UN CHIEN ANDALOU ne peut être considéré que comme un des plus importants films du cinéma européen du vingtième siècle. Et pour cause, il s'agit du premier long métrage réalisé par l'espagnol Luis Bunuel ! Le futur metteur en scène de L'ÂGE D'OR, de LOS OLVIDADOS ou de LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE naît au sein d'une famille aisée de l'Aragon, une région plutôt rurale. Puis il part étudier à Madrid où il s'installe à partir de 1917. Il y fait connaissance avec deux jeunes gens qui vont devenir ses amis très proches mais aussi des personnalités artistiques de premier plan dans les années à venir : l'écrivain Frederico Garcia Lorca et le peintre Salvador Dali.
Bunuel se rend ensuite à Paris, au milieu des années 20 au cours desquelles il s'intéresse sérieusement au cinéma, écrivant des articles à ce sujet et commençant à travailler en tant qu'assistant. Il se rapproche de Jean Epstein, maître du cinéma d'avant-garde, avec lequel il collabore sur MAUPRAT et, surtout, le classique LA CHUTE DE LA MAISON USHER. Après cela, il tente de produire et réaliser un film nommé CAPRICHOS, avec de l'argent prêté par sa mère. Mais ce projet n'aboutit pas.
Finalement, il retourne en Espagne et y retrouve Dali. Bunuel lui explique qu'il a rêvé d'un nuage passant devant la lune comme un rasoir lacérant un oeil. En retour, Dali lui raconte un de ses songes dans lequel il vit surgir des fourmis d'une main trouée. A partir de là, ils écrivent instinctivement un scénario en se donnant pour règle qu'aucune logique n'en lie les différents éléments. Une fois terminé ce travail, ils se rendent aux studios Billancourt pour tourner, avec de l'argent à nouveau fourni par sa mère, UN CHIEN ANDALOU qui était déjà le titre d'un ensemble de textes écrit quelques années auparavant par Bunuel. Pour jouer le rôle principal, il a recours au service de l'acteur Pierre Batcheff, qu'il a rencontré quand il était assistant sur le tournage de LA SIRENE DES TROPIQUES.
Dans une pièce, un homme aiguise un rasoir. Il sort sur le balcon et regarde la lune. Il retourne dans la pièce, où se trouve une femme, et lui coupe l'oeil d'un coup de lame. Trois mois plus tard, un homme arrive en vélo, une boîte attachée autour du cou. Une femme le voit par la fenêtre de son appartement, et le cycliste tombe par terre Tout cela n'a aucun sens ? Normal, vous êtes dans UN CHIEN ANDALOU !
UN CHIEN ANDALOU, c'est en effet du cinéma expérimental, du cinéma qui s'inscrit dans le courant des avants-gardes artistiques de son temps. Après la première guerre mondiale, le cinéma devient un média jugé digne d'intérêt par les artistes. LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, imprégné des idées des expressionnistes allemands, séduit Jean Cocteau et la critique française. Des artistes liés au mouvement Dada se passionnent pour Chaplin. Ainsi, lorsqu'il fait son film BALLET MECANIQUE, le peintre Fernand Léger y rend hommage à Charlot. D'autres artistes liés à Dada utilisent cette nouvelle forme d'expression. René Clair se fait aider par Picabia pour écrire et réaliser ENTR'ACTE. Duchamp signe ANEMIC CINEMA, Man Ray A QUOI REVENT LES JEUNES FILLES ?. Autant d'objets hybrides et provocateurs, délaissant - déjà - totalement le récit cinématographique classique.
Au cours des années 20, Dada cède la place au Surréalisme, mouvement reprenant des principes très semblables (attaque en règle de toutes les formes d'autorité et de tout ce qui est bourgeois), mais en apportant une nette touche politique. Lorsqu'ils écrivent UN CHIEN ANDALOU, Dali et Bunuel connaissent ces mouvements et leurs idées, qu'ils jugent passionnantes, mais ils n'appartiennent en rien au groupe surréaliste. En fait, UN CHIEN ANDALOU ne sera déclaré surréaliste qu'après sa projection, par André Breton, "chef" de ce mouvement qui y retrouve ses idées.
D'abord, il y a ce sens de la provocation, dès les premiers plans, célèbres, de l'oeil coupé. Bunuel – qui joue «l'homme» dans ce prologue - explique cette irruption très rapide de la violence par sa volonté d'impliquer immédiatement le spectateur au moyen d'une scène très prenante. Le goût de la provocation se manifeste aussi par une évocation crue et libérée de la sexualité. Un vigoureux pelotage de seins plonge un homme dans un état d'extase bestial, comme ses yeux se révulsent et que de sa bouche coule un filet de bave sanguinolente. Le blasphème aussi a sa place, bien sûr, avec ces deux séminaristes traînés par le héros et entravant sa marche. Dali s'offre d'ailleurs le rôle d'un de ces deux religieux (celui de droite) !
Le mélange d'érotisme et de macabre joue aussi un rôle important. Un homme jubile après avoir vu un personnage se faire écraser par une voiture. A tel point que, aussitôt après le drame, il se met à poursuivre une jeune femme de ses ardeurs insistantes ! A la fin du film, comme une jeune femme part vers l'horizon avec l'homme qu'elle aime, nous les retrouvons plus tard, "au printemps", comme deux cadavres momifiés à demi-ensevelis dans le sable.
Un cinéma libre dans son propos, inventif dans sa forme, recourant souvent à l'insolite, et totalement rigoureux dans sa réalisation et son scénario : voici déjà, dans UN CHIEN ANDALOU, réunies les qualités paradoxales des nombreux films à venir signés par Luis Bunuel. UN CHIEN ANDALOU est en effet apprécié dès sa première projection, permettant ainsi à Bunuel et Dali de rentrer totalement dans le cénacle surréaliste. L'année suivante, avec l'aide financière du Vicomte de Noailles, ils tourneront le long métrage L'AGE D'OR, dans le même style cinématographique...
UN CHIEN ANDALOU est en fait un court-métrage de quinze minutes, tourné en noir et blanc et en format 1.33. Il est restitué de façon très honnête sur le DVD français des Editions Montparnasse. Définition affûtée, contrastes globalement assez fins, copie plutôt propre… Certes, on repère des saletés, ou des passages légèrement surexposés, mais, pour un film ancien, conçu dans des conditions relativement précaires, c'est tout à fait honnête. Nous avons eu l'occasion de le comparer avec le disque anglais du British Film Institute, et le DVD français écrabouille sans problème cette galette grand-bretonne qui, en comparaison, évoque un malheureux contretype de 72ème génération, dénué de tout contraste.
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Film originellement muet, UN CHIEN ANDALOU était accompagné lors de sa première diffusion d'un accompagnement sonore constitué d'extraits de disques sélectionnés et lancés dans la cabine de projection par Bunuel lui-même. En 1960, il conçoit une version sonorisée reprenant ces musiques, à savoir des airs de tango ou des morceaux composés par Wagner. C'est cette version qui nous est proposée ici, en mono d'origine codé sur deux canaux.
Le film est court, mais la section supplément est, quant à elle, bien achalandée. Le premier supplément est "Film Miroir", une interview de Philippe Rouyer, auteur de l'excellent livre "Le cinéma gore, une esthétique du sang", qui se livre à une approche assez analytique d'UN CHIEN ANDALOU durant 18 minutes. Energique et parlant avec un débit assez vif, il reste toujours intéressant de suivre son propos. Puis, Dominique Rabourdin, réalisateur de documentaires sur le cinéma, consacre 18 minutes aux rapports entre les surréalistes et le septième art. Le propos, avant tout historique, est intéressant et émaillé d'images d'archives de la télévision des années 1960, lesquelles donnent la parole à Man Ray ou à Ado Kirou, ce dernier étant l'auteur de l'incontournable ouvrage "Le surréalisme au cinéma" et du film fantastique LE MOINE avec Franco Nero. Film au scénario co-écrit avec Jean-Claude Carrière et… Bunuel !
Dans sa collection d'émissions télévisées "Cinéma de notre temps", André S. Labarthe avait dédié une émission à Luis Bunuel en 1964. On nous en propose un extrait de cinq minutes, durant lequel le réalisateur est interviewé, notamment à propos de ses débuts. Certains de ses amis surréalistes (Pierre Prévert, Georges Sadoul, Ado Kyrou) prennent aussi la parole.
Un autre document nommé "Dali et Bunuel" revient en détails sur la relation entre les deux hommes, sur leur amitié, puis sur leur brouille durable. Nous retrouvons à ce sujet Dominique Rabourdin, mais aussi des interviews de proches de Bunuel comme son fils Juan Luis Bunuel - réalisateur de titres fantastiques tels que AU RENDEZ-VOUS DE LA MORT JOYEUSE ou LEONOR – et LE scénariste Jean-Claude Carrière, qui travailla avec lui durant les vingt dernières années de sa vie. Dali lui-même fait irruption par le biais d'images d'archives. La description des relations entre ces deux personnalités hautes en couleurs donne lieu à un supplément à la fois touchant et amusant.
Juan Luis Bunuel se voit ensuite consacré un entretien de onze minutes où il revient sur des souvenirs qu'il a gardés de son père, particulièrement ceux concernant UN CHIEN ANDALOU. Enfin, Jean-Claude Carrière s'exprime, durant douze minutes, sur ses rapports avec Bunuel père. Somme toute, nous avons affaire à une interactivité tout à fait passionnante, cherchant avant tout à nous faire comprendre l'impact et la singularité de ce film, ainsi que les personnalités qui l'ont conçu.
Un bon DVD, donc, même si son prix peut faire tiquer. 25 euros, pour un court-métrage, collector ou pas (le coffret inclut aussi un livret retranscrivant le scénario original de UN CHIEN ANDALOU), cela fait quand même cher ! Peut-être aurait-il mieux valu le sortir à un tarif plus raisonnable, ou avec un autre titre (L'AGE D'OR par exemple, comme cela a été fait en Grande-Bretagne).