le dénouement du métrage, qui bascule totalement dans le fantastique, laisse sur un sentiment partagé quant à son message et sa vision de la religion, empreinte d'un dolorisme rétrograde.
Impressionnant par sa mise en scène, sa vitalité et ses acteurs, BREAKING THE WAVES laisse tout de même le spectateur sur des interrogations. Quels sont au fond les intentions de Lars von Trier lorsqu'il se livre à cet exercice du mélo en poussant assez loin les limites du sadisme, aussi bien quant à ses personnages que quant à ses spectateurs ?
Quoi qu'il en soit, BREAKING THE WAVES marque l'adhésion complète d'une très large part de la critique au cinéma de Lars von Trier, lequel sort alors de son statut de réalisateur d'avant-garde un peu bizarroïde pour rejoindre une sorte de «grand panthéon des auteurs mondiaux». Il se voit récompensé d'un Grand Prix du Jury au Festival de Cannes, festival où il sera absent, cultivant ainsi son image d'anticonformiste. Le film est couvert de récompenses dans le monde entier. Toutefois, avant de creuser ce nouveau sillon qu'il vient d'entamer, Lars von Trier se lance dans la seconde et dernière saison de «L'HOPITAL ET SES FANTOMES»...
En France, BREAKING THE WAVES a eu droit à deux éditions DVD principales. La première sort en 2000 chez Arte et s'avère quasiment dénuée de toute interactivité. Puis, une version «collector» contenant deux DVD arrive chez M6 vidéo en 2004. Elle reprend toute l'interactivité très complète de l'édition double DVD danoise.
Nous avons de notre côté visionné le DVD anglais sorti par Pathé distribution, particulièrement intéressant pour son tarif très raisonnable. Il semble en fait s'agir du premier disque de l'édition danoise puisqu'il propose rigoureusement les mêmes menus, suppléments et options linguistiques.
Ce DVD nous offre une copie 2.35 [16/9] de très bonne tenue. La texture visuelle très spécifique de BREAKING THE WAVES est restituée en toute intégrité, avec un excellent piqué et un naturel jamais pris en défaut. Nous constatons quelques petits défauts d'état (rayures, poussières négatives), mais l'ensemble est tout à fait recommandable. Il s'agit de la version non censurée du métrage, contrairement au DVD américain sorti par Artisan en 2000.
La bande son est disponible en anglais (langue originale) dans son mixage Dolby Digital 5.1. Il ne faut pas s'attendre à un bombardement sonore pour autant. Lars von Trier explique ainsi que le film est mixé en mono, à part pour les interludes musicaux marquant les changements de chapitres qui sont, eux, en stéréo. La scène finale recourt quant à elle à une spatialisation élaborée. Bonne nouvelle : un sous-titrage français est inclus !
Il est intéressant de rappeler que, au cinéma, le dernier interlude musical se faisait avec la chanson «Life on Mars» de David Bowie. Pour des soucis de droits, ce morceau a été remplacée par une chanson d'Elton John «Your Song» ensuite. La version anglaise de ce DVD propose bien la chanson de David Bowie, même si le générique de fin n'indique pas sa présence dans le métrage. Les curieux pourront consulter le doublage italien stéréo également fourni sur ce DVD, et constater que celui-ci propose la chanson d'Elton John à la place de celle de Bowie !
En terme de bonus, nous trouvons une sélection de séquences du métrage commentée en anglais par Lars von Trier, Anders Refn (monteur du film) et Anthony Dod Mantle (chef opérateur qui travaillera à plusieurs reprises avec Lars von Trier, mais qui n'a pas œuvré sur BREAKING THE WAVES). Une quarantaine de minutes de commentaire un peu confuse, mais qui contient son petit lot d'informations surtout techniques sur la conception de BREAKING THE WAVES.
Si ce DVD anglais n'est pas le plus complet pour BREAKING THE WAVES, il permet toutefois de redécouvrir dans de très bonnes conditions le film tel que l'a conçu Lars von Trier, et ce avec des sous-titres français et pour un prix tout à fait modique.