Header Critique : EVANGILE SELON SAINT MATTHIEU, L' (IL VANGELO SECONDO MATTEO)

Critique du film et du DVD Zone 2
L'EVANGILE SELON ST MATTHIEU 1964

IL VANGELO SECONDO MATTEO 

Lorsqu'il commence à préparer L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU, Pasolini a déjà deux longs métrages de fiction derrière lui : ACCATTONE et MAMA ROMA, deux chroniques de la misère des banlieues romaines, où il avait été auparavant instituteur pendant plusieurs années. En 1963, il tourna encore le moyen métrage "LA RICOTTA", pour le film à sketches ROGOPAG, dans lequel un réalisateur hollywoodien (Orson Welles) tentait de réaliser une vie de Jésus, tandis qu'un figurant, chargé d'interpréter un des deux larrons crucifiés aux côtés du Christ, vivait un véritable calvaire. Ce film est censuré en Italie pour blasphème envers la religion d'État... Son projet suivant, L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU, peut alors sembler une véritable provocation. Pasolini a le soutien de son producteur Alfredo Bini, mais il lui faut obtenir l'assentiment de l'église catholique, les banques ne souhaitant pas investir dans un film qui semblait promis d'avance à être censuré.

Finalement, Pasolini obtient la "bénédiction" des autorités papales, et il se rend en Palestine, sur les lieux même de la vie du Christ, pour y faire des repérages. Mais cette expédition s'avère un fiasco. Un reportage ayant pour sujet ce voyage, assemblé à la va-vite par Pasolini et distribué à l'initiative de Bini, voit néanmoins le jour : REPÉRAGES EN PALESTINE POUR "L'EVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU". Finalement, le tournage se déroule dans les terres arides et sauvages du sud de l'Italie. Le réalisateur a du mal à trouver son acteur pour incarner Jésus. Il songe à embaucher des poètes comme le russe Evgueni Evtouchenko ou l'américain Allen Ginsberg, mais ceux-ci déclinent la proposition. Finalement, il se reportera sur un jeune étudiant en économie, l'espagnol italophone Enrique Irazoqui, membre d'un syndicat clandestin anti-franquiste, qui était venu rencontrer Pasolini pour parler de politique. Le reste du casting se compose essentiellement de comédiens non professionnels, parmi lesquels la propre mère du réalisateur qui incarne Marie âgée. Il s'entoure aussi de techniciens talentueux, comme les grands chef-opérateur et monteur Tonino Delli Colli et Nino Baragli, qui allaient travailler sur LE BON LA BRUTE ET LE TRUAND de Leone l'année suivante.

Lorsqu'on propose au cinéma une "vie de Jésus", il s'agit en général d'une synthèse des quatre évangiles (Matthieu, Luc, Marc et Jean) et de travaux archéologiques, à visée avant tout pédagogique et au service de laquelle on met des moyens de superproduction. Cela donne LE ROI DES ROIS de Cecil B. DeMille, LE ROI DES ROIS de Nicholas Ray, LA PLUS GRANDE HISTOIRE JAMAIS CONTÉE de George Stevens ou JÉSUS DE NAZARETH de Franco Zeffirelli. Pasolini choisit une approche différente en adaptant, le plus littéralement possible, la seule "Évangile selon Saint-Matthieu", dont il va respecter le texte à la virgule près dans les dialogues. Qui plus est, sa manière de mettre en scène l'action, sans aucune explicitation du contexte ou du nom de certains personnages (les deux Hérode par exemple) implique, de la part du spectateur, une culture religieuse chrétienne réelle.

Or, les spectateurs, habitués aux visions assez douces du Christ, généralement véhiculées par la peinture ou le cinéma, se trouvent souvent désarçonnés par les discours enflammés tenus dans L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU. Ils sont pourtant, répétons-le, exactement ceux tenus dans le Nouveau Testament. Pasolini dira avoir été marqué surtout par les propos tenus par le Christ au moment d'envoyer en mission les apôtres : "N'allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur Terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille." Un autre passage assez dur des écritures montre Jésus reniant publiquement sa mère et ses frères venus le visiter : "Qui est ma mère et qui sont mes frères ?". Et tendant sa main vers ses disciples, il dit : "Voici ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m'est un frère et une sœur et une mère." Ce rejet de Marie nous emmène assez loin de l'image d'un Christ bienveillant et humain. Pasolini va même dans le sens d'un léger attendrissement de son personnage en lui faisant verser une larme après cette scène, lorsqu'il part avec ses disciples et échange un dernier regard avec sa mère.

Le Christ que Pasolini admire est un Christ agressif, menaçant, qui maudit les puissants, hait la propriété, et mène son combat de façon déterminée, avec la colère de celui qui sait son combat juste et doit affronter les obstacles inutiles qu'on dresse sur son chemin. Les discours incroyablement violents qu'il tient à l'encontre des villes de Capharnaüm, Nazareth ou Jérusalem se trouvent, à nouveau, tels quels, dans l'évangile. On a souvent glosé sur le regard que Pasolini, alors marxiste plutôt convaincu, portait sur un Christ "révolutionnaire". Ce n'est pas totalement faux et certaines de ses déclarations, ainsi que le choix de son acteur principal (un militant anti-fasciste) ne peuvent pas être totalement innocents.

Il n'en reste pas moins que, en s'accrochant à la lettre au texte, il n'en distord en aucun cas le message. Il refuse les changements trop lourds, trop insistants. Ainsi, il envisagea un moment de ne pas filmer les miracles, pourtant nombreux dans les évangiles. Athée, il se sentait en effet mal à l'aise face à ces manifestations surnaturelles. Pourtant, il finira par en intégrer certains au métrage (guérison d'un lépreux, exorcisme, multiplication des pains et des poissons, marche sur l'eau, résurrection, apparitions de l'ange...). L'irrationnel se manifeste encore dans la confrontation avec le Diable. En intégrant cette dimension fantastique de la vie du Christ, Pasolini choisit de coller le plus possible aux écritures, sans chercher à les tordre afin de les faire rentrer dans un carcan idéologique. Pour justifier la présence des faits miraculeux, Pasolini a aussi rappelé l'importance de cet aspect magique dans la dévotion populaire, particulièrement dans les régions pauvres d'Italie. On retrouvera cela dans THÉORÈME, l'autre film chrétien de Pasolini, lorsque la domestique Emilia, après avoir rencontré le Visiteur (Terence Stamp) revient à sa campagne où elle devient une Sainte, capable de réaliser des miracles.

En 1965, Pasolini a déjà mis au point un style cinématographique, reposant sur des cadrages rigoureux, symétriques, hérités des peintres de la première Renaissance florentine, ainsi qu'un goût prononcé pour la frontalité, les gros plans de visage et l'emploi d'objectifs optiquement "neutres" (le 50 mm, qui donne une perspective rigoureuse). Cette "fenêtre" très classique magnifie et anoblit superbement les banlieues romaines de ses premières oeuvres. Par ailleurs, il est fidèle à certaines méthodes du néoréalisme italien, mises au point dans les années 1940 par Visconti (LES AMANTS DIABOLIQUES...), Rossellini (ROME VILLE OUVERTE) ou De Sica (LE VOLEUR DE BICYCLETTE). Pour L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU, il dit avoir été très influencé par ONZE FIORETTI DE FRANÇOIS D'ASSISE filmé par Rossellini en 1950, qui proposait une vie du saint tournée avec les outils du néo-réalisme : acteurs amateurs, décors et lumière naturels... Si, dans le film de Pasolini, les anachronismes sont nombreux (certains costumes sont renaissants ou médiévaux, les ruines laissent apparaître des motifs gothiques), ils sont autant de références à la culture picturale italienne de la fin du Moyen-âge et du début de la Renaissance (Masaccio, Giotto, Piero della Francesca...). La reconstitution néglige l'archéologie, mais elle rend à merveille l'atmosphère d'une civilisation antique, presque dénuée de technologie, dans laquelle la nature prédominait et les cités étaient encore des communautés réduites.

Pasolini sera déçu par ses premiers essais sur L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU. Son style rigoureux ne fonctionne plus avec une vie de Jésus, et donne un résultat fade, académique. Courageusement, il décide de rompre avec ses habitudes et, en plein tournage, remet complètement en question ses méthodes de travail. Cela ne veut pas dire, pour autant, qu'il va rentrer dans le rang et se mettre à obéir aux "règles" bienséantes du récit cinématographique, qui consisteraient, en fait, à flatter les habitudes visuelles du spectateur. Il multiplie les expérimentations, emploie le zoom, des objectifs déformants (grand angle ou très longue focale), multiplie les cadrages à l'épaule, garde des prises techniquement "ratées" (mise au point hasardeuse, composition déséquilibrée...), bouscule la structure des scènes par des faux-raccords incessants... Cet emploi particulier de la technique aboutit à un résultat singulier, un cinéma non conformiste, bouillonnant de vitalité, donnant l'impression d'une liberté stylistique illimitée, sans pour autant renoncer à l'émotion.

Ce style expérimental, il le qualifie de magma dans un texte célèbre, appelé "Confessions techniques", publié en France dans la revue "Jeune cinéma" numéro 27-28, en 1968. Selon le goût du spectateur, certains passages peuvent sembler un peu insistants (l'affrontement avec le Diable), mais on n'est pas prêt d'oublier les yeux pleins de larmes de Jean, le désespoir de Pierre après ses reniements, le suicide de Judas, le visage déchiré de douleur de Marie lors de la crucifixion, l'invasion du temple par une armée pacifique et souriante d'enfants et de mendiants.

L'usage de la musique, consistant à mêler des oeuvres d'origines très variées (Afrique, Blues, Gospel, Bach, Mozart, Prokofiev...) et à les mettre très en avant par rapport aux autres bruitages, achève de donner une force et une personnalité inimitables à L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU. Ce film connaîtra un accueil critique assez mélangé, mais sera néanmoins couvert de récompenses. A Venise, quand bien même la projection est perturbée par les provocations de militants fascistes venus faire du scandale, il reçoit des prix, parmi lesquels celui de L'Office Catholique International du Cinéma. Il est même nominé aux Oscars pour ses décors, ses costumes et sa musique.

L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU est déjà sorti en DVD dans plusieurs pays. Aux USA, Image a publié un DVD en format panoramique, mais sans option 16/9 ni bonus. Puis, le titre a été récupéré par Water Bearer Films, qui propose en plus, un documentaire sur Pasolini. Une autre édition est disponible en Grande-Bretagne, chez Tartan, qui propose un master 16/9, des filmographies et des notes écrites. En France, Carlotta, qui s'est déjà illustré en publiant avec soin, LE DECAMERON, LES CONTES DE CANTERBURY, LES 1001 NUITS et SALO, LES 120 JOURNÉES DE SODOME propose désormais ce film dans son édition la plus complète à ce jour.

L'image est proposée dans son format 1.85 d'origine, avec option 16/9, d'après une copie en excellent état. Certes, on trouve quelques points ou déchirures, mais la définition et les contrastes sont très soignés. On note quelques petits accidents de compression (dans le générique notamment) et une gestion des noirs un peu hésitante, mais cela ne gâche pas la très bonne impression d'ensemble.

Les bandes-son, en mono, sont en italien sous-titré ou en français. Quand on connaît les conditions de post-synchronisation des films italiens, ce n'est pas forcément une aberration de regarder cette oeuvre en français, d'autant plus que Pasolini disait préférer les versions doublées aux copies sous-titrées. De plus, le texte des évangiles nous est plus familier dans notre langue Pourtant, il faut reconnaître que la bande-son française souffre d'un souffle très présent et d'une dynamique tassée, qui la rend bien inférieure à la piste italienne, elle même déjà un peu "dure" dans ses tonalités. Au passage, une petite réserve s'impose ; certains sous-titres ont tendance à oublier un peu de texte, ce qui, ici, est tout de même dommage !

L'édition limitée et numérotée de ce titre présente le DVD dans un étui en carton, à l'intérieur duquel a été glissée une reproduction du dossier de presse d'époque (bel objet, hélas assez peu informatif). Sur le DVD même, on trouve, en bonus, la bande-annonce italienne d'époque sous-titrée. Puis on a accès à trois courts documentaires. Dans "Pasolini, un religieux sans foi", l'historien du cinéma Hervé Joubert-Laurencin fait un topo synthétique et solide sur la place de la religion et de ce film dans l'œuvre de Pasolini.

"Pasolini face à l'église" propose le témoignage d'un prêtre catholique romain, Virgilio Fantuzzi, admirateur de cette oeuvre, qui revient sur les conditions de sa préparation et de sa sortie, ainsi que sur l'attitude de l'Église face à ce projet. Enfin, "Un christ à Cadaquès" nous amène en Espagne pour y retrouver Enrique Irazoqui, l'interprète du Christ, qui revient sur sa rencontre avec Pasolini et les conditions du tournage. Ces bonus sont bien faits et très informatifs. Mais on aurait tout de même bien aimé qu'y soit adjoint le documentaire de Pasolini REPÉRAGES EN PALESTINE POUR "L'EVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU"...

Carlotta nous propose donc une belle édition de L'ÉVANGILE SELON SAINT-MATTHIEU, plus prestigieuse en tout cas que celles sorties à l'étranger. Certes, pour un titre aussi important de l'histoire du cinéma mondial, on aurait aimé une édition encore plus complète (à mon humble avis, une double galette s'imposait !), mais saluons tout de même ce DVD très honorable, qui vient combler une lacune importante dans les collections des cinéphiles français.

Rédacteur : Emmanuel Denis
Photo Emmanuel Denis
Un parcours de cinéphile ma foi bien classique pour le petit Manolito, des fonds de culottes usés dans les cinémas de l'ouest parisiens à s'émerveiller devant les classiques de son temps, les Indiana Jones, Tron, Le Dragon du lac de feu, Le Secret de la pyramide... et surtout les Star Wars ! Premier Ecran fantastique à neuf ans pour Le retour du Jedi, premier Mad Movies avec Maximum Overdrive en couverture à treize ans, les vidéo clubs de quartier, les enregistrements de Canal +... Et un enthousiasme et une passion pour le cinéma fantastique sous toutes ses formes, dans toute sa diversité.
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L'édition vidéo
IL VANGELO SECONDO MATTEO DVD Zone 2 (France)
Editeur
Carlotta
Support
DVD (Double couche)
Origine
France (Zone 2)
Date de Sortie
Durée
2h11
Image
1.85 (16/9)
Audio
Italian Dolby Digital Mono
Francais Dolby Digital Mono
Sous-titrage
  • Français
  • Supplements
    • Pasolini : un religieux sans foi (10mn)
    • Pasolini face à l'église romaine (15mn30)
    • Un Christ à Cadaques (22mn50)
    • Bande-annonce
    Menus
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