Le 21 août 1968, l'armée du Pacte de Varsovie envahit la Tchécoslovaquie et met fin par la force aux plusieurs mois de réforme qui avaient assoupli le joug de l'idéologie communiste. Dès 1969, une lourde opération de «normalisation» consacre ce dur retour en arrière, menée par la main de fer du grand frère moscovite.
Ainsi se termine une décennie d'essor démocratique qui a permis à la Tchécoslovaquie de rayonner sur la scène mondiale, en particulier grâce à son cinéma. LES AMOURS D'UNE BLONDE de Milos Forman est nominé pour le Lion d'Or du Festival de Venise en 1965 tandis que TRAINS ETROITEMENT SURVEILLES de Jiri Menzel reçoit l'Oscar du meilleur film étranger.
En 1968, alors que les tanks soviétiques arpentent le pavé pragois, se tourne dans les studios d'état L'INCINERATEUR DE CADAVRES, film sombre et particulier. Le metteur en scène Juraj Herz est à l'initiative de ce projet et en signe le scénario avec Ladislav Fuks, auteur du roman dont s'inspire le métrage. Le rôle principal, celui de Kopfrkingl l'incinérateur, est joué par Rudolf Hrusinsky, alors grande vedette du cinéma tchèque et déjà vu dans LE BARON DE CRAC de l'enchanteur Karel Zeman. Les cinéphiles observateurs reconnaissent dans des apparitions énigmatiques le visage de Helena Anyzova, interprète centrale de VALERIE AU PAYS DES MERVEILLES, autre classique du fantastique tchécoslovaque tourné à la même période.
Comblé par sa famille, heureux dans son métier, Kopfrkingl a tout pour mener une existence paisible dans la Tchécoslovaquie des années trente. Toutefois, sa profession est peu commune : il travaille au crématorium où il incinère les défunts ayant opté pour cette disposition. Pendant ce temps, aux frontières du pays, les forces nazis menacent. Kopfrkingl se laisse convaincre par une connaissance qu'il serait d'ascendance allemande et il tend une oreille attentive aux théories racistes en circulation...
L'INCINERATEUR DE CADAVRES trace le portrait de Kopfrkingl et suit son évolution. Il est a priori un bourgeois paisible et des plus classiques : fier de ses enfants, épris de son épouse, fréquentant les bordels si nécessaire, appliqué en tout, dans son apparence aussi bien que son travail. Son travail, nous l'avons vu, n'est pas banal. Mais il lui réussit et entretient son train de vie petit bourgeois.
Au-delà du commerce et du professionnalisme, Kopfrkingl justifie sa besogne quotidienne en se rapportant aux théories bouddhistes. Un corps n'accède à la réincarnation qu'une fois totalement dégradé. Durant les vingt années que prend la désagrégation des restes, l'âme se voit donc emprisonnée. De ce point de vue, la crémation s'avère une technique plus qu'intéressante, accélérant drastiquement la latence entre les deux incarnations !
Kopfrkingl a donc tout pour être en harmonie avec lui-même et le seul reproche que son entourage lui fait est un goût macabre pour les faits divers sordides et les maladies malsaines. Ainsi, lorsqu'il se rend à la fête foraine, il ne manifeste aucun intérêt pour les manèges et les friandises. Un cabinet d'automates où sont reconstitués des faits divers sinistres récolte seul sa fascination.
De ce personnage, les circonstances historiques vont faire un autre homme. Les circonstances, ce sont les montées en parallèle de l'armée allemande en Europe et des idéologies nazies racistes, prônant la suprématie d'une race supérieure sur d'autres proclamées inférieures. Influençable et conformiste, Kopfrkingl trouve son intérêt dans ces affabulations. Ce glissement d'un personnage banal et quotidien vers le fascisme et le nazisme est un sujet qui marque le début des années 1970 dans le cinéma européen, avec d'autres titres comme LE CONFORMISTE de Bertolucci, dans lequel un homme devient l'instrument des manigances fascistes, ou LACOMBE LUCIEN de Louis Malle, narrant le parcours d'un collaborateur.
Une fois pris dans la vague de ces idéologies, Kopfrkingl se trouve affranchi des limites de son style de vie bien convenable. Affirmant la prééminence du fort sur le faible, du pur sur l'impur, elles justifient tous les débordements de brutalité et de sadisme. De plus, l'appareil politique crée les conditions d'une impunité complète pour les membre du parti nazi auquel adhère Kopfrkingl. Il se compromet, espionne ses voisins juifs, ses collègues, les membres de sa famille, et mène à son terme la réflexion fasciste : le faible, l'impur doit être exterminé. Ainsi, il trouve simultanément une excuse et une protection lui permettant d'assouvir sans remord ni peur ses pulsions criminelles, de donner libre cours à ses plus mauvais instincts et de devenir lui-même un de ces tueurs en série qui le fascine.
Cousin du DOCTEUR PETIOT ou du Général nazi joué par Peter O'Toole dans LA NUIT DES GENERAUX, il se laisse entraîner dans un tourbillon de folie meurtrière, emporter par un délire mystique donnant au dénouement de L'INCINERATEUR DE CADAVRES une texture particulièrement terrifiante, nauséeuse, d'une force hors du commun, annonçant telle une prémonition maléfique les crimes les plus inouïes du vingtième siècle.
Pour tracer le portrait de ce psychopathe aussi banal que hors du commun, Juraj Herz use d'un style cinématographique élaboré, recourant à une image en noir et blanc tranchée, penchant parfois vers un franc expressionnisme, au gré de visions riches et foisonnantes. Le montage est haché, inattendu, ne laissant que peu de répit au spectateur et n'hésitant pas à le bousculer et le désorienter au gré de raccords trompeurs. Un procédé revenant régulièrement consiste ainsi à nous laisser croire qu'un plan se déroule dans la continuité d'une scène, alors que le contrechamps qui le suit nous prend au dépourvu, révélant que nous avons en fait changer de lieu et d'interlocuteur, sans que le montage ne nous ait «averti» d'un changement de séquence. Dans la même logique, un plan sans coupe visible particulièrement virtuose nous fait passer sans coup férir d'une synagogue à un bordel accueillant une orgie fasciste ! De telles manoeuvres déstabilisantes font glisser le spectateur dans la spirale délirante de l'esprit de Kopfrkingl, jusqu'à un final très marquant, nous montrant cet individu accéder à la béatitude du meurtre et plonger dans un Nirvana crématoire, lui qui se voit comme une sorte d'ange exterminateur bienfaisant !
Incisif et puissant, riche et intelligent, L'INCINERATEUR DE CADAVRES se distingue sans difficulté du tout venant du cinéma, offrant une horreur hors du commun, une forme créative et cinglante, portant un propos glaçant, d'une logique implacable dans sa démonstration : le mal et la brutalité la plus extrêmes sont latents au fond de l'homme le plus doux et le plus banal.
Malgré l'écrasement du printemps de Prague, L'INCINERATEUR DE CADAVRES est terminé et sort dans les salles en Tchécoslovaquie et divers pays (dont la France). Il se voit même très bien récompensé au Festival du Film Fantastique de Sitges. Mais, trop insolite et dérangeant, il disparaîtra vite de la circulation dans son pays d'origine. Juraj Herz parvient encore à travailler dans son pays, avec beaucoup moins de libertés, tandis que certains de ses collaborateurs trop entichés des idées de réforme se verront purement et simplement interdire de poursuivre leurs carrières.
En France, L'INCINERATEUR DE CADAVRES gagnera ses galons de classique avec les années, notamment à l'occasion d'une reprise en 1990, suivi de diffusions régulières au cinéma parisien l'«Accatone».
En DVD, il sort en 2006 chez l'éditeur Ciné Malta. Ce disque propose une copie 1.66 (4/3) souffrant de défauts assez évidents : petits moirages, contours indécis, résolution moyenne dans les plans d'ensemble... Si l'on rajoute à cela quelques saletés et accidents d'entrelacements, il est clair que nous ne sommes pas devant un transfert de compétition. Cela dit, pour un métrage de ce type, nous ne ferons pas trop la fine bouche et apprécieront ce DVD qui permet de visionner confortablement L'INCINERATEUR DE CADAVRES.
La bande son est proposée dans un mono d'origine en Dolby Digital 2.0. Sans grande surprise, il s'agit d'une piste assez criarde, avec un peu de bruit de fond de temps en temps. Elle fait tout de même son office et n'appelle pas de commentaire particulier. Le tout est accompagné d'un sous-titrage français.
En supplément, ce disque propose d'abord une présentation du métrage enregistrée récemment, réunissant Juraj Herz, l'actrice Vlasta Chramostová et le chef-opérateur Stanislav Milota. Ils reviennent ensemble durant deux minutes sur le contexte particulier de ce tournage et le climat de liberté et de créativité exceptionnel ayant accompagné sa conception.
Un bonus plus substantiel consiste en des interviews croisés de ces trois protagonistes, lesquels abordent plus en profondeur la création du film, ses singularités et surtout les conditions de travail très particulières des artistes dans un pays communiste, avec diverses censures et contraintes. Une petite galerie de huit photos clôt cette interactivité a priori succincte, mais riche d'enseignements.
Ce DVD français s'avère donc perfectible, mais il s'agit d'une possibilité appréciable pour consulter ce métrage rare, avec un sous-titrage français et dans des conditions globalement acceptables.