KWAIDAN est un film à sketches qui, à sa sortie sur les écrans américains, avait été coupé d'un pan afin de réduire sa longue durée (plus de deux heures et demi). L'éditeur Criterion nous restitue donc le film dans sa version intégrale, soit quatre histoires surnaturelles se déroulant dans le Japon médiéval.
«The Black Hair» suit les pas d'un samouraï, désenchanté par sa vie miséreuse. Il quitte sa femme pour en épouser une autre qui lui apportera fortune et promotion dans sa carrière. Une décennie passe sans épanouissement. Rongé de remords, le guerrier retourne s'amender auprès de sa première conjointe. Hormis les dehors délabrés de son ancienne maison, le temps semble n'avoir eu aucune prise à l'intérieur… Va-t-il enfin pouvoir connaître le bonheur ?
«The Woman Of Snow» (la séquence rajoutée du DVD) s'ouvre avec deux bûcherons perdus dans une forêt en pleine tempête de neige. La «Faucheuse» les surprend dans un refuge et aspire d'un souffle la vie du plus âgé. Epargné du fait de sa jeunesse, le second jure de garder l'évènement secret sous peine de périr à son tour. Le temps s'écoulant, le rescapé fonde une famille et tout semble lui sourire. Conforté dans un sentiment de sécurité va-t-il réussir à tenir sa promesse ?
«Hoichi, The Earless» se passe dans un monastère et conte l'aventure de Hoichi, un musicien aveugle chantant sans pareil le récit épique d'une bataille entre les clans Keike et Genji. Ces samouraïs reposent dans un cimetière non loin de là. Chaque soir leurs spectres se réveillent et commandent au jeune homme de jouer pour eux. Hoichi s'affaiblit visiblement et les moines, alarmés par son activité nocturne, le préviennent du sort fatal qui l'attend. Des textes sacrés écrits sur son corps peuvent éloigner ces esprits tourmentés mais à quel prix ?
«In A Cup Of Tea» relate l'histoire d'un samouraï nargué par un inconnu dont le visage se reflète inlassablement dans chaque tasse de thé versée. Assoiffé, il finit par boire le liquide, avalant sans le savoir un esprit. L'énigmatique personnage revient en personne harceler le guerrier chez lui à la nuit tombée. Ce dernier prend son sabre et défie l'importun qui s'évanouit dans la nature. Trois servants, aussi spectraux et plaisantins, se présentent ensuite porteurs d'un message. Dans quel but interviennent donc ces manifestations ?
KWAIDAN au travers de son aspect fantastique exploite le drame, comme les amours contrariés des deux premiers épisodes, et explore les méandres de la nature humaine avec ses travers mais aussi la beauté de l'âme. Le premier segment relate le parcours intérieur d'un être ambitieux et vénal vers une prise de conscience de valeurs, devenant ainsi plus humain. Dans le second sketch, le jeune bûcheron par sa naïveté dénote la fragilité morale de l'homme. La Femme des Neiges, quant à elle, est terrifiante mais ce n'est pas seulement un démon assoiffé de vie humaine, elle sait aussi se montrer compatissante. De ce fait le discours n'a rien de manichéen, les «méchants» ne sont au fond pas si mauvais, à l'instar du troisième récit où les revenants sont surtout des esprits tourmentés qui cherchent à trouver la paix.
Les histoires se révèlent donc à la fois inquiétantes et bouleversantes. L'atmosphère dégage une sensation étrange et magnétique. On évolue dans un univers fantastique totalement onirique. Ainsi l'adaptation de Kobayashi prend une tournure très esthétisante et ce, dès le générique où des gouttes d'encre colorée ondoient dans l'eau. Il compose d'une main de maître des tableaux surréalistes, le tout mis en valeur par la photographie de Yoshio Miyajima (L'EMPIRE DE LA PASSION) avec qui le réalisateur avait collaboré à différentes reprises.
Le tournage se déroulant principalement en studio, Kobayashi utilise des décors de peinture stylisés et même des estampes pour illustrer la bataille de samouraïs dans «Hoichi The Earless». Le réalisateur utilise une palette de couleurs expressionniste ou parfois plus sobre juste relevée d'une touche de rouge, de bleu roi ou autre. En fait, Kobayashi s'est très vite porté vers l'art qu'il a étudié à Tokyo, lui permettant ainsi d'appuyer ses connaissances spécifiques du cadrage et du design dans ses tournages. Le savoir-faire de Kobayashi associé au travail cinématographique de ses collaborateurs aura par ailleurs influencé des grands réalisateurs dont Scorcese, Spielberg ou même Coppola (voir son adaptation de DRACULA).
L'univers acoustique de KWAIDAN réserve d'autres surprises. Toru Takemitsu (L'EMPIRE DE LA PASSION, RAN), un autre ancien coopérateur a crée une musique épurée utilisant des instruments traditionnels japonais, toujours dans une optique de singularité. Le design sonore tient une place importante et souligne le côté étrange, fantastique ou horrifique des évènements comme la flûte stridente annonçant la présence de la Femme des Neiges. Alors que notre vue est submergée par la richesse des images, la bande son se montre habilement moins envahissante s'avérant ainsi d'une efficacité sans appel. De ce fait, la dernière scène de «The Black Hair» fait sursauter par son long silence interrompu l'espace d'une seconde par des craquements de bois.
Chaque plan est magnifiquement orchestré et retranscrit parfaitement la beauté et l'horreur de l'histoire. Ainsi Kobayashi peut jouer sur les gros plans pour dégager de la tension, tel celui sur les yeux de la femme des neiges face au regard du bûcheron pétrifié de peur. Sans être ennuyeux, le rythme général est lent tant dans la gestuelle des personnages que les mouvements de caméra. Les dialogues sont réduits et l'action est limitée pour un résultat contemplatif qui permet d'apprécier les images dans toute leur splendeur. Au niveau de la narration, KWAIDAN nous offre donc quatre histoires de qualité. On regrette toutefois la fin abrupte du quatrième segment. Le film s'achève de la même manière que cette dernière fable, à savoir qu'il n'y a pas vraiment de fin. Le spectateur reste avec une énigme irrésolue.
L'oeuvre captivante de Lafcadio Hearn et celle de Kobayashi ont ainsi inspiré d'autres métrages : Tanaka Tokuzo réalisa sa version adaptée en 1968 avec THE SNOW WOMAN (aussi intitulé KAIDAN YUKIONNA). Le film de série B à sketches DARKSIDE, LES CONTES DE LA NUIT NOIRE comporte un segment qui reprend histoire de La Femme des Neiges. On pourra aussi noter le personnage recouvert de symboles aperçu dans CONAN LE BARBARE. La bande dessinée Kwaidan, sortie plus récemment, puise dans la même source, avec une ambiance similaire reprenant notamment, et elle aussi, l'histoire du personnage aveugle peint avec des textes sacrés pour se protéger des esprits.
L'éditeur Criterion est le premier à avoir effectué un travail de "restauration" sur KWAIDAN. L'image est présentée dans son format d'origine anamorphosé pour le 16/9. Dès le générique et tout au long du film, des scories plus ou moins nombreuses et certaines rayures verticales persistantes apparaissent de temps à autre. Un écueil regrettable surtout que le terme de restauration ne semble finalement s'appliquer qu'à l'ajout de l'histoire manquante jusqu'ici en occident. Outre ce fait, ce transfert retranscrit avec détail l'aspect pictural de Kobayashi et la richesse de son travail sur les couleurs. Ce qui est, bien évidemment, à tempérer une fois que l'on a vu le DVD français. Il faut aussi noter l'absence de bouts de séquences du film à plusieurs endroits sur le disque américain. Le son est en mono d'époque et les dialogues sont clairs. Le disque propose en outre un sous-titrage optionnel en anglais sur la piste en version originale.
Quant aux suppléments, ils sont composés de la bande annonce de KWAIDAN et d'un fascicule papier où un critique de cinéma présente le film, sa source d'inspiration, son réalisateur puis un synopsis de chacune des histoires. Une intéressante introduction au métrage mais avec un goût de trop peu.
Ce quatuor d'histoires fantastiques est qualifié par ses partisans de «chef d'oeuvre », de «sublime». Et l'on peut comprendre pourquoi, KWAIDAN est une expérience du surnaturel à la fois visuelle (par ses images somptueuses) et acoustique (par sa musique minimaliste et son design sonore déroutant). Au final, l'édition DVD de Criterion, bien que maigre, présente le film dans d'honnêtes conditions mais dans une version un peu bancale.