LE DERNIER MONDE CANNIBALE ayant connu un certain succès, Ruggero Deodato se retrouve ensuite les mains libres. Il réalise alors un drame de la maladie, appelé LE DERNIER SOUFFLE (titre vidéo). Puis, il tourne S.O.S CONCORDE, tentative de concurrencer le CONCORDE 80 interprété par Delon. Enfin, l'opportunité de faire un nouveau film de cannibales se présente, et il se rend en Colombie, à Leticia (où Lenzi réalisera, peu de temps après, CANNIBAL FEROX) pour y réaliser, avec une petite équipe, sa nouvelle oeuvre : CANNIBAL HOLOCAUST !
Le rôle du professeur Monroe est tenu par Robert Kerman, un acteur alors spécialisé dans le porno, à qui cette prestation vaudra d'apparaître, ensuite, dans LA SECTE DES CANIBALES et CANNIBAL FEROX de Lenzi. Pour jouer l'équipe de jeunes reporters, Deodato choisit, pour des raisons qui seront explicitées plus bas, des comédiens débutants et inconnus. Parmi eux, Francesca Ciardi (Faye) et Gabriel Yorke (Alan Yates) ne feront pas vraiment carrière au cinéma. De même, la filmographie du blond Perry Pirkanen ne se limitera ensuite qu'à deux rôles : CANNIBAL FEROX (où il est l'homme de main d'un mafieux) et FRAYEURS de Fulci (où il incarne un des deux fossoyeurs qui discutent nonchalamment de L'ENFER DES ZOMBIES !). Par contre, Luca Barbareschi s'imposera en tant que second rôle (il reviendra dans AMAZONIA, LA JUNGLE BLANCHE de Deodato, et on l'a vu récemment dans LE PRINCE DU PACIFIQUE d'Alain Corneau).
Le professeur Monroe, un ethnologue new yorkais, se rend en Amérique du Sud pour y rechercher des journalistes, mystérieusement disparus en pleine jungle. Après de périlleuses péripéties, il réussit à se faire accepter par une tribu de redoutables guerriers cannibales, appelée le peuple des arbres. Monroe comprend que les reporters ont été assassinés, et découvre les bobines de film qu'ils ont enregistrées avant leur mort. De retour à New York, il en apprend plus sur le chef de cette équipe, Alan Yates, qui était en fait un personnage très peu scrupuleux. Les films retrouvés sont développés, puis projetés aux dirigeants de la chaîne de télévision pour laquelle il travaillait de son vivant...
Tels sont, en gros, les évènements relatés par la première partie de CANNIBAL HOLOCAUST. En Amazonie, Monroe est confronté à la dureté de la vie dans l'"enfer vert". Les guides et les militaires locaux maltraitent les indiens qui, eux, régulent leur société à l'aide de pratiques barbares (meurtres rituels, cannibalisme...). Toutefois, le scientifique cherche à communiquer avec les indiens, et parvient, en fin de compte, à sympathiser avec eux, en acceptant de se soumettre à des rites répugnants (il doit croquer dans un gros morceau de viande humaine). Il incarne une "bonne ethnologie", humaniste, qui ne cherche pas à instaurer avec les indiens des rapports de force, mais veut les respecter, eux et leurs coutumes. Cette première partie du métrage se présente de façon traditionnelle, en étant filmée et montée de manière classique.
A partir de son milieu, CANNIBAL HOLOCAUST est essentiellement constitué d'extraits tournés par Alan Yates et ses collaborateurs avant qu'ils ne soient tués par les indiens. Ce film dans le film est précédé par un avant-goût, sous la forme d'un "documentaire" antérieur de Yates : "THE LAST ROAD TO HELL" ("La dernière route vers l'enfer"), en fait un montage d'images très violentes captées dans des pays en guerre, en Asie et en Afrique. Un technicien apprend aussitôt à Monroe que ces séquences sont en fait "bidonnées". Les bobines tournées en Amazonie vont nous révéler en détails les méthodes très peu orthodoxes de Yates et ses compagnons. Racistes et méprisants envers les indigènes, ils cherchent à ramener les images les plus sensationnalistes afin d'exploiter au maximum la curiosité malsaine du public et, ainsi, devenir célèbres. Ils ne lâchent jamais leurs caméras et enregistrent méticuleusement tous les évènements sanglants passant à portée de leurs objectifs, que ce soit la préparation du repas du soir, à base de tortue bien fraîche, ou la mort accidentelle de leur guide. Plus loin, ces "journalistes" perpétuent eux-mêmes des actes de violence, pour avoir de la "matière" à filmer !
Ce développement en deux parties de CANNIBAL HOLOCAUST, juxtaposant une oeuvre de fiction classique et un "pseudo-documentaire", est sans doute le coup de génie de Deodato. Il évite ainsi, d'une part, de décalquer les techniques du Mondo, tout en échappant, d'autre part, aux mécanismes traditionnels du cinéma d'aventures. Extrêmement bien conçu, le film amazonien d'Alan Yates élabore une implacable progression de la tension, et fait éclater la violence, souvent par surprise, en nous révélant, petit à petit, le comportement de plus en plus odieux du réalisateur et de ses acolytes. Cette narration originale, parfaitement maîtrisée, permet à Deodato de jongler magistralement avec les techniques de réalisation et les texture d'image.
Jouant du contraste entre les aventures classiques vécues par Monroe et celles "réalistes" de Yates, il élabore, dans la seconde partie de CANNIBAL HOLCAUST, des séquences complexes, au cours desquelles l'épouvante glace les spectateurs, non pas tant à cause du caractère horrifique des situations, que par le cynisme avec lequel les reporters les approchent. Ce cynisme abject détruit, par étape, toute la sympathie qu'on peut ressentir envers les beaux jeunes gens aventureux présentés au début de leur périple. Enfin, s'il y a bien une chose qu'on ne peut pas reprocher à Deodato, c'est de rendre belle la violence : les séquences gore paraissent toujours d'une crudité impitoyable et répugnante. Elles se situent donc à l'opposé des spectacles sanglants et baroques que réalisait, à la même époque, Dario Argento par exemple (pour l'anecdote, CANNIBAL HOLOCAUST et INFERNO sont d'ailleurs sortis le même jour en Italie !).
Deodato a souvent déclaré avoir réalisé CANNIBAL HOLOCAUST comme une dénonciation des méthodes de certains journalistes, qui inondaient alors d'images sanglantes les écrans des téléviseurs et les pages des magazines. Cette tendance s'était épanouie avec la guerre du Vietnam, conflit que les reporters avaient pu couvrir avec beaucoup de liberté, ramenant des films et des photographies éprouvantes qui secouèrent les consciences américaines tout au long du conflit. On ne s'étonne pas, dès lors, d'apprendre, dans CANNIBAL HOLOCAUST, que Yates a "fait ses armes" en couvrant la guerre du Vietnam !
Toutefois, Deodato est aussi plus malin qu'il ne veut bien s'en donner l'air. Très impressionné par les "mondos" de Jacopetti, il s'en inspire pour les films de Yates et, surtout, emploiera lui aussi des techniques sensationnalistes, racoleuses et manipulatrices, que n'aurait pas renié le réalisateur susnommé ! Le scandale de SNUFF (titre vidéo), film américain promu quelques années auparavant par son distributeur américain comme contenant une véritable scène de snuff movie (ce qui était faux), a peut-être aussi inspiré l'équipe de CANNIBAL HOLOCAUST pour ses techniques publicitaires, qui vont s'avérer très particulières. Ainsi, le matériel promotionnel et les génériques jouent à fond l'ambiguïté, laissant croire au spectateur potentiel que les parties tournées par Yates sont "authentiques". De plus, Deodato choisit délibérément des acteurs inconnus pour incarner les quatre jeunes reporters ; puis, il exige, contractuellement, qu'ils disparaissent de la circulation durant l'année suivant la sortie de CANNIBAL HOLOCAUST, afin d'entretenir une rumeur savamment propagée par l'accroche publicitaire : "Ceux qui ont filmé ces images ont été dévorés par des cannibales !". Cela marchera bien, trop bien même, puisque Deodato se retrouvera rapidement devant les tribunaux, accusé d'avoir assassiné ses comédiens !
A bien y regarder, CANNIBAL HOLOCAUST reprend les éléments qui avaient fait le succès de son précédent film de cannibales, et les décline à la puissance dix : ambiguïté quant à la vérité des faits (LE DERNIER MONDE CANNIBALE était supposé être "basé sur des faits réels"), cannibalisme, scènes gore, mises à mort réelles et complaisantes d'animaux, séquences de sexualité malsaine... Le contre-point moral (les regards outragés des spectateurs dans la salle de projection, le personnage de Monroe...), absent du film antérieur, est ici tellement appuyé qu'il en devient presque gênant, et rappelle, là-aussi, les commentaires faux-jetons des mondos. Quant à la peinture des cruels journalistes, elle est tellement caricaturale que la crédibilité du propos en patit. Deodato se retrouve dans une position ambiguë. Racoleur et manipulateur dans le cinéma, il dénonce une autre forme de manipulation et d'exploitation des spectacles horrifiques : celles des actualités télévisées.
Mais il le fait avec maestria, assurant une narration prenante et originale, ainsi qu'une réalisation panachant l'expérimental et le spectaculaire dans un équilibre parfait. Par la maîtrise de la mise en scène et du montage dont il fait preuve avec CANNIBAL HOLOCAUST, il se hisse au niveau de maîtres du cinéma d'épouvante italien, comme Mario Bava ou Dario Argento.
Toutefois, un mois après sa sortie en Italie, le film est saisi par la justice, qui ne le laisse ressortir, avec des coupes, qu'après trois ans de procès. En France, il est distribué à partir du 22 avril 1981, affligé de quelques coupures. On était quelques semaines avant l'élection de François Mitterrand, à une époque où la censure cinématographique était encore une réalité vivace ! Curieusement les copies en version française avaient été plus abîmées que celles en version originale sous-titrée... Qu'importe ! Précédé partout dans le monde par sa réputation sulfureuse, CANNIBAL HOLOCAUST devient aussitôt un titre mythique du cinéma d'horreur.
En DVD, il a déjà connu plusieurs éditions (Angleterre, Allemagne...), parfois dans des versions incomplètes, souvent avec des bonus assez limités. La donne a changé avec l'arrivée du DVD italien publié chez Alan Young Pictures, proposant un master superbe et une interactivité très soignée. Cet excellent disque a déjà été testé sur DeVil Dead.
C'est logiquement vers cette source que s'est tourné Opening lorsqu'il s'est agi de concevoir un DVD français de CANNIBAL HOLOCAUST dans sa version intégrale. Il est ici proposé sous la forme de deux disques, l'un contenant le film, l'autre étant dédié aux bonus.
CANNIBAL HOLOCAUST est donc proposé dans la même copie que le disque italien (1.85 et 16/9), avec une image tout simplement éblouissante. Les séquences de Monroe, tournées en 35mm, sont parfaites, avec une définition et des contrastes d'une franchise spectaculaire. Les passages en 16mm trahissent, bien sûr, des écarts de qualité (délibérés), mais le grain cinématographique est toujours rendu avec une fluidité et un naturel stupéfiants. Quant à la compression, elle est invisible du début à la fin, même dans les scènes sombres ou granuleuses ! Impressionnant ! Comparé au DVD italien, l'édition française semble avoir des couleurs et des contrastes légèrement plus appuyés. Mais c'est un écart à peine perceptible.
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Pour la bande-son, le spectateur a le choix entre la version italienne (remixée en 5.1), la piste anglophone (mono) et la piste française (mono). Réjouissons-nous, d'abord, d'avoir le choix entre les pistes italophone et anglophone pour la version originale, ces options légitimes semblant devenir plus fréquentes en France et en Italie que dans les pays anglo-saxons ! Ces deux pistes sont en fait celles disponibles sur le DVD italien, tandis que Opening a rajouté le (sympathique) doublage francophone, ainsi qu'un sous-titrage français optionnel (calé sur la version anglaise ; il y a donc des décalages quand on l'utilise en regardant la version italienne). Soulignons au passage que Deodato déclare avoir tourné le film en anglais afin de lui donner plus de crédibilité : la piste audio anglophone peut donc être considérée comme la "version originale" approuvée par le réalisateur ! Le remix de la piste italienne multiplie surtout les effets au cours de la première partie du film, les bobines d'Alan Yates étant, logiquement, accompagnées d'effets sonores plus sobres. Les pistes française et anglaise sont dans un mono traditionnel, assez sec, mais néanmoins convenable.
Le DVD de bonus reprend certains suppléments de l'édition italienne, tout en les sous-titrant en français. On retrouve donc le très bon "Making Of" d'une heure, agrémenté d'images du tournage filmées et d'interviews de Deodato, du compositeur Riz Orlani, de l'acteur Luca Barbareschi... et de bien d'autres. La galerie de photographies est reprise, mais est moins complète (on ne retrouve que les photos de tournage), et n'offre plus la possibilité de les faire défiler avec, en fond sonore, la musique du film : il reste tout de même une quarantaine de clichés en couleurs, parmi lesquels une photo de la scène coupée dite "des piranhas" (la septième).
Le reste de l'interactivité est exclusive au DVD français. Le journaliste Julien Sévéon y fait ainsi un solide topo sur Deodato et CANNIBAL HOLOCAUST, ainsi que sur les multiples rumeurs ayant entouré cette oeuvre. Dans la section bandes-annonces, on trouve : le trailer français ; ainsi que de curieux extraits d'images aériennes de la jungle (du matériel capté pour le générique et non utilisé ?), illustrés par la musique du film, dont on ne sait pas trop à quoi ils correspondent.
Un autre bonus consiste en un assemblage des passages initialement coupés dans le montage distribué en France en 1981 (celui de la version française et non pas de la version originale). Enfin, on peut visionner la conférence de presse donnée par Ruggero Deodato à Paris, à l'occasion de la sortie du DVD (20 minutes environ), au cours de laquelle il s'exprime en français. On trouve encore une filmographie de Deodato, ne reprenant que les titres italiens et anglais des films. Un petit effort sur les titres français aurait été apprécié.
Certains suppléments de l'édition italienne n'ont, curieusement, pas été repris, comme la galerie de matériel promotionnel, les biographies ou les bandes-annonces italienne et anglaise. De même, il a été choisi de ne pas proposer le commentaire audio enregistré par Deodato pour le DVD italien.
Quoi qu'il en soit, cette édition française écrabouille sans problème les précédentes éditions DVD de CANNIBAL HOLOCAUST publiées jusqu'ici, à l'exception du disque italien, dont la plus grande part de l'interactivité (Making Of, commentaire...) n'est compréhensible que par les italiens. Il faut encore signaler la sortie récente d'une nouvelle édition hollandaise, en double-DVD, chez EC Entertainment, qui propose une version du film légèrement plus longue, incluant trois plans supplémentaires dans le documentaire de Yates, "THE LAST ROAD TO HELL". Sachant que ce petit mondo mêle d'authentiques archives à de fausses actualités tournées par Deodato, il n'est pas impossible que ces images soient de provenance tout à fait externe au travail du réalisateur. Ce dernier a par ailleurs supervisé la restauration du montage Alan Young Pictures-Opening, et le considère comme la version officielle et complète du film...