Valentina est une photographe, vivant dans un milieu d'artistes à Milan. Un soir, elle fait par accident connaissance avec une étrange femme, qui se fait appeler Baba Yaga et habite une vieille demeure étrangement décorée. Après cette rencontre, Valentina se met à avoir d'étranges visions. Les évènements bizarres se multiplient autour d'elle...
BABA YAGA est en fait l'adaptation cinématographique d'une bande dessinée du scénariste-dessinateur italien Guido Crepax. Il a commencé à publier des "fumetti" (c'est ainsi qu'on appelle les BD dans son pays) à caractère érotique dès le milieu des années 1960, et créa notamment le personnage de Valentina, inspirée par la célèbre actrice de cinéma Louise Brooks. Une des aventures de cette femme la conduit à rencontrer Baba Yaga, personnage en fait issu du folklore russe, à mi-chemin entre une méchante sorcière et un ogre. L'album VALENTINA ET BABA YAGA est d'ailleurs encore disponible en France aux éditions Futoropolis. Pour comprendre les conditions de l'adaptation cinématographique au cinéma d'une telle oeuvre, il est intéressant de présenter l'évolution de la perception de la bande dessinée au cours des années 1960.
Longtemps réduit à des enfantillage et à des lectures destinées aux attardés mentaux, le neuvième art n'a guère la cote au tout début de cette décennie, notamment en France où la censure le surveille très sévèrement. Pourtant des passionnés défendent cette forme d'expression, et notamment l'âge d'or de la bande-dessinée américaine, celui de GUY L'ECLAIR, MANDRAKE ou PRINCE VAILLANT. Alain Resnais, dans TOUTE LA MÉMOIRE DU MONDE, superbe court-métrage documentaire consacré à la Bibliothèque Nationale, met au même niveau des manuscrits rares du moyen-âge et des éditions originales de MANDRAKE LE MAGICIEN. Mandrake, encore, sera au rendez-vous, comme une influence déterminante du second long-métrage de Resnais : L'ANNEE DERNIÈRE A MARIENBAD. Un Fellini revendique aussi nettement son amour des BD américaines.
Dans le cadre de la défense de la bande dessinée, Resnais participe activement, aux côtés de passionnés comme Francis Lacassin, à l'association le Club des Bandes Dessinées et à son bulletin GIFF-WIFF. A la même époque, la revue "MIDI-MINUIT FANTASTIQUE", elle aussi rédigée par des passionnés, commence à défendre un cinéma jusqu'alors assez largement ignoré par la critique : le cinéma fantastique ! Dans les deux cas, il s'agit, pour des intellectuels de gauche, proches des surréalistes, de défendre la valeur artistique et subversive de ces formes d'expression rattachées à la culture populaire. On voit alors apparaître une nouvelle génération d'auteurs de bande-dessinée, rédigeant des oeuvres conscientes de leur importance artistique et nettement orientées vers un public de lecteurs adultes : BARBARELLA de Forest, suivie par le travail de jeunes dessinateurs comme Druillet, par exemple. Parallèlement, le mouvement Pop-art, avec des américains comme Warhol ou Rauschenberg, se réfère aussi souvent à la Bande Dessinée. Ces efforts porteront leurs fruits.
A la fin des années 1960, cet art, auparavant totalement ignoré, devient donc progressivement très à la mode, au nom de la contre-culture. Des adaptations cinématographiques, destinées à un public adulte, apparaissent alors, notamment chez le producteur Dino De Laurentiis qui propose, la même année 1968, DANGER DIABOLIK de Mario Bava et BARBARELLA de Roger Vadim. Le célèbre photographe William Klein réalise l'année suivante une charge anti-américaine délirante sous la forme d'une parodie de comics appelée MR. FREEDOM. C'est clairement dans ce courant qu'il faut inscrire la production et la réalisation de BABA YAGA, adaptation de l'oeuvre sulfureuse de Crepax, maître de la bande-dessinée érotique latine.
Son réalisateur, Corrado Farina, avoue être un grand fan de BD, et tout particulièrement de l'oeuvre élégante de Guido Crepax. Dans le rôle de Valentina, il choisit, un peu contraint par des raisons liées au caractère franco-italien de cette co-production, Isabelle de Funès, la nièce de Louis, qui s'est aussi illustrée dans le domaine de la chanson sous le simple prénom d'"Isabelle". A ses côtés, dans le rôle de BABA YAGA, on trouve Caroll Baker, actrice américaine révélée par BABY DOLL d'Elia Kazan, qui est aussi apparue dans plusieurs gialli : UNE FOLLE ENVIE D'AIMER et SI DOUCE, SI PERVERSE d'Umberto Lenzi, LE DIABLE A SEPT VISAGES... A Leurs côtés, le rôle masculin principal est tenu par le fameux George Eastman, géant barbu bien connu des amateurs de cinéma italien !
D'abord, un avertissement s'impose. BABA YAGA est parfois présenté comme un giallo, ce qui est une grossière erreur. Certes, on retrouve le même univers latin et glamour peuplé de belles femmes et baignant dans une musique un brin psychédélique. Certains détails mystérieux pourraient venir d'un Argento (le gros plan sur la main de Baba Yaga actionnant la sonnette de l'appartement de Valentina...). Néanmoins, le propos n'a ici rien à voir avec une quelconque intrigue policière. Valentina, photographe, rencontre donc la mystérieuse Baba Yaga, qui l'ensorcelle à son insu. Elle devient alors le sujet d'étranges visions érotiques et son appareil photographique semble désormais pourvu de pouvoirs surnaturels. Elle est alors partagée entre son amour diurne pour le réalisateur Arno, un homme réaliste et matérialiste, et sa fascination pour Baba Yaga, maîtresse d'un monde de fantasmes et de rêveries érotiques.
Se prenant très au sérieux, le début du métrage propose, à travers le portrait de différents personnages pratiquant des activités artistiques (Valentina, Arno, un auteur de bandes dessinées...), une réflexion sur la condition de l'artiste, sur sa responsabilité quant à la société et à la Révolution. Tout cela est un brin démodé, mais ne manque pas de charme. De même, la réalisation, très soignée, ainsi que la direction artistique, donnent parfois dans un psychédélisme érotique assez échevelé. Dans l'appartement de Valentina, le téléphone est en plastique transparent, les canapés sont orange, on écoute de la musique pop sur un magnétophone à cassettes rouge vif, en se livrant à des séances de poses photographiques dignes de BLOW UP ! N'en doutons pas, BABA YAGA trône déjà dans la DVD-thèque d'Austin Powers !
Malgré de réelles qualités formelles, BABA YAGA souffre de paraître un peu inabouti. Ainsi, le dénouement est particulièrement frustrant, un peu dans tous les sens du terme. La romance saphique entre Valentina et Baba Yaga ne se conclura que par quelques coups de fouet un peu ramollos. Malgré une durée assez ramassée, le film paraît se traîner par moments, frôlant parfois une prétention irritante, notamment dans certaines scènes oniriques au symbolisme pesant. En fin de compte, BABA YAGA, malgré un vrai potentiel, laisse un peu le spectateur sur sa faim. Il n'en reste pas moins un film intéressant, que sauront apprécier les amateurs d'érotisme fantastique et élégant.
Jusqu'alors, BABA YAGA n'était disponible qu'en format 1.33 recadré, chez des éditeurs pas vraiment réputés pour la qualité de leur travail sur l'image. Heureusement, Blue Underground nous propose un nouveau transfert 16/9, respectant le cadrage 1.85 original. Si l'on note quelques petites faiblesses sur la copie (petites rayures ou saletés, néanmoins assez rares, noirs manquant de profondeur dans les scènes les plus sombres), le travail sur le traitement numérique est de toute beauté. Ce travail superbe rend notamment bien la luminosité, les couleurs et les contrastes, ainsi que le grain de la pellicule, restitué avec beaucoup de naturel.
Pour la bande-son, il faut se contenter d'une bande mono en anglais, codée sur deux
canaux. Elle est de qualité correcte, sans qu'il y ait matière à s'extasier...
La section bonus est assez fournie. On trouve une bande-annonce d'époque en anglais, en très bon état. On a aussi accès à une excellente interview du réalisateur Corrado Farina, qui parle, en italien sous-titré en anglais, de la genèse de son film. Très dense et précis, ce bonus est tout bonnement excellent. On a ensuite accès à un documentaire de douze minutes réalisé par Corrado Farina à propos des BD de Crepax : ce film est un peu abîmé, mais s'avère très intéressant par son contenu passionné et passionnant. On a aussi accès à une vaste galerie de documents promotionnels (affiches, jaquette vidéos...) et de photographies de plateau et de tournage. Enfin pour ceux qui ont un lecteur DVD-Rom, il est possible de visionner au format PDF des planches de la bande dessinées où s'insérent des photos du film pour établir une comparaison.
Enfin, on trouve dix minutes de scènes coupées et censurées. En fait, parmi elles, les seules séquences retirées par la censure italienne sont deux courts plans de nudités "frontales et intégrales", nous montrant respectivement Isabelle De Funès et Caroll Baker en tenue d'Eve. Les autres séquences et plans ont été coupés par le réalisateur et la production, suite à un imbroglio assez compliqué relaté par Farina dans son interview. Parmi elles, la seule grosse révélation est une séquence montrant un espèce de happening anti-américain se déroulant dans un cimetière, scène qui a complètement disparu de la version actuelle de BABA YAGA.
Bien qu'un peu inabouti dans son récit, ce film est donc une oeuvre intéressante, surtout pour ses réelles qualités plastiques. Le doux parfum d'érotisme psychédélique qui en émane participe en tout cas de son originalité et de son charme. Blue Underground en propose une belle édition, notamment grâce à d'excellents bonus qui favorisent la densité et la rigueur plutôt que la quantité.