Critique du film
et du DVD Zone 2
LE BOULANGER DE L'EMPEREUR ET L'EMPEREUR DU BOULANGER
1951
Derrière LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER de 1951 se dessine la silhouette d'un artiste fort populaire dans la Tchécoslovaquie du XXème siècle : l'acteur et dramaturge Jan Werich, qui y incarne à la fois l'Empereur Rodolphe II et un humble boulanger. Dans le Prague des années 30, il participe déjà à la vie culturelle avec son Théâtre libéré, espace de libre parole et d'humour qui s'épanouit dans cette cité à l'écoute des courants avant-gardistes qui se répandent dans toute l'Europe de l'entre-deux guerres, en Allemagne, en France, en Suisse, en Hollande ou en Italie. Fasciné par la figure du Golem, Werich écrit une pièce à son sujet avec son complice Jirí Voskovec, pièce dont le français Julien Duvivier tire un long métrage tourné à Prague : LE GOLEM de 1936.
Mais Voskovec et Jan Werich sont écartés de ce projet, et leur pièce subit de lourds changements. Werich doit alors attendre 1951 pour prendre sa revanche. C'est en effet cette année-là qu'il sort sa propre version de la mythologie : le diptyque LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER, deux films ne formant en fait qu'une seule œuvre. Tournés simultanément, ils étaient diffusés le même jour : la première partie l'après-midi, la seconde le soir. Film luxueux, son tournage provoque néanmoins des difficultés. Ainsi, son premier metteur en scène Jirí Krejcík est congédié en cours de tournage et remplacé par Martin Fric, plus expérimenté.
Au début du XVIIème siècle, à Prague, l'empereur Rodolphe II, imbu de sa personne, s'inquiète de vieillir. Il vit entouré par des alchimistes et des astrologues, et leur demande de mettre au point un sérum de jouvence. Il est ainsi convaincu que s'il retrouve le Golem, dissimulé par le rabbin Loew, son créateur, il retrouvera sa jeunesse ! Pendant ce temps-là, Rodolphe II ne se soucie pas du bon peuple de Prague qui, lui, meurt de faim. Un des boulangers de la pâtisserie impériale se révolte contre cet état de fait. Il distribue gratis du pain à la foule affamée. Ce qui lui vaut d'être prestement envoyé dans les oubliettes du château de Prague !
En 1951, cela fait trois ans que, suite au Coup de Prague, la Tchécoslovaquie a basculé dans le bloc communiste. Si, évidemment, son cinéma propose des films réalistes et des oeuvres retranscrivant les souffrances de la guerre, ce pays n'en garde pas moins une fibre fantastique vivante. Ainsi, son cinéma d'animation a déjà une grande renommée. Jiri Trnka et Karel Zeman ont déjà fait parler d'eux dans des festivals internationaux.
S'ils ne sont en rien des films d'animation, LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER n'en recourent pas moins à l'étrange et au bizarre. Ils mettent ainsi en scène le Golem, puissante créature de glaise auquel le rabbin Loew aurait donné la vie pour qu'elle protège le ghetto juif contre les persécutions. Outre le film de Duvivier, ce mythe Pragois a déjà donné lieu à trois autres transpositions, co-réalisées par Paul Weggener, grand pionnier du fantastique mondial, tournées en Allemagne entre 1915 et 1920.
Dans le diptyque de Martin Fric, toutefois, le Golem lui-même est loin d'être la vedette. Certes, il apparaît à plusieurs occasions, et s'anime même au cours de quelques scènes, mais il ne constitue qu'un élément parmi d'autres dans ce long métrage qui s'avère avant tout une comédie, une satire du pouvoir impérial de Rodolphe II.
Borné, gâteux, indifférent au malheur d'autrui, celui-ci dilapide la fortune du pays dans ses caprices puérils, telle cette cours de "magiciens" qu'il entretient grassement. Pourtant, suite à un quiproquo, le boulanger captif dans ses geôles va être pris par tous pour l'Empereur, Empereur auquel il ressemble trait pour trait, en plus jeune toutefois ! L'impertinent boulanger va donner une leçon de sens commun à l'aristocratie pragoise…
Evidemment, derrière cette critique souriante du pouvoir impérial, on peut, sans trop se forcer, reconnaître une attaque sans nuance de l'"ordre ancien", d'un temps où le peuple n'avait pas le pouvoir. Pourtant, il serait un peu rapide de ne voir dans LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER que de simples oeuvres de propagande communiste comme tant d'autre. Car ils s'en prennent aussi à la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul individu, critique l'absolutisme et toutes les formes d'autocratie. A une époque à laquelle Staline était encore vivant, il est permis d'y voir une certaine audace !
LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER sont des comédies populaires qui, il faut bien le reconnaître, n'ont pas totalement bien vieilli. Peut-être un peu trop long, ce diptyque se traîne par moment, abuse d'un humour parfois un peu désuet et adopte un rythme pas toujours convaincant. Malgré ses faiblesses, il n'en reste pas mois un divertissement populaire de qualité, un conte de fée amusant et plaisant à l'oeil, proposant constamment de belles images en couleurs ainsi que de superbes costumes et décors.
A leur sortie en Tchécoslovaquie, LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER rencontrent un gros succès. Au milieu de la décennie, les deux volets sont fusionnés en un seul long métrage un peu plus court, lequel sort en occident, et notamment en France, sous le titre LE BOULANGER DE L'EMPEREUR.
Semble-t-il inédit en DVD jusqu'à aujourd'hui, ce film apparaît en France chez l'éditeur Artus Films se consacrant à la redécouverte de classiques du cinéma fantastique européens et qui l'a donc exhumé. Et ce n'est pas la version "digest" sortie en France en 1955 à laquelle nous avons droit, mais bien aux deux parties du diptyque tchécoslovaque dans son intégralité, placées dans un digipack collector réunissant deux DVD.
Le premier disque contient LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER, dans des copies en format 1.33 d'origine, toutes deux dans un état comparable. On remarque ainsi des saletés ainsi que des couleurs manquant un peu de saturation, mais, globalement, pour une oeuvre aussi rare, c'est tout à fait acceptable. Seuls quelques rares passages, paraissant provenir d'une autre copie, appellent des réserves mais, encore une fois, c'est excusable pour un tel titre.
En guise de bande-son, nous trouvons la version originale Tchèque en mono codé sur deux voies, avec un sous-titrage français soigné et amovible à volonté. Précisons que, comme pour LE CHEVALIER BLANC chez le même éditeur, les pistes sonores ne sont pas codées en Dolby Digital, mais en MPEG. Ce qui pourra causer de petites complications pour les propriétaires d'amplificateur ne décodant pas cette norme sonore ou ne disposant pas d'un lecteur DVD capable de transformer le flux en PCM… Dans le pire des cas, il faudra donc penser à ajouter un cable analogique entre votre lecteur et l'ampli si vous n'êtiez connecté qu'en numérique !
Le second DVD est intégralement consacré à l'interactivité. Elle est essentiellement composée d'interventions filmées, la plupart l'ayant été en Tchécoslovaquie, spécialement pour cette édition ! Dans le premier supplément, Ondrej Suchy, spécialiste de Jan Werich, revient longuement sur ce personnage ainsi que sur la production des deux films : ces 25 minutes constituent sans doute le supplément le plus dense et le plus intéressant de ce DVD. Blazena Urgosikova, quant à elle, se penche sur les différentes adaptations de la légende du golem au cinéma, en mettant en parallèle les films de Martin Fric, LE GOLEM de Weggener et LE GOLEM de Duvivier.
Puis, nous rencontrons Lubimir Lipsky. Acteur tchèque ayant tenu un petit rôle dans LE BOULANGER DE L'EMPEREUR et L'EMPEREUR DU BOULANGER, il évoque les souvenirs de sa carrière et ceux de ce tournage pendant 27 minutes. S'il fait preuve de bonne volonté, le fait qu'il n'ait que peu participé au film rend néanmoins l'entretien parfois un peu creux. Dans un autre sens, Vera Chytilova, réalisatrice ayant fait la figurante dans divers films, dont ce diptyque, ne semble guère avoir envie d'en parler, préférant revenir sur sa carrière dans les années 60, époque à laquelle elle tourna des longs métrages affiliés à la Nouvelle Vague tchèque, comme LE PLAFOND ou LES PETITES MARGUERITES.
Nous trouvons encore une intervention de Jeanne Rossille, laquelle revient durant 24 minutes, sur les sources de la mythologie du golem. Voici donc une interactivité extrêmement riche dans lequel le spectateur trouvera de très nombreuses informations. On regrette tout de même une forme un peu monotone, les intervenants ayant tendance à prononcer de longs monologues, des conférences manquant de rythme et de tonus.
Un montage un peu plus dynamique, l'insertion de photos, d'extraits et de documents, ou l'emploi d'une voix off pour faire le lien entre certains points apporteraient sans doute un surplus de vie qui rendraient les suppléments plus vivants. Ces petits reproches sont toutefois à relativiser : nous avons affaire à la première fournée de disques sortie chez un petit éditeur indépendant, éditeur dont les choix éditoriaux, qu'il s'agisse des films ou des bonus, visent avant toutes choses la qualité. C'est bien là le principal !
Sur ce disque, nous trouvons encore SUR LES TRACES DU GOLEM un court-métrage documentaire tchécoslovaque de 1962, revenant lui aussi sur la légende du Golem ; ainsi qu'une galerie (une affiche et plusieurs photos de plateau en noir et blanc) ; la fiche technique des deux longs métrages ; et des filmographies de Jan Werich et Martin Fric.
Le tout est complété par un livret de huit pages dans lequel nous retrouvons la fiche technique et les filmographies, accompagnées cette fois par des notes de productions ainsi que par un descriptif des suppléments contenus sur le second DVD.
Une édition complète et copieuse donc, qui permet de découvrir, ou de redécouvrir, ce diptyque tchèque dans des conditions très correctes.