BOND, L’ESPION QU’ON AIMAIT 2017
Que l'on me pardonne de commencer par une anecdote personnelle : en 2015, lorsque j'ai dû rédiger une bibliographie pour mon étude sur James Bond, j'ai pu citer de nombreux livres mais, au niveau des revues spécialisées, à quelques exceptions près, seuls les articles de Frédéric Albert Lévy pour Starfix (1983-1990) m'ont paru dignes d'intérêt, ceux-ci proposant une vraie réflexion cinématographique (et une vraie écriture) sur la saga, et non le sempiternel classement des gadgets, des costumes, des voitures, des girls ou des méchants par ordre alphabétique, chronologique, ou que sais-je encore… Alors, dans cette bibliographie «monopolisée» par FAL, j'ai failli ajouter une parenthèse humoristique (mais je n'ai pas osé) disant : «Décidément, ce Frédéric Albert Lévy aurait dû écrire un livre sur Bond !».
Eh bien, chers amis, ce livre, le voici enfin, après trente ans d'attente. Il vient donc après les autres, alors qu'il aurait dû venir avant. Mais, d'une certaine façon, par un paradoxe temporel digne des James Bond de Daniel Craig, il se place avant tous les autres, car beaucoup de textes présentés sont le fruit de réflexions (et de rencontres) vieilles de quarante ans, faisant parfois parler les morts (dont les pères fondateurs Albert Broccoli et Terence Young). Etonnante prosopopée...
Mieux qu'un beau livre superficiel sur papier glacé comme il en existe tant sur 007, ce livre d'apparence modeste est un recueil, un recueil au sens le plus noble, le plus littéraire du mot : pour la première fois dans les études bondiennes, nous avons le sentiment de voir un auteur, je veux dire par là un réel écrivain, nous livrer le fruit de sa réflexion, de sa méditation, nous offrant une promenade spirituelle au long cours, teintée de nostalgie (le passé revient constamment dans le présent, les références à Proust sont d'ailleurs nombreuses), au cœur d'un phénomène cinématographique appelé James Bond. «Qu'est-ce que James Bond ?» semble être la question qui a guidé FAL tout au long de sa vie, comme autrefois un certain André Bazin s'est posé la question «qu'est-ce que le cinéma ?» Du reste, ces deux questions se rejoignent car, comme le dit Christophe Gans lors d'un entretien avec son ami et ex-collègue : «James Bond, c'est le cinéma».
L'homme de lettres Philippe Sollers a déclaré un jour, à raison : «Tout le cinéma est dans Hitchcock». Fille d'Hitchcock, la saga James Bond est donc aussi, à sa manière, tout le cinéma, c'est-à-dire une projection d'images à la fois réelles et imaginaires relatant, à l'instar des rêves et des mythes, la lutte de l'Homme face aux caprices du Destin. Que cette terrible adversité se nomme Inconscient (dans nos rêves), Zeus (dans les mythes grecs, souvent cités par l'auteur) ou SPECTRE (dans les Bond), c'est en définitive la même chose. C'est pourquoi FAL commence par poser en introduction cette équation : 007 = mythe. Tout le reste en découle, organisé en deux parties d'égale importance (les motifs principaux de la saga ; les films), entrecoupées d'entretiens. Dans cet ouvrage conçu comme une rhapsodie antique, quelle est la couture qui relie les morceaux épars ? Le style de l'écrivain, ainsi qu'un thème profond et récurrent.
Le style d'un écrivain, c'est, au fond, sa manière d'être, sa vision de l'existence : ici, la fameuse rhétorique professorale, démonstrative, de FAL, toute d'élégance, de jeux de mots, d'amusement contenu, d'ironie parfois (rhétorique que les lecteurs de Le Bond ou de Starfix connaissent bien), est une manière de guerre ouverte à la domination contemporaine du SMS et de Twitter, à la mort de la phrase, de la pensée articulée. C'est en même temps une manière de dire qu'il faut constamment raison garder, avoir du recul, ne rien prendre au sérieux (héritage de l'humour anglais), puisque la vie se chargera de toute façon de nous réduire en poussière. Exquise politesse du désespoir.
Ce qui nous amène au thème récurrent, au thème profond qui parcourt tout l'ouvrage. Livre de la maturité revenant sans relâche sur les fondements d'un mythe cinématographique, Bond, l'espion qu'on aimait est donc une réflexion, une interrogation sur cette fameuse Adversité qui est le point de convergence entre les rêves, les mythes et l'univers de Ian Fleming, à savoir le Néant, la Mort. Mais cette interrogation, qu'on devine personnelle au détour de quelques phrases, n'est ni morbide, ni angoissée : car la Mort est bien ce qui nous pousse à vivre, c'est une compagne qui nous défie constamment (pas de Bond sans méchant, n'est-ce pas ?). Contre le Néant, nous luttons, nous nous dépassons, nous transmettons. Nous devenons, à l'image même de 007, les champions de la Résurrection. FAL insiste beaucoup sur ce dernier point et ce n'est pas un hasard si les pages consacrées à ON NE VIT QUE DEUX FOIS comptent parmi les plus belles de l'ouvrage.
Parler de résurrection revient à parler d'immortalité, de ce qui perdure en ce monde, à savoir, non pas l'éphémère géopolitique (que l'auteur expédie ad patres en quelques lignes), mais l'Art (oratoire) et les Mythes, double étoffe dont est fait James Bond.
Riche étoffe que revêt chaque page de ce livre.