Suzy Banyon, jeune danseuse américaine, se rend dans une école de ballet à Fribourg, en pleine Forêt Noire. Le soir de son arrivée, deux élèves sont mystérieusement assassinées. Avec l'aide de son amie Sara, Suzy tente de résoudre ce mystère...
Le cinéma d'épouvante italien du début des années soixante-dix se trouve dominé essentiellement par le Giallo. Ce genre, à mi-chemin du film policier et de l'horreur, est popularisé par l'énorme succès transalpin du premier long métrage de Dario Argento : L'OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL de 1970. A côté de cette vague, nous trouvons divers sous-produits de succès américains. Par exemple L'EXORCISTE et LES DENTS DE LA MER inspirent à un même Ovidio G. Assonitis respectivement LE DÉMON AUX TRIPES et TENTACULES !
En 1976, Dario Argento vient de réaliser LES FRISSONS DE L'ANGOISSE, son quatrième Giallo, qui louche déjà vers un cinéma plus fantastique et gore. La mode du Giallo est sur le reflux, mais LES FRISSONS DE L'ANGOISSE connaît encore un très beau succès.
Avec SUSPIRIA, Dario Argento passe pour la première fois dans le domaine de l'épouvante pure, débarrassée des contraintes réalistes inhérentes au genre policier. Le rôle principal est tenu par Jessica Harper, qui vient d'apparaître avec succès dans PHANTOM OF THE PARADISE de Brian De Palma. A ses côtés, nous reconnaissons entre autres Alida Valli (SENSO de Luchino Visconti, LE TROISIÈME HOMME de Carol Reed, LES YEUX SANS VISAGE), Udo Kier (LA MARQUE DU DIABLE, CHAIR POUR FRANKENSTEIN) ou Joan Bennett dans le rôle de Madame Blanche, la directrice de l'école de danse.
Dario Argento recrute cette dernière en souvenir de ses rôles dans les Films Noirs tournés par Fritz Lang aux USA, comme LA FEMME AU PORTRAIT et surtout LE SECRET DERRIÈRE LA PORTE. Ce dernier titre étant même cité expressément dans une phrase-clé du métrage ! Dario Argento a toujours clamé son admiration pour Fritz Lang, avec lequel son cinéma partage une mise en avant de l'architecture pour structurer sa réalisation. La scène d'ouverture de SUSPIRIA en est un exemple flagrant.
SUSPIRIA est le seul scénario que Dario Argento et sa compagne d'alors, l'actrice Daria Nicolodi, écriront seuls. Tous deux passionnés de littérature fantastique, ils envisagent d'adapter des textes de Lovecraft. Cela ne se fera jamais, mais Argento réalisera plus tard un excellent hommage à Edgar Poe avec DEUX YEUX MALÉFIQUES.
Le couple s'inspire d'une histoire vraiment arrivée à la grand-mère de Daria Nicolodi : elle avait fui une école de musique après avoir découvert qu'on y pratiquait la magie noire. Ils écrivent alors un récit tournant autour d'une école de danse dirigée par des sorcières. Il faut dire que les sorcières des films de Walt Disney, notamment celle de BLANCHE-NEIGE ET LES SEPT NAINS, ont beaucoup impressionné Dario Argento dans son enfance. Le tueur de SUSPIRIA, entrevu de dos à un moment, porte la même cape à très haut col que la méchante reine de ce classique. Quant à la fuite de Suzy dans la maison qui s'effondre, elle rappelle la course de Blanche-Neige dans la forêt obscure. Enfin, pour mieux comprendre le domaine de la sorcellerie, Argento fréquente quelques cercles d'ésotérisme pendant la préparation de SUSPIRIA.
Parmi les influences de Dario Argento et Daria Nicolodi, citons encore Thomas de Quincey, Britannique qui, dans « Les confessions d'un anglais mangeur d'opium », écrit le texte « Levana and Our Ladies of Sorrow ». Il y décrit avec poésie trois sœurs étranges : Mater Lachrymarum (Notre Dame des Larmes), Mater Suspiriorum (Notre Dame des Soupirs) et Mater Tenebrarum (Notre Dame des Ténèbres). Argento a l'idée d'en faire une trinité de sorcières qui règnent chacune sur une maison mystérieuse : Mater Suspiriorum dirige l'académie de danse de Fribourg (nous la rencontrons dans SUSPIRIA), Mater Tenebrarum vit dans une demeure de New York (elle est le personnage central d'INFERNO, la suite de SUSPIRIA) et Mater Lachrymarum hante Rome (nous l'entrevoyons dans INFERNO, puis elle revient dans MOTHER OF TEARS plus de vingt-cinq ans plus tard).
La structure du récit de SUSPIRIA fait appel à des éléments purement fantastiques, mais reste fidèle à des composantes des Giallos de Dario Argento. Après avoir été le seul témoin d'une scène permettant de résoudre un meurtre, Suzy reconstitue la vérité de ce qu'elle a vu en recueillant autant d'indices que possible (comme les personnages de L'OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL ou des FRISSONS DE L'ANGOISSE).
Comme de nombreux enquêteurs de ces films, Suzy et Sara mènent une quête obsessionnelle et dangereuse pour découvrir LA vérité cachée derrière les meurtres perpétrés autour de l'école. Toutefois, elles ne vont pas découvrir une banale affaire criminelle, mais des secrets ésotériques et magiques, ne devant pas être mis à la portée des non-initiés.
Dans une grande part des films de Dario Argento, l'art joue un rôle important. Nous en voulons pour preuve que la plupart de ses héros pratiquent des métiers artistiques : écrivains (L'OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL, TÉNÈBRES), metteur en scène et chanteur (OPERA), musiciens (LES FRISSONS DE L'ANGOISSE, QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS) et donc danseuse pour Suzy dans SUSPIRIA. Quand certains personnages ne sont pas artistes, il sont liés à l'art par une disposition particulière (la policière du SYNDRÔME DE STENDHAL) ou des liens familiaux (dans PHENOMENA, Jennifer est la fille d'un acteur).
Ayant grandi dans un milieu artistique (sa mère est photographe), Dario Argento a ainsi l'opportunité de disséminer des touches autobiographiques dans ses films. Il rapproche aussi son cinéma d'un metteur en scène qui met très souvent en scène des artistes dans ses récits : Ingmar Bergman, le second réalisateur avec Fritz Lang qu'Argento a le plus souvent revendiqué comme une influence de son cinéma.
Autres points communs avec les précédents films d'Argento : les meurtres. QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS et LES FRISSONS DE L'ANGOISSE comportent, notamment dans leurs dernières séquences, des mises à morts terrifiantes et sanglantes. Ici, les meurtres ne sont pas commis par un déréglé mental tuant à cause d'un traumatisme, mais bien par une confrérie de sorcières. Nous ne saurons jamais vraiment qui est le tueur et cela renforce le mystère du récit. Les malfaitrices éliminent tous ceux susceptibles d'ébruiter leurs savoirs maléfiques. Si ses meurtres ne sont pas gratuits dans le récit, leur violence, leur théâtralité et leur complexité favorisent avant tout le spectacle.
Ces crimes impliquent parfois des éléments fantastiques, mais certains détails très cruels (les coups de couteaux) pourraient se rencontrer dans un Giallo baroque. Ainsi, après LES FRISSONS DE L'ANGOISSE, Argento gravit un nouvel échelon dans le gore. Les exactions y sont si stylisées et surréalistes (le couteau dans le cœur, le chien qui dévore le pianiste aveugle) que ces séquences ne donnent pas une impression d'horreur réaliste. Contrairement, par exemple, à celles du ZOMBIE de Romero ou de LA DERNIÈRE MAISON SUR LA GAUCHE de Wes Craven.
SUSPIRIA se distingue par son ambiance singulière. Que ce soit dans ses décors, ses costumes, le traitement de la bande-sonore, la photographie... Argento multiplie les interventions créant une atmosphère déconnectée de la réalité. Pour cela, il s'appuie sur des influences insolites et des expérimentations techniques.
Il a toujours affirmé l'influence sur SUSPIRIA du graveur hollandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972), bien connu pour ses jeux géométriques paradoxaux. L'école des sorcières se situe ainsi sur la « Escher Strasse ». Les renvois de SUSPIRIA à ses diverses œuvres sont patentes : imbrications de formes géométriques et symétriques pour créer une architecture fantastique (la maison des premiers meurtres), répétitions de motifs simples (les oiseaux des papiers peints), combinaison de figures colorées (le vitrail), fascination pour les volumes simples (les boules dans la chambre de Mater Suspiriorum, le prisme étrange manipulée par la cuisinière), perception de géométries régulières à travers des processus de prise de vue très déformante (objectif grand angle, scène filmée de l'intérieur d'une ampoule électrique, prise de vue plongeante), trompe-l’œil...
SUSPIRIA réussit à retranscrire au cinéma l'atmosphère hors du temps et de la réalité des œuvres de cet artiste unique, ce mariage fascinant entre l'imaginaire onirique et la rigueur mathématique. Giuseppe Bassan, le directeur artistique de SUSPIRIA, réalise un travail sidérant, s'inspirant de divers courants de l'art germanique : néo-classique, Gothique, Rococo, Art Nouveau... Ces trois derniers styles prévalent, qui donnent aux bâtiments une dimension végétale étrange, là aussi fantastique.
Une autre influence qu'Argento revendique pour SUSPIRIA est la peinture expressionniste du nord de l'Europe au début du vingtième siècle. Et notamment Kokoschka, peintre autrichien formé à ses débuts par les symbolistes viennois tels que Klimt (auquel on pense aussi parfois, notamment pour les silhouettes élancées des jeunes danseuse). L'influence de Kokoschka s'illustre dans SUSPIRIA particulièrement dans les jeux chromatiques, notamment dans ces flaques de couleurs mouvantes transformant sans cesse les formes (l'exemple le plus évident étant le voyage de Suzy en taxi).
Ces éclairages vivaces et expressionnistes (c'est à dire : qui cherchent à reproduire la réalité telle que la perçoit l'artiste à travers sa subjectivité et non dans son exactitude optique) sont aussi influencés par les superbes travaux coloristes du réalisateur/chef-opérateur Mario Bava (SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN, LE CORPS ET LE FOUET).
Outre l'utilisation d'éclairages et de filtres colorés traditionnels, Argento et son directeur de la photographie Luciano Tovoli recourent au Technicolor trichrome pour le tirage du film. Avec ce procédé, les couleurs sont traitées sur trois films de teintes différentes, combinés ensuite sur une seule pellicule. Ce procédé, pratiquement disparu en 1976, permet un traitement séparé des couleurs (bleu, rouge et vert) et ouvre la porte à toutes les expériences en matière de chromatisme. Argento l'emploie pour peindre SUSPIRIA aux teintes les plus folles de son imaginaire. A nouveau l'influence de BLANCHE-NEIGE ET LES SEPT NAINS se fait sentir, puisque ce film, le premier long métrage d'animation en couleurs de l'histoire du cinéma, employait le même procédé.
Enfin, il continue d'explorer les travellings les plus audacieux et les plus fascinants, que ce soit pour accompagner une jeune fille fuyant dans une forêt nocturne ou pour arpenter de manière hypnotique un couloir apparemment vide, mais grouillant de présences invisibles et chuchotantes.
D'autres peintres et cinéastes influencent encore cette œuvre. Évidemment cette course à la subjectivité et au fantastique dans chaque élément du film rappelle LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI de Robert Wiene. Ainsi que la grande vague des films fantastiques allemands des années vingt (LE CABINET DES FIGURES DE CIRE de Paul Leni, NOSFERATU LE VAMPIRE de Murnau, LE MONTREUR D'OMBRES d'Arthur Robison, LES TROIS LUMIÈRES de Fritz Lang).
Nous pensons encore aux films d'avant-garde français comme LA CHUTE DE LA MAISON USHER de Jean Epstein (avec ses corridors aux rideaux agités par le vent) et surtout LA BELLE ET LA BÊTE de Cocteau (ambiance fantastique de conte de fée, les corridors ponctués de luminaires étranges). Nous pourrions encore citer les peintures de De Chirico (la mort du pianiste sur la place néo-classique), de Dali ou de Magritte.
Une chose est sûre : à travers l'identité plastique très originale de SUSPIRIA, nourrie d'une culture artistique variée, Argento tourne le dos aux atmosphères classiques du cinéma d'épouvante, que ce soit le réalisme âpre de L'EXORCISTE ou le gothique traditionnel des films Hammer.
SUSPIRIA n'est pas seulement une expérience visuelle. Il s'agit aussi d'un étonnant voyage sonore. Alors qu'il ne bénéficie que d'un budget modeste, Argento crée une bande-son en stéréo, mixée ensuite sur 4 pistes sonores séparées pour les projections en salle. Un tel son multi-piste était alors réservé aux grosses productions hollywoodiennes, mais Argento est convaincu de l'importance d'une piste puissante et enveloppante pour donner toute sa dimension à une œuvre cinématographique.
Il emploie aussi un synthétiseur Moog, marque créée dans les années soixante et popularisé au cinéma par la musique d'ORANGE MÉCANIQUE, signée par la pionnière Wendy Carlos. Toutefois Argento n'utilise pas le Moog comme un instrument de musique. Il l'emploie pour traiter de manière originale et étrange tous les sons de son film. Enfin, le groupe Goblin compose une musique incroyable, inspirée par une mélodie médiévale, quelque part entre le rock progressif, l'opéra, la comptine enfantine et la mélopée entêtante qu'entonneraient les participants à une cérémonie maléfique. La bande-son, à travers toutes ses expérimentations uniques et audacieuses (annoncées par celles de L'EXORCISTE) crée elle aussi une atmosphère étrange, complètement coupée de la réalité.
SUSPIRIA est un film unique. Comme au temps du cinéma expressionniste, SUSPIRIA crée un univers fantastique subjectif, s'affranchissant complètement de la réalité apparente. Il explore ainsi en profondeur la nature des choses telles que perçue par l'âme humaine, à travers l'imaginaire et le rêve.
SUSPIRIA ne marche pas très bien à sa sortie en Italie, mais il triomphe au Festival du Film Fantastique de Paris. Puis il connaît un très grand succès dans les pays anglo-saxons et au Japon. La cinéma de Dario Argento sort d'Italie et parle désormais à un public international, comme cela était arrivé à celui de Mario Bava grâce au MASQUE DU DÉMON.