Le film de Victor Fleming, produit par la MGM, reprend le scénario du film réalisé par Mamoulian en 1931 et produit par la Paramount. Nous vous renvoyons donc pour ce qui est du résumé à la version de 1931.
Citant chaque scène presque image pour image, le film de Victor Fleming met le spectateur devant une interrogation passionnante : pourquoi Hollywood éprouve le besoin de copier, avec une dizaine d'années de recul, le film de 1931 ?
Il faut dire que le roman de Stevenson connaît de multiples adaptations cinématographiques, bien au delà des cinéastes spécialisés dans le genre fantastique. Comme tout "monstre" fantastique, Jekyll / Hyde a fasciné le 7ème art : on ne compte plus les diverses reprises de ce véritable mythe, de l'incarnation par John Barrymore en 1920 à John Malkovich en 1996 dans MARY REILLY de l'anglais Stephen Frears.
Quand John Stuart Robertson réalise une des versions les plus célèbres, en 1920, le personnage de Jekyll a déjà connu au moins sept interprètes ! Le film de Robertson, très romantique et horrifique, montre Jekyll attaqué par une araignée à tête de Hyde ! Le roman semble justifier toutes les audaces stylistiques, et c'est de cette veine que se nourrira Mamoulian en 1931 pour la première version parlante, produite par la Paramount.
En France , c'est Renoir qui, en 1959, décale l'intrigue à l'époque contemporaine (LE TESTAMENT DU Dr. CORDELIER, avec Jean-Louis Barrault dans le rôle de Cordelier / Opale). C'est d'ailleurs l'une des adaptations les plus sérieuses de la nouvelle.
Nouvelle version, nouvelle identité pour le Dr Jekyll : c'est cette fois chez Stephen Weeks (GHOST STORY avec Marianne Faithfull), dans JE SUIS UN MONSTRE, produit par la Amicus. Jekyll / Hyde s'appelle Marlowe / Blake mais est surtout interprété par l'immense Christopher Lee ; la même année, Roy Ward Baker (LE CLUB DES MONSTRES) rebondit sur l'aspect érotique de l'histoire et réalise Dr JEKYLL AND SISTER HYDE, produit par la Hammer, la firme concurrente, dans lequel Jekyll (Ralph Bates) se transforme en femme (Martin Beswick). Puis Udo Kier reprend le rôle dans un film réalisé par Walerian Borowczyk en 1981.
L'une des dernières apparitions notables de Mr Hyde pour le cinéma est elle aussi fort surprenante : dans EDGE OF SANITY, c'est Anthony Perkins (Norman Bates de PSYCHOSE) qui tient le rôle-titre sous la caméra de Gérard Kikoïne (qui, après avoir fait ses armes dans un genre plus dénudé, a tenté au début des années 90 un passage par l'horreur en adaptant également Poe dans L'EMMURE VIVANT).
En parallèle, la télévision n'est pas en reste et de nombreuses adaptations, séries, détournements… font leur apparition sur le petit écran : Michael Rennie (LE JOUR OU LA TERRE S'ARRETA) en 1955, Jack Palance en 1968, David Hemmings (LES FRISSONS DE L'ANGOISSE) en 1980 campent tour à tour le dyptique Jekyll / Hyde. Même l'animation s'en mêle avec par exemple des versions mettant en scène Tom et Jerry ou Bugs Bunny (pour ce dernier dans un cartoon proposé en bonus sur le DVD)…
Un thème porteur bien entendu, ce qui encourage la MGM à racheter les droits du film de Rouben Mamoulian, une dizaine d'années après sa sortie, et à faire disparaître ce chef-d'œuvre dans ses archives. Pillant alors le scénario de Samuel Hoffenstein (qui n'est bien sûr plus crédité au générique), proche collaborateur de Rouben Mamoulian, la MGM offre la réalisation à Victor Fleming avec un casting en or ; cette seconde version vaut d'ailleurs principalement pour son interprétation ! Spencer Tracy réussit évidemment le chalenge de tenir les deux rôles principaux, mais c'est surtout l'éclatante Ingrid Bergman qui tient le film par son interprétation toute en tension. Elle devait, dans le casting originel, tenir le rôle de la fade Beatrix Emery (Muriel Carrew dans la version de 1931) ; mais, à force de prier la production et Fleming de revenir sur le projet initial, elle finit par obtenir le rôle d'Ivy Pearson, totalement à contre-emploi avec son physique (JEANNE D'ARC, LES ENCHAINES…). Les rôles féminins furent donc inversés et c'est Lana Turner qui hérite du rôle de Beatrix.
En comparaison, la première version l'emportait donc largement par la mise en scène virtuose et expérimentale et par l'épure tragique du scénario. La confrontation des deux versions joue en la défaveur du film de 1941 : les défauts du film de Victor Fleming sont mis en évidence, qui ne peut plus se cacher derrière la force du scénario et qui, d'une puissante métaphore de la dualité humaine, réalise un drame bourgeois sur fond de parabole chrétienne assez indigeste. Là où Mamoulian reprenait le concept tragique de l'hybris poussant Jekyll à égaler les dieux, Fleming rabat son héros à une brebis égarée du seigneur : la première scène est à ce point éclairante. C'est un ajout de Fleming, qui la substitue à la fabuleuse ouverture du film de 1931 en caméra subjective. L'ouverture de 1941 se fait sur le clocher d'une église, dans laquelle Jekyll intervient pour évacuer un fou qui vient d'interrompre le prêche en invoquant Belzébuth ; le discours, qui a l'allure d'une prophétie, semble troubler le bon docteur. Le ton est donné, certes, mais Fleming joue avec bien moins d'intensité que son prédécesseur ! Exit la caméra subjective, les regards-caméra, la bande son, les fondus et les flous expérimentaux… On arrive donc au terme de cette adaptation à une version aseptisée, qui a gommé les aspects les plus rugueux de l'œuvre de Mamoulian (l'insistance des effets, le côté caricatural de Hyde…) mais qui de manière très professionnelle rentabilise le scénario et le casting.
Le disque édité par Warner Bros. en zone 1 propose la version de 1931 et la version réalisée par Victor Fleming sur deux faces. La qualité de l'image est correcte et malgré quelques rayures, le film se laisse regarder sans problèmes. La piste sonore, en anglais, est dans un mono très net pour l'époque. Elle est pourvue de sous-titres français, espagnol et anglais.
Les bonus sont quant à eux assez conséquents : un commentaire pour la version de Rouben Mamoulian, un Looney Tunes mettant en scène Bugs Bunny aux prises avec un Mr Hyde tout vert, réalisé en 1955 par Friz Freleng, et la bande annonce du film de 1941 le tout sur la face du DVD de la version 1931.
C'est une grande qualité de ce DVD que de proposer les deux versions de 1931 et 1941 sur un disque double face de très bonne facture, et contenant des bonus fort intéressants pour un prix tout à fait raisonnable. En plus, aucun obstacle à la compréhension puisque les deux films sont sous-titrés en français.