En 1976, Claude Chabrol explore le genre fantastique en réalisant ALICE OU LA DERNIÈRE FUGUE, un conte macabre s'inspirant librement de la célèbre fable de Lewis Caroll. Pour ce cinéaste, figure emblématique de la nouvelle vague, déjà très implanté, à l'époque, dans le paysage du 7ème art grâce à des incontournables tels que LES GODELUREAUX (1960), LANDRU (1962), LES BICHES (1967), QUE LA BÊTE MEURE (1969), LE BOUCHER (1969) ou encore LES INNOCENTS AUX MAINS SALES (1974), cette incursion dans le monde de l'étrange lui permet de signer une oeuvre singulière particulièrement séduisante, à mi-chemin entre la vie et la mort. C'est dans cet interstice qu'Alice Caroll (en hommage à son créateur), incarnée par Sylvia Kristel, encore sous l'effet du succès EMMANUELLE (1974), se retrouve à traverser un univers parallèle, en basculant de "l'autre côté du miroir".
Un soir, notre héroïne quitte son mari (Bernard Rousselet) et s'engage vers une destination inconnue au volant de sa voiture, sous une pluie nocturne torrentielle. L'accident se produit, inexorablement. Alice est en vie, mais dans quel espace-temps se trouve-t-elle à présent ? Recueillie chaleureusement par un curieux vieillard, Vergennes (Charles Vanel) et son fidèle serviteur, Colas (Jean Carmet), dans une ancienne demeure isolée, scrutant les alentours, Alice tente désespérément de quitter les lieux le lendemain de son arrivée. Hélas, chaque itinéraire la reconduisant à son point de départ, la jeune femme se résigne à relever un défi sans nom, dénué de sens et de logique, en tentant de percer la clé du mystère.
Le film en lui-même, revêt des allures d'enquête non policière, se déroulant au sein d'une sorte de labyrinthe souvent qualifié de «borgésien», peuplé de miroirs, d'étrangetés, de personnages déconcertants. Chabrol, en parfait maître du suspense, réussit à nous tenir en haleine, en créant un univers fantastico-hitchcockien : la fuite d'Alice, au volant de sa voiture, ressemble d'ailleurs curieusement à celle de Marion Crane (Janet Leigh) dans PSYCHOSE (1960), l'égarement nocturne accompagné des voix off, suffisant à renforcer le côté sombre et inquiétant du film. Toutefois, le ton général d'ALICE OU LA DERNIÈRE FUGUE s'efforce de rester sobre, stoïque même, bien que nous soyons plongés dans un monde parfaitement décontenancé. Chabrol, oscillant entre expressionnisme et réalisme, dépeint une dimension parallèle à l'intérieur de laquelle subsiste une dualité évidente entre bien et mal présente dans les décors, les personnages, la narration, les éclairages. On comprend mieux alors pour quelles raisons le long métrage est dédié à Fritz Lang (MÉTROPOLIS, M LE MAUDIT...) : en jouant sur des effets visuels particuliers tels des contrastes de luminosité parfois violents, ou encore des liquéfactions de l'image, Chabrol instaure une atmosphère glauque, pesante et irréelle issue de l'expressionnisme allemand.
En revanche, même si le genre fantastique, se révélant totalement inédit dans la carrière du réalisateur, est parfaitement maîtrisé, il apparaît que le film reste très «chabrolien», c'est-à-dire proche de ses personnages, qui, en ce qui les concerne, évoluent dans un microcosme où leurs différents profils psychologiques donnent naissance à des rapports de force. Chabrol, qui connaît parfaitement la nature humaine, dissèque les moindres faits et gestes de notre héroïne, et l'entraîne inéluctablement vers l'abîme. Car cette dimension, à l'intérieur de laquelle les apparences sont semblables à celles que nous connaissons, se trouve être en complète contradiction avec les codes propres à chaque être humain, dictés par la société et les institutions. En admettant cela, Chabrol met le personnage d'Alice face à une réalité dont finalement elle est loin de se douter, remettant en question des acquis qui lui sont chers, plus précisément par rapport à sa capacité de raisonner et d'interpréter le monde et les choses qui l'entourent. Au fil de l'histoire, alors qu'elle s'enfonce dans une sphère de plus en plus absurde, la confrontant à des situations dépourvues de sens, Alice voit se refermer, petit à petit, le piège dont elle ne pourra plus s'échapper. La scène du banquet, célébrant un enterrement, annonce alors déjà le triste verdict, finissant en un bal joyeusement funeste, à l'issue duquel un vieillard (Fernand Ledoux) s'étouffe à l'agonie. C'est à travers ce langage décadent que l'univers d'Alice rompt définitivement avec toute idée de réalité ou de raisonnement logique.
A l'heure actuelle,même si le film tend à passer inaperçu dans la carrière du cinéaste, ALICE OU LA DERNIERE FUGUE demeure une œuvre unique en son genre, inclassable parmi les autres trésors chabroliens aussi passionnants les uns que les autres. En adaptant le conte de Lewis Caroll «à la française», Chabrol a su relever le défi du genre fantastique en conservant ses convictions cinématographiques.
A sa sortie, en 1977, le film est distribué dans trois salles parisiennes : au «Biarritz», «Cinémonde Opéra» et «UGC Odéon». Après sa diffusion en VHS, voici le seul DVD du film à notre connaissance. L'édition René Château conserve plus ou moins le format cinéma d'origine en proposant un cadrage aux environs du 1.66. Si globablement, il est possible de trouver ce transfert 4/3 relativement satisfaisant, notons tout de même une définition pas toujours exemplaire. Il était certainement possible de mieux faire en ce qui concerne l'image. La bande son, en mono d'origine, n'a pas été retouchée et ne présente aucune défaillance particulière.
Un grand dommage qu'aucun bonus n'accompagne le film, car pour une œuvre aussi rare, des interviews du réalisateur et de certains des acteurs (hormis ceux déjà cités, n'oublions pas André Dussolier, Catherine Drusy, Thomas Chabrol ou encore François Perrot…) se seraient avérées les bienvenues. Mais visiblement, il semblerait que le film n'ait pas suffisamment retenu l'attention du public d'hier comme d'aujourd'hui. Ce désintérêt se ressent également jusque sur la jaquette DVD présentée sur le site internet de l'éditeur depuis sa sortie, où l'on peut voir Sylvia Kristel dans une pose érotique issue probablement d'un autre film, sans doute réalisé dans la foulée des EMMANUELLE, et n'ayant aucun lien avec ALICE OU LA DERNIERE FUGUE et encore moins avec l'affiche officielle d'époque. Cette dernière est pourtant ce qui orne la véritable jaquette du DVD à la place du visuel aguicheur trônant sur le site de l'éditeur depuis des années !
Après l'onirisme gothique de Jaromil Jires dans son VALERIE AU PAYS DES MERVEILLES (1970), l'espace temps «destroy» et décalé de Roman Polanski dans QUOI (1972), Alice, façon Chabrol, mérite aussi le coup d'œil, grâce à son originalité, sa réalisation, la réflexion soulevée. A voir, à revoir, à savourer…