Critique du film
et du DVD Zone 2
SALO OU LES 120 JOURNEES DE SODOME
1975
Sous la République Fasciste de Salo, aux alentours de 1945, quatre notables s'installent dans une villa afin de s'y livrer aux débauches les plus extrêmes. Ces orgies seront régies par un règlement sévère préalablement établi. Neuf jeunes filles et neuf garçons, enlevés pour le compte de ces libertins par des fascistes et des soldats allemands, vont leur servir d'objets de plaisir sur lesquels ils vont défouler leurs pulsions les plus extrêmes...
SALO est l'adaptation par le réalisateur italien Pier Paolo Pasolini du texte "Les 120 Journées de Sodome", rédigé par le Marquis de Sade pendant sa captivité à la prison de la Bastille en 1785. C'est d'abord le réalisateur Sergio Citti qui devait tourner ce projet et il commença à en écrire le scénario avec l'aide de Pasolini, dont il était l'ami et l'assistant depuis le début des années 60. Finalement, Citti se désintéressa du projet et Pasolini, de plus en plus captivé par ce travail, le reprit à son compte. Il était surtout captivé par l'idée de transcrire "Les 120 Journées de Sodome" hors de son contexte historique original (la France du XVIIIème siècle, peu de temps après la mort de Louis XIV), afin d'en situer l'action pendant la République de Salo. En 1943, le dictateur Benito Mussolini était destitué et emprisonné par le Grand Conseil fasciste, pressé d'engager des négociations avec les alliés opposés à Hitler. Pourtant, un commando allemand libéra Mussolini. Ce dernier créa donc en septembre 1943 une éphémère et fantoche République Sociale ayant pour capitale la ville de Salo, sur les rives du lac de Garde, dans les terres italiennes encore occupées par les nazis.
C'est donc dans le contexte de cette déliquescence finale de l'ordre fasciste italien que Pasolini a choisi de transposer les écrits de Sade. Toutefois, seules quelques scènes du début du film se passent réellement à Salo (la rédaction du règlement). L'enlèvement des victimes et les évènements se déroulant dans la villa ont lieu aux alentours de Marzabotto, village martyr de la barbarie nazie, dans lequel 1836 habitants furent massacrés durant les mois de septembre et d'octobre 1944.
En adaptant ce sommet de la littérature libertine, Pasolini entendait faire un film insoutenable, un film qui révèlerait le vrai visage du fascisme dans toute sa brutalité et son horreur. La concrétisation de ce projet était à ses yeux d'autant plus urgente que la situation politique italienne était alors extrêmement tendue. Les évènements de 1968 avaient entraîné, en réaction, le réveil de forces néo-fascistes, et les terrorismes, d'extrême-gauche et d'extrême-droite, marquent de leur empreinte sanglante les années 1970. La menace d'un coup d'état fasciste est clairement dans l'air, comme le démontre le film VIOLENCE ET PASSION de Luchino Visconti.
Avec son SALO, Pasolini entend secouer les consciences italiennes pendant qu'il en est encore temps. Sa mort violente, survenue peu avant le début de l'enregistrement du doublage français du film, s'inscrit dans l'atmosphère politique extrêmement violente de cette époque : le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini était assassiné à Ostia, près de Rome. La justice italienne considéra ce meurtre comme un crime crapuleux commis par un prostitué. Mais les proches de Pasolini ont jugé l'instruction bâclée et considèrent qu'il a bien été victime d'un crime politique, notamment suite à des articles dans lesquels il dénonçait la corruption du parti démocrate-chrétien alors au pouvoir.
SALO met donc en scène quatre notables fascistes, le Duc, l'Evèque, le Magistrat et le Président, qui vont profiter du pouvoir absolu que leur confère le régime fasciste afin d'assouvir leurs pulsions les plus perverses. Ils enlèvent neuf jeunes filles et neuf jeunes garçons, leurs victimes, et s'enferment avec eux dans une grande villa du XVIIIème siècle. Ils sont accompagnées de miliciens, de serviteurs, d'une pianiste et de trois narratrices (de vieilles prostituées rompues à l'art de raconter des récits salaces, conviées afin d'exciter les quatre fascistes). Les "festivités" seront organisées dans le temps suivant trois étapes : le cercle des manies ; le cercle de la merde (surtout portée sur la coprophilie) ; et le cercle du sang (meurtres et tortures). A la fin de ce périple à travers l'innommable, les jeunes gens encore vivants auront le "privilège" d'accompagner les notables à Salo. Au loin, les bruits de guerre de la ligne de front, de plus en plus proche, se font entendre...
SALO se présente donc comme une succession de scènes de tortures et de viols, filmées avec une froideur et un détachement extrêmes. Jamais la réalisation ou le commentaire musical ne soulignent aucune empathie ou compassion envers les personnages, qu'ils soient bourreaux ou victimes. Le résultat est glaçant et horrifiant. SALO nous jette sa violence en pleine figure, en recourant à une stricte frontalité et à une clarté sans pitié. Son efficacité assez traumatisante ne repose pas tant sur un étalage de violence sanglante (gore), que sur la représentation de la dégradation insoutenable des victimes, particulièrement dans des situations de violence sexuelles. Si la mise en scène est d'une neutralité glaçante, le récit ménage des pistes claires afin d'orienter la réflexion du spectateur. Ainsi, le jeune milicien désobéissant au règlement meurt en faisant le salut des partisans communistes ; une des jeunes filles, punie, ligotée dans un bac rempli d'excréments, hurle, comme le christ sur sa croix : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"...
Dès lors, le propos de SALO semble sans ambiguïté, bien que certains spectateurs aient vu en ce discours un prétexte hypocrite à un étalage complaisant d'atrocités. Pasolini a lui-même reconnu une fascination pour les orgies de Sade... Pourtant, il admet aussi que SALO est un film puritain. A de rares exceptions près (les désobéissances), seuls les caractères négatifs de la sexualité sont étalés : viol, esclavage, contrainte, réduction de l'être humain à un simple corps devenu objet de consommation et de jouissance... On a d'ailleurs bien souvent reproché à Pasolini d'avoir détourné le sens des écrits libertins de Sade, déchaînement en toute liberté des pulsions naturelles, pour en faire un instrument lourdement moraliste.
SALO se pose en contrepoint de ses trois précédents films, eux aussi inspirés de classiques de la littérature : LE DECAMERON, LES CONTES DE CANTERBURY et LES MILLE ET UNE NUITS, qui proposaient une vision sereine et épanouie de la sexualité. Il faut d'ailleurs constater que SALO est assez isolé dans la filmographie de Pasolini. Cette froideur envers ses personnages, cette cruauté jetée à la figure du spectateur ne se retrouve guère que dans PORCHERIE, avec son cannibale (Pierre Clémenti) et son zoophile (Jean-Pierre Léaud) ; toutefois, dans cette dernière oeuvre, les atrocités ne sont que suggérées, contrairement au très explicite SALO.
Pour bien comprendre SALO, il faut saisir qu'il a été fait délibérément pour choquer, pour réveiller les spectateurs. Pasolini sollicite ici le dégoût et cherche à provoquer la révolte face à des évènements insoutenables présentés sans aucun filtrage. On peut être dubitatif face à l'efficacité de cette démarche (Voir des horreurs au cinéma nous rend-il meilleur et plus à même de réagir face aux drames de la réalité ?). On ne peut pourtant pas mettre en doute la sincérité et le courage de ce film unique.
La qualité d'image de ce DVD est une très agréable surprise. La copie en 1.66 est de très bonne qualité, avec à peine quelques saletés à signaler par endroits. La luminosité et la définition sont impeccables, et l'on regrette juste quelques petites hésitations dans la compression au cours des scènes mouvementées. Mais pour un film plutôt rare, censuré dans son propre pays en son temps, c'est vraiment une réussite, surtout si l'on compare ce résultat aux copies fatiguées qui tournaient encore il y a peu dans les cinémas parisiens.
Le DVD propose deux bandes-son. On trouve la version italienne sous-titrée en mono d'origine, qui bénéficie d'une très bonne qualité sonore. On a aussi le doublage français, intéressant à plus d'un titre. D'une part Pasolini a toujours affirmé qu'il détestait les sous-titres, qui défigurent l'image, et préférait toujours les versions doublées. D'autre part, il considérait que la vraie langue de SALO devait être le français, la langue du Marquis de Sade. Le doublage est d'excellente qualité, mais la qualité technique est tout de même bien inférieure à la piste italienne.
Cette édition limitée et numérotée est proposée dans un fourreau en carton contenant, outre le DVD dans son boîtier en plastique, un livret de 48 pages illustrées de photographies en noir et blanc. On y trouve de nombreux textes et entretiens rédigés par Pasolini à propos du film, ainsi que des informations sur la République de Salo ou le Marquis de Sade. C'est de l'excellent travail, ce petit guide fournissant au spectateur des informations indispensables pour aborder SALO.
En bonus, on trouve une bande-annonce d'époque, un peu fatiguée, en italien, avec sous-titrage français amovible. On peut également découvrir un diaporama de photos de plateau défilant durant deux minutes, un remarquable documentaire de 32 minutes appelé Salo d'Hier à Aujourd'hui, dans lequel on assiste notamment au tournage des dernières scènes de torture du film et aussi de nombreux entretiens d'époque (Pasolini...) ou récents (l'actrice Hélène Surgère, Jean-Claude Biette, Ninetto Davoli...) de Pasolini et de ses proches. Encore une fois, c'est une vraie réussite. On sera plus partagé sur Enfants de Salo, un documentaire dans lequel quatre réalisateurs français contemporains s'expriment sur ce film. Si on apprécie la sincérité touchante de Claire Denis (TROUBLE EVERY DAY...), et l'approche réfléchie et mesurée de Gaspar Noé (SEUL CONTRE TOUS, IRRÉVERSIBLE...), les réflexions naïves et prétentieuses de Bertrand Bonello (LE PORNOGRAPHE...) et de Catherine Breillat (ROMANCE...) énervent un peu.
SALO reste un film unique, une oeuvre qui, issue du giron du cinéma dit "d'auteurs", s'est permis de surpasser par sa brutalité et son efficacité horrifiantes les pires provocations du cinéma d'exploitation. Présentant relativement peu de similitudes, sur le fond, avec les autres films de Pasolini, SALO reste un film singulier, une des perles les plus noires et les plus vénéneuses de l'histoire du cinéma européen.