Un homme supposé mort est retrouvé dans un parc et emmené à la morgue. Mais après l'examen préliminaire, les médecins sont fortement intrigués du fait qu'il ne présente aucune des caractéristiques typiques de son état présumé. L'homme, Gregory Moore, nous racontera lui-même par une voix-off comment il en est arrivé là – une curieuse histoire sur fond de disparition, de meurtre et de vampirisation de l'âme.
Après avoir écrit quelques scénarios, Aldo Lado se lance en 1971 dans sa première réalisation qui passera par plusieurs changements de titre. Le scénario original s'intitulait MALASTRANA ce qui signifie «Petite ville» en Tchèque et indique le quartier artistique où, entre autres, Kafka avait ses habitudes. Mais ce titre n'a pas plu aux producteurs qui n'y voyaient rien de vendeur et il fut alors changé pour LA CORTA NOTTE DELLE FARFALLE DI VETRO («La Courte nuit des papillons de verre»). Mais le métrage fut coiffé au poteau par la sortie d'un autre film comportant le mot «Farfalle» («Papillon») et il fut alors décidé de remplacer ce mot par «Bambole» («Poupée») ce qui s'éloigne complètement du sujet, indiquant davantage un giallo dans la plus pure tradition que le résultat final tourné bien plus vers l'horreur psychologique. A noter enfin que le titre français JE SUIS VIVANT déplaît fortement à Aldo Lado qui le trouve bien trop explicite (pour d'autres informations, nous vous invitons à suivre ce lien vers l'interview du réalisateur).
Dès l'intro, nous sommes plongés de plain-pied dans l'ambiance oppressante et irréelle qui étreint le métrage sur toute sa longueur. En effet, le jardinier qui découvre le corps prostré de Gregory Moore demande à un cul-de-jatte qui passait par là de le surveiller pendant qu'il appelle les secours. Et ces personnages secondaires mémorables peuplent le film sans que cela paraisse incongru ou déplacé, en plus de nombreux plans franchement bizarres mais s'inscrivant finalement dans la logique de l'histoire. Nous trouvons pêle-mêle un jeu d'amoureux dans un cimetière, un bibliothécaire qui mémorise tout, des badauds collés à une porte vitrée, un scientifique qui teste le seuil de douleur d'une tomate (!) ou encore ces personnes assistant à un récital de musique de chambre, grimées en morts-vivants (teint blafard, lèvres grisâtres…).
Tout ceci contribue à un film qui doit bien plus à ROSEMARY'S BABY (pour le côté paranoïaque) ou NE VOUS RETOURNEZ PAS (pour l'ambiance) que pour les giallis de son époque qui récoltaient un succès considérable. Cependant, l'intrigue suit une enquête plutôt banale puisque Moore recherche sa petite amie, Mira, disparue sans laisser de traces. Un corps sera retrouvé dans le fleuve mais ce n'est pas le sien. D'ailleurs, est-elle vraiment morte ? Et pourquoi les amis de Moore semblent-ils réticents à l'aider dans ses recherches ? De nombreuses questions de cet ordre parsèment le film, retenant l'attention du spectateur tout en jouant avec ses perceptions tandis que la réalité que nous croyons connaître glisse progressivement vers un cauchemar éveillé jusqu'au final délirant mais qui donne tout son sens au reste.
Malgré quelques longueurs par-ci par-là et une enquête policière et personnelle parfois laborieuse, le premier film de Aldo Lado est remarquablement bien construit et monté. Plus que de simples flash-backs, l'histoire de Gregory se déroule comme une sorte d'intrigue parallèle à celle, principale, qui le voit sous l'œil observateur du corps médical. Les nombreux gros plans sur le visage et en particulier le regard bleu acier de Moore sont accompagnés de sa voix qui crie au secours mais n'est entendue par personne. Se résignant à son état, il décide alors de nous conter ses aventures, la voix-off rendue d'autant plus frissonnante quand on sait d'où elle provient, et nous ne parlerons pas du pourquoi qui ne sera révélé qu'à la fin (et quelle fin !). Sans vous gâcher quoi que ce soit, on ne peut s'empêcher de penser par moments à la célèbre histoire d'Edgar Allan Poe, L'Etrange cas de Mr Waldemar qui flirtait avec un fond similaire tout en développant une forme bien différente.
Aldo Lado a situé son film à Prague, une capitale aussi lourde d'histoire que d'apparence sublime. Très photogénique, elle a servi de décor naturel à de nombreux métrages et Aldo Lado tire profit de toute la beauté qu'elle a à offrir sans pour autant nous servir un clip touristique. Sa critique sociale concernant la classe dirigeante prend également une toute autre dimension au vu du lieu, déployant toute sa négativité de façon subtile mais marquante (la scène du récital, déjà mentionnée, et le final orgiaque). Cette réflexion personnelle s'étend jusqu'au patronyme de la disparue, Mira Svoboda, qui signifie «paix et liberté», les deux valeurs qui se retrouvent toujours sacrifiées les premières dans toute société où l'abus de pouvoir se développe à l'excès.
A la fin des années soixante, de nombreux acteurs étrangers partaient travailler en Italie, un pays qui offrait alors des productions intéressantes et commercialement viables. Ainsi, Aldo Lado a bénéficié d'un casting haut de gamme et international avec tout d'abord le français Jean Sorel dans le rôle de Gregory Moore. L'acteur avait déjà un bon nombre de rôles à son actif, dont J'IRAI CRACHER SUR VOS TOMBES ou encore BELLE DE JOUR. Il confère un grand naturel à son rôle de journaliste happé par des évènements qui le dépassent, secondé par des co-acteurs tout aussi convaincants.
Le personnage de Mira Svoboda est joué par la toujours sublime Barbara Bach (LE GRAND ALLIGATOR, etc...) dans l'un de ses premiers rôles au cinéma. Son aura de mystère plane sur tout le métrage qu'elle semble traverser en flottant tel un spectre de douceur. Les amis de Moore sont campés respectivement par l'actrice suédoise Ingrid Thulin (dans le rôle un peu ingrat de Jessica, amoureuse transie de Gregory) et Mario Adorf (Jacques Versain, amateur d'art et d'étranges jeunes filles immobiles). Thulin était loin de son coup d'essai également, ayant apparu dans plusieurs films de son compatriote Ingmar Bergman (LE SILENCE et L'HEURE DU LOUP pour ne nommer que ces deux-là), ainsi que quelques productions étrangères (LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE de Minnelli, LA GUERRE EST FINIE d'Alain Resnais ou encore SALON KITTY de Tinto Brass). Quant à Mario Adorf, on l'aura vu dans LE SPECIALISTE de Corbucci ou L'OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL, tandis que plus récemment, il semble s'être tourné vers le cinéma allemand.
L'image est présentée dans son format 2.35 d'origine, compatible 16/9. Le transfert est de facture tout à fait honorable, le film ne semblant même pas accuser le passage du temps. Il faut dire que Aldo Lado était aidé par un directeur photo génial, Giuseppe Ruzzolini, et même si le réalisateur n'appréciait pas le format imposé, ils ont tous deux créé un ensemble visuellement beau avec de nombreux plans confinant à l'art.
Du côté des pistes sonores, cela se gâte nettement. Vous aurez le choix entre un doublage français et une version anglaise sous-titrée, tous deux en mono, et pour résumer, l'un est aussi désastreux que l'autre et ce à tous les niveaux. Sur la version française, on dirait que les (mauvais) doubleurs parlent à travers de gros tuyaux de fer, obligeant le spectateur à monter fortement le son ce qui occasionne un souffle désagréable en supplément. Sur la piste anglaise, la qualité est autrement plus correcte et tous les dialogues sont claires et audibles si l'on fait abstraction du mélange hallucinant d'accents indéfinissables, les doubleurs étant clairement non anglophones. Sans gâcher complètement le métrage, ces pistes sonores de piètre qualité enlèvent quand même une grande partie du plaisir ce qui est hautement regrettable pour un film aussi bon. Il aurait été intéressant de pouvoir comparer avec la version italienne mais celle-ci est absente du DVD. Heureusement, il reste le très beau score du Maestro Morricone pour consoler nos oreilles malmenées.
La section suppléments nous présente tout d'abord un commentaire audio par Aldo Lado, modéré par Federico Caddeo. Le dialogue dévie très rapidement sur d'autres sujets que le film, le réalisateur ayant quand même la bonne excuse de ne pas l'avoir vu depuis 1971… Toujours aussi détaché et lucide sur son cinéma et l'industrie en général, Aldo Lado nous livre quelques anecdotes sur le tournage avant d'exposer ses propres sentiments et idées plus en profondeur. Sans être exceptionnel, ce commentaire est un agréable complément au film, d'autant plus qu'il expose longuement des idées encore aujourd'hui valables, augmentant le plaisir d'un visionnage ultérieur.
Le portrait d'Aldo Lado est un entretien en français d'une trentaine de minutes du réalisateur, toujours mené par Caddeo. Le réalisateur revient sur son parcours ainsi que sur quelques uns des thèmes déjà abordés sur le commentaire audio. L'interview de Jean Sorel a été réalisée spécialement pour cette édition et malgré sa brièveté (une douzaine de minutes seulement), c'est un module très plaisant sur un acteur décontracté et agréable à écouter. Il parle notamment du départ de nombreux acteurs vers l'Italie à la fin des années soixante-début soixante-dix et évoque également son parcours et les nombreux réalisateurs avec qui il a eu la chance de travailler. Cette édition se termine sur la désormais habituelle fiche technique ainsi que les filmographies d'Aldo Lado, Barbara Bach, Ingrid Thulin et Jean Sorel.
Sans être un chef d'œuvre du genre, JE SUIS VIVANT se pose néanmoins comme un excellent film d'allure cauchemardesque en plus d'être une perle visuelle. La filmographie d'Aldo Lado est peut-être inégale mais pour cette première réalisation, il n'y a pas grand chose à redire, la réussite est évidente et franchement plaisante.