1957 est une année cruciale pour la Hammer. Cruciale car le succès international de FRANKENSTEIN S'EST ECHAPPE réoriente complètement la production de cette petite compagnie britannique vers le cinéma gothique en couleurs, genre qui lui vaudra sa place dans les encyclopédies de cinéma. Pourtant, la Hammer a déjà un bon pied dans le fantastique à ce moment-là, ou plutôt un pied dans la science-fiction grâce à LE MONSTRE et LA MARQUE tous deux réalisés par Val Guest en se basant sur productions télévisées écrites par Nigel Kneale. LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES, sorti à peine quelques semaines après FRANKENSTEIN S'EST ECHAPPE, se situe plus nettement dans le créneau de ses deux métrages que dans celui de l'épouvante.
Comme LE MONSTRE et LA MARQUE, il est la déclinaison d'un téléfilm (nommé THE CREATURE) écrit par Nigel Kneale et il est réalisé par Val Guest, en noir et blanc, tandis que l'action se déroule de nos jours et met en vedette des scientifiques. Pour jouer le rôle principal de John Rollason, la Hammer choisit la vedette de THE CREATURE, à savoir Peter Cushing, comédien connaissant alors des succès sur le petit écran. L'autre protagoniste du métrage se voit interprété par Forrest Tucker, comédien américain connaissant lui aussi des succès à la télévision.
Dans une lamaserie, le docteur Rollason et son épouse étudient diverses espèces végétales tout en profitant de l'hospitalité des moines. Une autre expédition menée par l'américain Tom Friend arrive sur les lieux et se voit rejointe par Rollason. Les deux hommes partagent une égale fascination pour le mythique yéti et se mettent en tête de dénicher cet abominable homme des neiges sur les plus hautes cimes de l'Himalaya...
Petit studio habitué aux tournages économiques et familiaux, la Hammer ne peut guère financer un tournage en extérieur ou en Asie. Pour donner à ce métrage l'ambiance d'aventure et d'espace nécessaire, on recourt à quelques astuces. Les acteurs principaux tournent dans des studios londoniens tandis que des grands plans d'ensemble sont tournés sur des sites montagneux réels, avec des alpinistes habillés comme les comédiens. La ruse ne trompe pas l'œil exercé, mais elle apporte une ampleur satisfaisante, aidée en cela par l'emploi du format scope, baptisé ici Hammerscope ! Il s'agit en fait du format Regalscope, à savoir la déclinaison noir et blanc du CinemaScope de la 20th Century Fox.
Si une partie de LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES se déroule dans un monastère, l'essentiel de son action prend place dans les montages de l'Himalaya, avec tous les périls que cela implique : escalade dangereuses, glaciers friables, avalanches impitoyables, froid, blizzard, solitude des hauteurs qui tourmente le plus blasé des aventuriers.
Mais la plus grande menace, c'est bien entendu l'abominable homme des neiges, créature mythique ayant enfiévré l'imagination des explorateurs au cours du vingtième siècle. Bien que le yéti relève a priori du monstre d'horreur, LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES garde fermement le cap vers la science-fiction. L'énigme se voit approchée sous l'angle théorique de l'évolution. Le docteur Rollason disserte doctement sur les origines possibles de cet être : chaînon manquant, cousin de l'homme à la manière des singes ou de l'homme de Neandertal ? Et s'il est un de nos proches cousins, quelle proximité peut-t-il avoir avec nous, par son physique ou ses facultés intellectuelles ? Nous nous trouvons dans une optique assez proche de, par exemple, L'ETRANGE CREATURE DU LAC NOIR, qui écarte les oripeaux et les ombres du gothique pour conter l'histoire d'un monstre sous l'angle de la science. En ce sens, LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES poursuit la grande vague du cinéma de science-fiction des années cinquante, la renaissance de l'épouvante traditionnelle engendrée par FRANKENSTEIN S'EST ECHAPPE n'étant, bien entendu, pas encore assimilée.
Si LE REDOUTABLE HOMMES DES NEIGES approche scientifiquement la question du yéti, ce métrage porte aussi un regard sur la science elle-même, sa raison d'être et ses aspirations. Se confrontent deux personnages opposés : le docteur Rollason, sage naturaliste passionné de l'observation de la vie et respectueux de son intégrité ; et l'américain Tom Friend, surtout intéressé par les retombées financières d'une telle découverte et de son exploitation dans les médias. Les deux hommes ne sont pas faits pour s'entendre, mais ils partagent une obsession commune, une fascination sans limite pour ce mystère inconnu qu'ils veulent chacun à leur façon démasquer.
Bien que les personnages et leurs théories s'orientent nettement vers la science, LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES laisse ouverte une porte vers le surnaturel à travers d'étranges notations mystiques concernant aussi bien les sages lamas que le yéti, peut-être capable de manipuler l'esprit de ses proies. En cela, le final laisse le spectateur sur une forte note d'ambiguïté. Les scientifiques pensent pouvoir tout rationaliser et classifier, mais ils sont au fond loin du compte.
La première partie de LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES suit l'ascension difficile de l'expédition vers les sommets. La seconde nous la montre s'installer dans une clairière glacée et rocailleuse où les explorateurs découvrent les gigantesques empreinte d'un hominidé mystérieux. Pas de doute, le yéti n'est pas loin. Friend met en place divers pièges et appâts dans l'espérance de le capturer.
Cette seconde partie du métrage, qui constitue en fait la confrontation entre humains et abominable homme des neiges, joue délibérément avec la frustration du spectateur. Le monstre n'est pas montré complètement, ou alors fugitivement, la mise en scène masquant volontairement ce qu'en voient les personnages. Ce parti-pris fort surprend dans un film Hammer, studio jamais avare de visions de créatures et de monstres, que ce soit dans des films de science-fiction comme LE MONSTRE ou dans les œuvres gothiques à venir qui n'hésiteront pas à pencher vers le gore. Rien de tel ici, et cette approche unique relie en fait ce LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES à l'école de la subtilité et de l'horreur suggérée mise en place par Val Lewton et Jacques Tourneur dans des films comme LA FELINE ou VAUDOU, au début des années quarante.
LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES se trouve donc à la croisée de plusieurs courants : science-fiction sérieuse, à l'anglaise, comme l'avait mise en place LE MONSTRE d'une part, mystère paranormal et suggestion de la monstruosité dans la tradition de Val Lewton d'autre part, les deux approches se croisant dans un décor d'aventures exotiques et aboutissant à un long métrage singulier. Il n'évite pas tous les pièges de son parti-pris austère, il se montre parfois languide, ne maintenant pas forcément une tension égale de son début à sa fin. Il s'agit pourtant d'un film éminemment respectable dans la filmographie Hammer, ne cédant pas aux sirènes du Grand Guignol. Il porte sur son sujet un regard digne et empathique, nous rappelant qu'entre «abominable» et «des neiges», il y a surtout le mot «homme» !
LE REDOUTABLE HOMME DES NEIGES a connu diverses éditions DVD à travers le monde. Nous nous sommes penchés pour l'occasion sur le DVD sorti en Grande-Bretagne chez l'éditeur Icon en 2011, dont le principal attrait est son tarif très compétitif.
Ce disque propose une copie en «HammerScope» 2.35 respecté, le tout en 16/9. La copie souffre de petites saletés et de diverses instabilités, tandis que la résolution ne nous fait jamais tomber à la renverse. Bref, on se dit qu'un peu plus de travail sur la copie d'origine aurait pu nous offrir un résultat peut-être plus probant. Cela dit, rappelons-nous que la Hammer avait des petits budgets et que ses métrages ne pouvaient prétendre au poli d'un grand film de major. Le Scope noir et blanc reste plaisamment restitué, mettant bien en avant son usage habile pour élargir et approfondir des décors de studio a priori exiguës.
La seule bande-son proposée est une piste anglaise en mono d'origine un peu étouffée, mais néanmoins fonctionnelle, rendant bien le travail soigné effectué sur les bruitages et la musique.
En terme de bonus, ce DVD très minimaliste ne contient tout simplement rien ! Ce qui est tout de même frustrant puisque le précédent DVD anglais (sorti chez DD en 2003) contient une interactivité plus fournie avec notamment un commentaire audio de Val Guest et une interview de ce dernier. Cette interactivité développée se trouvait aussi sur le DVD américain d'Anchor Bay. Mais ces deux disques sont épuisés et ne se trouvent que d'occasion, à des prix pas toujours fair play. Heureusement, il existe un DVD allemand lui aussi avec des bonus assez complets, toujours disponible dans le commerce à un tarif raisonnable. Toute ces éditions, comme le disque Icon, implique néanmoins de la part du spectateur la maîtrise de l'anglais.
Pour les rétifs à la langue de Terence Fisher, il existe aussi un DVD français sorti par Seven 7 qui a l'immense avantage de proposer une version française et des sous-titres dans notre langue. Toutefois, son interactivité se limite à un épisode de la série de featurette «The World of Hammer», compilation d'extraits et de bandes annonces superficiels.
Parmi tout ce beau monde, l'édition Icon se distingue surtout par un tarif imbattable et une large disponibilité. Il implique tout de même de maîtriser l'anglais dans le texte et de ne chercher que le film et rien que le film !