Themroc (Michel Piccoli) est un peintre en bâtiment vivant avec sa mère et sa sœur dans un petit appartement. Tous les matins, il brave la cohue des longs trajets en transport en commun pour pointer mécaniquement à l'usine, où l'attend un travail répétitif et absurde. Alors qu'il surprend son patron en train de flirter avec sa secrétaire, Themroc se prend une fenêtre au visage. La figure maculée de sang, l'ouvrier docile sent gronder en lui un sentiment de révolte primaire et compulsif. En abandonnant le langage pour des hurlements, Themroc revient à l'état d'animal, bien décidé à reconquérir sa position de dominant à l'intérieur d'une société qui n'a cessé de le museler.
Daté de 1973, THEMROC est une curiosité déconcertante à la croisée de la fable surréaliste et de l'anarchisme révolutionnaire. C'est alors le troisième long-métrage de Claude Faraldo, un ancien livreur de vin qui décida de tout plaquer du jour au lendemain pour se réfugier dans une carrière artistique. Ses origines prolétariennes seront bien entendu le ciment d'une œuvre majoritairement engagée, comme en témoigne son dernier film en date MERCI POUR LE GESTE en 2000 qui raconte le parcours d'un sans domicile fixe.
THEMROC est l'adaptation d'une pièce de théâtre de Faraldo, «Doux Mais Troglodytes», soit l'une des premières œuvres qu'il ait montées après sa reconversion. Film confidentiel, THEMROC bénéficie quand bien même d'un casting incroyablement riche : Michel Piccoli, Béatrice Romand (révélée par Eric Rohmer), Coluche, Patrick Dewaere, Romain Bouteille, Miou-Miou, Popeck, Henri Guybet et bien d'autres têtes bien connues du cinéma français dans des doubles voire triples rôles. Nous sommes alors en pleine époque du «Café de la gare», et Faraldo a la riche idée de recruter ses membres pour la grande majorité des rôles secondaires.
Sans dialogues dans ses vingt premières minutes, THEMROC choisit d'abord d'emprunter la voix de la satire sociale en décrivant le travail en usine du personnage principal. Themroc et les autres ouvriers sont majoritairement assigné à la repeinte quotidienne de la grille d'entrée de l'établissement. En rang d'oignon, les hommes s'occupent chacun d'un barreau ou deux de chaque côté de la grille. Car l'équipe de peintres est scindée en deux : ceux qui travaillent du côté intérieur, et ceux qui travaillent du côté extérieur. La hiérarchie de l'usine est bien entendu en conséquence avec le sous-chef du côté intérieur, le sous-chef du côté extérieur, le chef des deux sous-chefs et enfin le grand patron (qui passe le plus clair de son temps à faire des avances malhonnêtes à sa secrétaire).
Amusante bien que très naïve, cette vision satirique du monde du travail n'est heureusement que le point de départ du film. THEMROC se recentre en effet très vite sur la transformation du personnage principal en bête sauvage. Pas d'effets spéciaux bien sûr, mais un parti pris encore plus audacieux : la mutation par le langage. En effet, les personnages de THEMROC parlent une langue imaginaire, un espèce de yaourt guttural laissé à l'improvisation du comédien. Un choix déjà déconcertant, que Faraldo justifie par l'envie de rendre son histoire universelle. Il s'agit peut-être plus concrètement de rendre le glissement animal de Themroc plus coulant, en troquant des borborygmes dissonants (soit la «langue» du film) en hurlements et grognements.
Le retour au stade animal de Themroc n'est pas qu'une question d'abandon du langage. C'est surtout une question de pulsions dominatrices. Une fois transformé, l'homme va assouvir ses instincts parfois les plus bas de manière immédiate. Avant de quitter son usine, il va se jeter sous le bureau de la secrétaire de son patron pour un cunnilingus sauvage. De retour chez lui, il prend sa sœur dont les formes douces n'ont jamais cessé de le titiller. Reclu dans sa chambre, il mure la porte et fait un trou dans la façade côté rue. Cette grotte improvisée sera désormais son antre, sa tanière. Ce coming out animal fera des émules dans son quartier, notamment auprès d'une voisine rendue folle par l'aura de Themroc. Après s'être offerte à lui, elle convainc à coup de hurlements son mari petit bourgeois de fracasser eux aussi leur façade.
Comme tout film engagé de son époque, THEMROC ne milite pas que pour la liberté sexuelle. Il axe le gros de sa charge contre le refus de l'autorité. Le film fait un portrait particulièrement violent de la police, montrée comme un groupe d'individus enragés à l'idée qu'un dominant brave leur autorité. Un flic humilié par Themroc va ainsi se venger gratuitement sur un pauvre adolescent sans défense, défoulant sa frustration sur plus faible que lui. Plus dur encore, les orgies à répétition dans la cave de Themroc mettent certains policiers en émoi, au point que certains vont prendre en otage une jeune fille (Miou-Miou) pour la violer à tour de rôle. Lorsque la nuit tombe et que Themroc part chasser, c'est bien évidemment ces charognards de la police qui deviennent son propre gibier. L'occasion d'exploser un tabou supplémentaire en montrant un corps humain rôtir avant d'être dévoré par Themroc et ses initiés.
Si, plus de 30 ans après sa production, le film de Claude Faraldo a pris un bon coup de vieux dans sa charge sociale unidimensionnelle et outrancièrement déterminée par son époque, son emploi frontal du viol, de l'inceste ou de l'anthropophagie laisse pantois même aujourd'hui. Ajoutons à cela une forme venue de Mars (la bande son du film est uniquement faîte de "AAARRRR" et autre "GGGRRRRrr"), un Michel Piccoli hyper intense, et l'on obtient une expérience de cinéma franchement éberluante. THEMROC n'est assurément pas un grand film, et souffre notamment de récurrentes longueurs. Mais force est de constater qu'il est difficile de trouver un film plus fou furieux et rageur que cette étrange bobine oubliée sur les étagères du cinéma français.
Malgré la somme de noms connus parmi sa distribution, THEMROC était un film jusqu'à présent très difficile à visionner. C'est un éditeur allemand qui prend le pari de sortir le titre dans une édition minimaliste. La qualité technique fait ce qu'elle peut avec un master parfois un peu abîmé. Rien d'insurmontable cependant si l'on peut supporter quelques rayures et un grain un peu trop prononcé. Comme le film est dans une langue imaginaire, le disque propose uniquement la piste originale en mono. Bien qu'un peu ronflante, cette piste est assez percutante pour nous faire profiter des cris de possédé de Piccoli. Aucun bonus concernant THEMROC n'est présent, juste une archive de bande-annonces du catalogue de l'éditeur.
L'homme s'est construit une société pour le protéger des dures lois de la nature. Mais lorsque cette même société devient inhumaine, c'est un violent retour à la rage animale que nous propose THEMROC. Certains y verront une comédie absurde avec des comédiens empêtrés dans un parti pris linguistique embarrassant. D'autres un essai transgressif où l'on viole à foison tout en se faisant les dents sur les forces de l'ordre. Faut-il abandonner des millions d'années d'évolution pour apprécier THEMROC ? C'est à la bête tapie en chacun de nous de répondre : "HHHAAAARRR… GGGGRREEEEUUuuuuu… BBBRRROOAAARRGGGHHHH !!!!"