Après le succès de sa première réalisation officielle, LE MASQUE DU DÉMON en 1960, Mario Bava fait feu de tout bois. Il se retrouve crédité en tant que réalisateur sur deux longs-métrages bénéficiant de co-metteurs en scène américains, comme c'est alors l'usage pour les coproductions italo-américaines : le péplum ESTHER ET LE ROI de Raoul Walsh et LES MILLE ET UNE NUITS de Henry Levin. Ce dernier titre, comédie bouffonne et banale sur fond d'Orient de fantaisie, n'est hélas pas le titre le plus réussi des créateurs du MASQUE DU DÉMON et de VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE !
Bien plus intéressant s'avère HERCULE CONTRE LES VAMPIRES que Bava tourne en 1961, dans lequel il met un œuvre un trait typique de son style : celui de ramener les différents genres sur lesquels il œuvre vers l'horreur et le fantastique. Ici, il met le péplum musclé à la sauce horrifique, avec un Christopher Lee vampirique et des voyages souterrains évoquant le classique muet MACISTE AUX ENFERS. Avec LA RUEE DES VIKINGS, il signe un film d'aventures plus traditionnel, mais servi par un travail formel sur les couleurs et la lumière portant l'insolite signature de son metteur en scène.
Vient ensuite LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP, produit en sous-main par AIP, la compagnie américaine ayant distribué avec succès LE MASQUE DU DÉMON aux USA. Cette nouvelle œuvre reste dans l'histoire du cinéma fantastique comme le tout premier vrai «Giallo» (thriller horrifique typiquement italien, parfois aussi surnommé «thriller spaghetti» à l'époque !).
Les rôles principaux sont tenus par Leticia Roman, actrice d'origine italienne ayant débuté à Hollywood l'année précédente. A ses côtés, le jeune américain John Saxon amorce ses premiers pas dans l'horreur, genre auquel il reviendra ensuite régulièrement, de BLACK CHRISTMAS à LES GRIFFES DE LA NUIT, de PULSIONS CANNIBALES à TENEBRES ! A leurs côtés, nous trouvons Valentina Cortese, star du cinéma italien des années 40, dont la carrière internationale et très prestigieuse s'étalera sur cinquante années, un de ses tous derniers rôles étant la reine de la Lune dans LES AVENTURES DU BARON MUNCHAUSEN de Terry Gilliam, en 1987.
En l'espace de deux ans, Mario Bava réalise deux films fondateurs pour le genre Giallo : LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP sorti en 1963, et SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN de 1964. Ils mettent en place les bases de ce style, mélange d'intrigue policière, d'ambiance fantastique et de meurtres horribles. Le terme Giallo ("Jaune") renvoie aux couleurs vives ornant les couvertures des romans policiers populaires en Italie.
SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN met en place des meurtres de jeunes femmes violents et sadiques, empreints d'érotisme, de voyeurisme et de fétichisme, appelés à faire école. LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP se montre plus timide sur la violence, mais il invente une atmosphère latine particulière, propose un récit policier réussi et une galerie de personnages sympathiques. Toutefois, ces deux métrages ne rencontrent pas un grand succès commercial à leur sortie.
Le Giallo au sens le plus strict ne connaît son essor qu'avec le triomphe de L'OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL de 1970, premier film de Dario Argento : il mélange la violence graphique de SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN et de nombreux éléments empruntés à l'histoire de LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP (touriste américain perdu dans une Rome insolite et témoin d'un meurtre, ambiguïté des apparences, humour...). Un autre thriller de ce réalisateur, TENEBRES, grouille de clins d’œil à LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP (ouverture sur la lecture d'un roman policier, voix off, présence cocasse de John Saxon, début à l'aéroport).
LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP bénéficie d'une intrigue policière très amusante. Nous suivons une jeune touriste passionnée de littérature policière dans une Rome qui à la nuit tombée se transforme en cité dangereuse et mystérieuse. Témoin d'un meurtre horrible, trop curieuse de nature, elle mène son enquête avec l'aide du docteur Bassi, jeune amoureux empoté. Nous sommes frappés par la légèreté et l'humour de ce film, en apparente contradiction avec le cinéma d'horreur habituellement plus grave de Bava. Le charme et la malice du couple formé par Leticia Roman et John Saxon y sont pour beaucoup.
Nous retrouvons l'intérêt de Bava pour l'ambiguïté des apparences, comme dans LE MASQUE DU DÉMON. Nora n'a vu qu'une partie incomplète, et donc inexacte, du meurtre. Cet emploi des apparences trompeuses dans le cadre d'un récit policier va influencer Dario Argento pour ses Giallos (le final de LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP évoque irrésistiblement LES FRISSONS DE L'ANGOISSE).
Toutefois, ce jeu sur les apparences trompeuses est déjà présent dans certains films de Hitchcock (dans SOUPÇONS ou SUEURS FROIDES par exemple). Comme son nom l'indique, LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP évoque le souvenir des deux versions de L'HOMME QUI EN SAVAIT TROP du grand Alfred, histoire qui elle aussi met en scène d'innocents touristes embarqués dans une intrigue qui les dépasse après être devenus témoins malgré eux d'un meurtre.
Au niveau de la violence, Bava se montre plus timide que dans d'autres de ses films. Pourtant, la nuit cauchemardesque de Nora annonce déjà les meurtres de SIX FEMMES POUR L'ASSASSIN. Nous y trouvons le voyeurisme (Nora, blessée, assiste impuissante au meurtre), l'érotisme (à cause d'un tragique concours de circonstances, elle se promène nue sous son petit imperméable noir), le fétichisme et le goût de l'arme blanche.
Les meurtres des Giallos étaient annoncés quelques années avant par l'érotisme malsain et le sadisme des assassins détraqués de deux grands classiques de l'horreur : PSYCHOSE d'Alfred Hitchcock et LE VOYEUR de Michael Powell. Toutefois, dans LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP, les scènes fantastiques et horrifiques, bien que toujours réussies, restent rares, et l'érotisme ne s'aventure pas plus loin que le bikini froufroutant que porte Leticia Roman sur la plage d'Ostia. Nous apprécions pourtant la solidité du récit, plein de fausses pistes trompeuses et de rebondissements, l'interprétation sympathique, ainsi que les qualités de la réalisation et des prises de vue en noir et blanc. Bava nous promène alors entre une Rome diurne de carte postale et une ville nocturne baroque et angoissante.
Premier vrai Giallo de l'histoire du cinéma italien, LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP peut étonner par sa violence retenue et sa prudence dans l'horreur. Néanmoins, son histoire policière est amusante et intéressante. En plus, ce film bénéficie d'un charme latin et d'un sens de l'humour indéniable qui le rendent très attachant.