Header Critique : Étang du Démon, L' (Yasha-ga-ike)

Critique du film
L'ÉTANG DU DÉMON 1979

YASHA-GA-IKE 

Lorsqu'il réalise L'ÉTANG DU DÉMON, Masahiro Shinoda est déjà un réalisateur renommé, associé à la Nouvelle Vague du cinéma japonais à l'instar d'un Nagisa Oshima. Shinoda se distingue par l'emploi de méthodes de mise en scène héritées des théâtres traditionnels japonais, que ce soit des spectacles de marionnettes ou de Kabuki avec des vrais acteurs. Il travaille régulièrement pour le studio Shochiku, lequel a hébergé les films familiaux de Yasujiro Ozu, metteur en scène dont Masahiro Shinoda a été l'assistant.

Ce dernier est révélé en Occident en particulier par DOUBLE SUICIDE A AMIJIMA en 1969. Durant la décennie suivante, il se trouve sélectionné trois fois au Festival de Cannes, notamment pour SILENCE, sa version (passable) du roman qui inspirera plus tard SILENCE de Martin Scorsese, consacré aux mésaventures de Jésuites au pays du Soleil Levant.

Pour L'ÉTANG DU DÉMON, Shinoda adapte une pièce Kabuki de 1913 écrite par le dramaturge Kyoka Izumi. Un écrivain déjà transposé au cinéma, notamment devant l'objectif de Mizoguchi, pour le drame LA CIGOGNE DE PAPIER, par exemple. Le rôle du professeur Yamasawa est tenu par Tsutomu Yamazaki, visage familier du cinéma japonais durant les soixante dernières années. Nous l'avons vu chez Kurosawa (en particulier dans ENTRE LE CIEL ET L'ENFER et KAGEMUSHA), mais aussi dans toutes sortes de films de genres variés comme le Space Opera (SPACE BATTLESHIP YAMATO) ou le film de gangsters (NOUVEAU COMBAT SANS CODE D'HONNEUR : LA TÊTE DU BOSS de Kinji Fukasaku).

Le double-rôle de la Princesse de l'Étang et de la villageoise Yuri est interprété par un seul et même acteur : Tamasaburô Bandô, comédien de Kabuki traditionnel, forme de spectacle qui depuis le XVIIème siècle met en scène des hommes dans les rôles de femmes. La renommée de Tamasaburô Bandô dans cette spécialité dite Onnagata est telle qu'elle lui vaut la mythique distinction nippone de Trésor National Vivant !

Botaniste, le professeur Yamasawa, se rend dans une partie reculée du Japon pour y recueillir des spécimens. Au cours de son périple, il trouve refuge dans un village frappé par une sécheresse désespérante. A ses abords, il découvre la demeure de Yuri et Akira. Fidèles à une tradition locale, ils sonnent trois fois par jour une cloche, censée apaiser le Dragon réputé vivre sous les flots de l'Étang dit du Démon. Yamasawa reconnaît en Akira un ancien ami de Tokyo. Ce dernier a tout abandonné pour vivre avec Yuri...

Initialement, le point de vue du métrage s'avère celui de ses deux personnages masculins principaux, Yamasawa et Akira. Deux hommes d'origine urbaine et moderne, qui se retrouvent dans une région isolée et villageoise, région irriguée par les légendes et les superstitions. Scientifique, Yamasawa est un pragmatique. Il ne croit que ce qu'il voit. Les mœurs étranges des paysans accablés par la sécheresse le surprennent. Lorsque ces derniers l'aident à retirer une poussière de son œil, ils emploient un jet de lait surgi d'un sein de femme ! L'eau claire est en effet devenu trop rare pour en gâcher la moindre goutte... Mais aux abords de L'ÉTANG DU DÉMON, les apparences peuvent être trompeuses. Yamasawa n'est pas qu'un homme moderne et rationnel, il dissimule une dimension spirituelle surprenante, révélée dans le dénouement du métrage...

Son ami Akira, à l'instar d'un Perrault ou des Frères Grimm, a arpenté les îles du Japon à la recherche des légendes et traditions populaires, afin de les collecter et les étudier. Sa personnalité s'avère donc plus poétique que celle de Yamasawa. Il est ouvert sur les mondes de l'étrange et de l'insolite. En recherchant le conte de l'Étang du Démon, il croise Yuri dont il s'éprend. Il trouve à travers son amour pour elle sa place dans le monde des légendes, devenant le nouveau sonneur de cloche chargé de pacifier le Dragon assoupi sous la vase du lac. Ayant ainsi trouvé son harmonie avec lui-même, Akira cache son identité pour ne pas être retrouvé (et repris) par sa famille et ses amis de la grande ville.

Rare en Occident, L'ÉTANG DU DÉMON a souvent la réputation d'être un film de fantômes japonais, dans la tradition classique du genre relancé dans les années cinquante par le magistral LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE. Pourtant, L'ÉTANG DU DÉMON s'avère trompeur. Par bien des traits, Yuri rappelle le personnage classique de la femme spectrale dont s'éprend un homme sans en connaître la vraie nature. Yuri vit seule, à l'écart du village. Les villageois l'associent à une source qu'ils prétendent maudite. Elle habite les ruines d'un temple et garde la cloche mystérieuse associée au lac magique. Sa beauté hors norme, son étrangeté aussi, soulignée par le fait qu'un acteur homme l'incarne, abondent en ce sens. Si bien que les villageois, Yamasama et même le spectateur voit en elle une figure surnaturelle, un fantôme, une sorcière, une renarde même peut-être.

Cette jeune femme n'a pourtant d'exceptionnelles que la grandeur de son âme, la force de son amour pour son mari Akira, une délicatesse, une sensibilité et une grâce telles qu'elle ne peut qu'être tenue à l'écart des villageois, entre méfiance et convoitise, entre malentendu et superstition. Si elle évoque une source, c'est une source de vie, d'harmonie et d'amour. Personnage attachant, Yuri est exceptionnellement interprétée par Tamasaburô Bandô, qui en trace un portrait mémorable.

S'il n'y a pas de fantômes dans L'ÉTANG DU DÉMON, ce métrage évoque tout de même un genre fantastique japonais, celui dédié aux histoires de Yokai, ces esprits farfelus et malicieux rattachés ici à la Nature. Le point de vue est animiste sur les animaux, mais aussi sur les objets (un chapeau se trouve doué de la parole).

Aux abords du lac, dans les flaques, sous les rochers, parmi les racines, vit un peuple de crabes, de carpes, d'oiseaux, de chèvres et de cyclopes. Ils devisent et voyagent dans la Nature. Un prêtre poisson-chat remonte la rivière pour porter les messages que s'envoient les Esprits des Lacs. Des samouraïs spectraux montent la garde autour de la princesse Shirayuki et de sa cour, composée de femmes-fleurs, d'animaux et de sa sage nourrice.

Incarnation de l'esprit de l'Étang du Démon, Shirayuki a le tempérament impétueux de sa jeunesse,. Elle se languit de rejoindre l'esprit d'un autre lac qui la courtise par des lettres pleine d'attention. Mais les trois sonneries quotidiennes venues du temple des humains lui rappellent son engagement à l'égard du village. Sans quoi elle partirait en voyage vers l'amour qui l'appelle, et ce faisant noierait la vallée sous un déluge d'eau destructeur et mortel.

Cet acte fantastique du métrage, onirique et légendaire, est une splendeur, un grand moment de poésie fantastique et de lyrisme magique. Cœur magnifique de ce film, il ouvre grand les yeux sur l'univers des contes. Dans un rôle bien différent de la discrète Yuri, Tamasaburô Bandô livre une seconde prestation magistrale dans le rôle de la princesse de l'Étang. Figure fougueuse et juvénile, elle déborde d'une énergie et d'une vitalité égales à celles de la Nature sauvage qu'elle incarne.

Car en effet, dans L'ÉTANG DU DÉMON, la Nature, toute harmonieuse et apaisée qu'elle paraisse, porte en elle une menace et une tension à l'encontre des humains, ballottés entre une impitoyable sécheresse et la menace d'une inondation. Nous retrouvons la hantise nippone à l'endroit des catastrophes naturelles, des séismes et autres tsunamis. Ici, si la Nature ne se déchaîne pas, c'est parce que les humains respectent un double pacte.

Le premier de ces pactes est immémorial. Il implique que l'homme respecte la Nature. Ce respect est matérialisé par le rituel des trois sonneries quotidiennes, révérence renouvelée à travers les âges des humains envers l'immuable ordre naturel qui les accueille.

Le second pacte est celui des humains entre eux, ou de l'être humain avec lui-même. Akira est devenu le sonneur de cloche du lac après avoir promis au précédent officiant de prendre sa suite alors que ce dernier rendait son ultime souffle. Outre l'harmonie nécessaire de l'homme avec la Nature, l'humain doit aussi être en harmonie avec lui-même, avec la parole sacrée donnée à un mourant. Si il trahit un tel serment, il ne trahit pas seulement autrui, il se trahit lui-même. Et l'humanité entière à travers sa propre personne. Ce qui amène la dissonance et la catastrophe.

Si Akira incarne cette droiture nécessaire, il est confronté à la panique des villageois, poussés à bout par la sécheresse et mal conseillés par des édiles corrompus. Ou même à son loyal ami Yamasawa, dont le pragmatisme s'accorde mal à un point de vue mystique.

Avons-nous un regret concernant L'ÉTANG DU DÉMON ? Peut-être pour son dernier acte, un brin mélodramatique et insistant dans l'explication littérale de son propos, qui donne le sentiment que le métrage s'allonge dans son dénouement. Néanmoins, ce final est rehaussé d'effets spéciaux ambitieux et réussis, soulignant la dimension de fresque populaire de cette légende hors du commun.

Conte cinématographique alliant originalité de la forme et universalité de l'imaginaire, L'ÉTANG DU DÉMON s'avère une œuvre singulière, portée par un regard et une personnalité uniques, contenant en son sein de grands moments de poésie cinématographique.

Nous ne pouvons qu'encourager nos lecteurs à sortir des sentiers battus du cinéma pour suivre le chemin champêtre de L'ÉTANG DU DÉMON. Serpentant parmi les herbes et les pins. il les mènera aux rivages d'un lac magique. Et si ils en observent les flots avec assez d'acuité et de patience, peut-être apercevront-ils la lumière dansante se refléter sur les écailles bleues et vertes d'un Dragon assoupi sous les eaux.

En 2005, Takashi Miike l'hyperactif donne sa vision de ce conte avec DEMON POND, en fait captation d'un spectacle de théâtre qu'il a lui-même mis en scène. Rare en Occident, L'ÉTANG DU DÉMON a resurgi du passé en 2021, à l'occasion de sa restauration, lui valant d'être présenté au festival de Cannes dans la section dédiée au patrimoine du cinéma, ainsi qu'à d'autres événements comme L'Étrange Festival. Avant de connaître enfin sa première exploitation dans les salles françaises en bonne et due forme...

Rédacteur : Emmanuel Denis
Photo Emmanuel Denis
Un parcours de cinéphile ma foi bien classique pour le petit Manolito, des fonds de culottes usés dans les cinémas de l'ouest parisiens à s'émerveiller devant les classiques de son temps, les Indiana Jones, Tron, Le Dragon du lac de feu, Le Secret de la pyramide... et surtout les Star Wars ! Premier Ecran fantastique à neuf ans pour Le retour du Jedi, premier Mad Movies avec Maximum Overdrive en couverture à treize ans, les vidéo clubs de quartier, les enregistrements de Canal +... Et un enthousiasme et une passion pour le cinéma fantastique sous toutes ses formes, dans toute sa diversité.
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