Dans le Japon du 14e siècle, les guerres intestines entre différents clans obligent les hommes à prendre les armes tandis que femmes et enfants sont plongés dans la misère et la famine. Habitant au milieu d'un marécage désert, une femme et sa belle-fille tentent de survivre en tuant et pillant les samouraïs blessés et égarés. L'arrivée d'un déserteur va pourtant troubler cette diabolique routine, faisant naître la discorde et surtout le désir entre les deux femmes.
Daté de 1964, ONIBABA est considéré comme le film précurseur de cet étrange mélange d'horreur et d'érotisme que le cinéma japonais a depuis abondamment illustré. Le film est écrit et réalisé par un ancien assistant de Kenji Mizoguchi, Kaneto Shindo (auteur du très remarqué L'ILE NUE), à une époque où le cinéma japonais est en pleine reconnaissance internationale suite à la découverte triomphale de RASHOMON de Akira Kurosawa (lion d'or à Venise en 1950). Contemporain et d'un registre similaire au KWAIDAN de Masaki Kobayashi (qui remporta le prix spécial du jury à Cannes en 65), ONIBABA ne récoltera pourtant pas le même enthousiasme de la part de l'occident, décontenancé de ne pas retrouver dans ce film le faste visuel auquel les productions nippones l'avaient habitué. Il sera néanmoins exploité en France sous le titre ONIBABA : LES TUEUSES ou LA FEMME DIABOLIQUE.
ONIBABA est un film très particulier et toujours très intrigant pour le spectateur d'aujourd'hui. Dans la continuité de L'ILE NUE, Kaneto Shindo décide de s'intéresser avec ce film aux petites gens. Dans un contexte historique pourtant chargé en épopées guerrières, Shindo choisi volontairement d'occulter toute représentation héroïque pour arrêter son cadre sur les à côtés de ces incessantes guerres de clans. La beauté des costumes et des décors qui régalaient tant les cinéphiles de l'époque est ici totalement dégraissée à un noir et blanc épuré (mais sublime) où quelques silhouettes décharnées tentent de subvenir au quotidien sous les battements obsessionnels des hautes herbes peuplant le marécage.
Film lent, aux dialogues limités, ONIBABA tend à fasciner plus que raconter. La narration, très lâche, resserre les évènements plus qu'elle ne les déroule, réservant de ce fait peu de surprises narratives au spectateur. L'intérêt du film n'est bien entendu pas là. Au-delà de son étiquette d'érotisme horrifique, ONIBABA est surtout un drame humain. En venant briser la mécanique de survie des deux femmes, un homme va faire ressurgir des sentiments complexes et contradictoires que Shindo embrasse à la perfection. Lorsque la belle-fille succombe aux bras de Hachi le déserteur, la haine de la mère devient alors très ambiguë. Est-ce la colère de voir sa bru souiller la mémoire de son fils mort à la bataille ? Est-ce la peur de voir compromettre le duo de survie qu'elle formait avec la jeune fille ? Ou bien est-ce une intense jalousie face aux désirs de la chair ?
Le caractère sexuel de l'histoire est au cœur du film. Kaneto Shindo n'a heureusement pas pour ambition de déshabiller ses comédiennes, mais bel et bien de ramener le sexe comme élément fondamental du comportement humain. Dans un contexte de survie où ce dernier n'a plus sa place, Shindo observe via ses personnages les émotions subitement bouleversées par l'envie ou la frustration. S'il choisit de ne pas occulter pour autant l'érotisme des corps (en faisant usage de costumes très légers, justifier par la chaleur écrasante de l'été japonais), l'auteur trouve une idée de mise en scène formidablement poétique en transposant les fluctuations du désir des héros sur les hautes herbes du marécage, ondulant plus ou moins violemment selon la clémence du vent.
C'est l'élément fantastique, jusqu'à présent ignoré, qui va mener les relations entre le trio de personnages à leur conclusion. S'inspirant d'un conte bouddhiste ("A mask with flesh scared a wife" – "Un masque de chair a terrorisé une femme"), Shindo fait intervenir dans le dernier tiers du film un nouveau personnage, un samouraï cachant son mystérieux visage derrière un masque de démon traditionnel. Sa rencontre impromptue avec la femme plus âgée fait radicalement basculer ONIBABA dans le registre de l'étrange, une cassure d'ambiance d'autant plus efficace qu'elle s'appuie sur un récit jusqu'à présent réaliste. Fidèle au matériel d'origine, Shindo utilise le fantastique à dessein d'une fable noire, une logique narrative finalement assez proche de certains sketches de KWAIDAN.
Noir et lancinant, ONIBABA est un film phare du fantastique japonais (n'en déplaise aux critiques de l'époque qui s'étaient bêtement gaussées devant le masque démoniaque). Bien que l'élément de genre ne soit finalement présent que dans le dernier tiers du film, le film est de bout en bout contaminé par cette aura surréaliste, relayée il est vrai par une ambiance délétère et une mise en scène forte en symboles. En plus de filmer jusqu'à l'hypnose les herbes dansantes au vent, Shindo donne une importance capitale au gigantesque trou d'où sont jetés les cadavres des égarés. Béant et ténébreux, le trou est bel et bien le personnage principal du film, celui par qui tout commence et tout s'achève, et dont la signification métaphorique est la clef de lecture de ONIBABA.
On ne présente plus l'éditeur Criterion est ses éditions très cinéphiles. ONIBABA a bénéficié de tous les honneurs, ce qui fait de ce disque un excellent moyen de revoir le film aujourd'hui. L'image, au format, a été restaurée pour un résultat rendant parfaitement justice aux ambitions photographiques du titre. Le son est un mono d'époque lui aussi bien dépoussiéré.
La section bonus est plutôt copieuse pour un film de cette époque. Pour pallier l'absence du commentaire audio de Kaneto Shindo de l'édition japonaise d'ONIBABA, Criterion propose un entretien exclusif avec le maître. Aujourd'hui âgé de 91 ans, Shindo n'en déborde pas moins d'énergie et de détails dès qu'il évoque son film. Du discours sur la sexualité jusqu'à ses méthodes de metteur en scène, l'homme descend ses nombreux souvenirs tout en nous confiant de précieuses aides de lecture. Une vingtaine de minutes passionnantes qui filent à toute vitesse.
Autre arrêt important de cette section, les images amateurs du tournage filmée par la caméra super 8 personnelle du comédien Kei Sato (Hachi le déserteur). Alternant couleur et noir et blanc, intégralement silencieuses, ces images offrent un témoignage intéressant sur la manière dont ONIBABA a été tourné. L'équipe fut logée en autarcie dans un campement construit sur les lieux même du film, et dut travailler malgré une très forte chaleur, des assauts d'insectes incessants, et des pluies surabondantes qui avaient pour conséquence de noyer les marécages du tournage. La petite caméra de Sato, bien que révélant la rigueur du tournage via de récurrentes illustrations du plateau, s'attarde avant tout sur la vie de cette petite communauté filmique. En résulte une multitude de petites séquences volées, au temps suspendu, où ressort finalement bien plus ici qu'ailleurs l'atmosphère d'un film en construction.
Bien que plus classique, la suite et fin des bonus est toujours marqué par le sceau cinéphile de l'éditeur. Entre la bande-annonce d'époque et une galerie de photos et d'affiches rares, des notes de production entretiennent l'intérêt en proposant de nombreuses informations ou témoignages (comme la traduction d'une partie du journal de bord de Shindo sur ce tournage). A noter qu'un livret lui aussi gorgé d'enseignements accompagne le disque, avec à la clef une traduction de la fable bouddhiste ayant inspiré le film. Bien entendu, il faudra manier la langue anglaise pour apprécier ces différentes notes.
Même si sa réputation de film phare en termes d'horreur et d'érotisme prévaut plus pour sa dimension métaphorique que frontale, ONIBABA est une pièce indispensable du paysage fantastique japonais. Un film à l'épure marquée mais forte de sens, dont l'élégance n'a d'égal que l'effroyable cruauté. Une redécouverte de choix, qui ne profitera cependant qu'aux possesseurs de lecteurs dézonés.