William Lee (Peter
Weller) est un junky peinant à se lancer pleinement dans
l'écriture. Gagnant péniblement sa vie en tant qu'exterminateur
de cafards, ce dernier profite de l'occasion pour se shooter avec la
poudre insecticide de son travail. Parmi ses nombreuses hallucinations,
une blatte géante parlant au travers de son anus lui propose
de devenir un agent secret à la solde d'Interzone Inc, une obscure
organisation sensée surveiller un curieux quartier de Tanger,
théâtre de toutes les débauches. Après un
premier refus, Lee s'envole finalement pour la ville marocaine après
avoir tué accidentellement sa femme. Notant quotidiennement sous
l'emprise de la drogue des "rapports" sur sa vie en Interzone,
Lee est finalement en train d'écrire le propre roman de sa dépendance.
"Le Festin Nu" est originellement un roman de William Burroughs, écrivain américain scandaleux dont le moteur d'inspiration fut sa profonde accoutumance aux drogues les plus variées. L'incroyable biographie de Burroughs veut que l'homme, après une soirée copieusement fournie en substances diverses, ait tué sa femme d'une balle dans la nuque alors que le couple jouait à Guillaume Tell un verre sur la tête. Une anecdote aussi horrible qu'absurde, mais qui sera le déclencheur d'une uvre littéraire qui se fera l'expiation à répétition de cet accident macabre. Cédant à ses pulsions homosexuelles tout en se réfugiant toujours un peu plus dans la drogue, Burroughs rédige "Le Festin Nu" en 1959, de loin son ouvrage le plus (re)connu. Conçu grâce à la technique du "cut up" (l'auteur mélange des mots ou des groupes de mots dans un chapeau pour les tirer ensuite au hasard et ainsi reconstituer un texte avec les fondations de l'aléatoire), le livre est donc un assemblage libre de scènes et de chapitres totalement surréalistes, fait d'hallucinations organiques, de poésies délirantes ainsi que de longues séquences de pornographie gay. Inadaptable au cinéma, cela va sans dire.
Nombreux furent les cinéastes pourtant désireux de porter à l'écran "Le Festin Nu" malgré son absence totale de structure narrative et son côté foncièrement extrémiste. Il fut un temps question qu'Alejandro Jodorowsky adapte l'ouvrage, avant que le projet ne rejoigne la longue liste des films avortés du cinéaste maudit (comme sa version de DUNE avec Salvador Dali). Ce sera finalement David Cronenberg qui héritera de l'Arlésienne en 91, ainsi que du terrible casse-tête de l'adaptation. Une traduction fidèle du roman débouchant inévitablement sur un film d'une dizaine d'heures, au budget de plusieurs centaines de millions de dollars et ce pour un classement X immédiat, le cinéaste va trouver comme solution de se concentrer sur ce qu'il y a entre les lignes du roman tout en fusionnant l'univers de l'écrivain au sien.
Le contenu du roman est à ce point lié à sa propre genèse (l'addiction de son auteur lors de son écriture, la technique du cut up), que Cronenberg va mettre en image le parcours de l'alter ego de Burroughs (William Lee est aussi un pseudonyme de l'écrivain) mené à la rédaction du "Festin Nu". Comme point de départ, le cinéaste va prendre des éléments dans la nouvelle "L'Exterminateur", où Burroughs raconte l'histoire d'un homme se droguant à l'insecticide, tout en y ajoutant quantité de détails biographiques de l'écrivain. Le plus flagrant étant bien sûr la reconstitution du meurtre accidentel de sa femme lors du tir raté de Guillaume Tell. Burroughs ayant déclaré que cet accident avait fait réellement de lui un écrivain, Cronenberg ne pouvait donc passer à côté. L'exil de l'homme à Tanger, et sa compulsion à écrire malgré l'effet dévastateur des substances consommées, va servir de réel sujet au film bien que le cinéaste canadien ne rechigne pas à faire intervenir tout au long du métrage ses propres visions fantasmagoriques, tirées la plupart du temps de sa fascination pour les insectes (comme cet accouplement homosexuel figuré par des êtres mutants s'entre-dévorant tels des mantes religieuses).
Cet admirable travail d'adaptation fait du FESTIN NU un film extrêmement riche, et ce, grâce à ses multiples niveaux de lecture. Outre son incroyable proximité avec le propre univers (et la propre vie) de Burroughs, LE FESTIN NU est avant tout un film sur l'écriture et le besoin vital de s'y abandonner quel que soit le moteur emprunté par l'inspiration (l'absorption de drogues, l'insoutenable remord). Aidé en cela par ces apparitions grotesques d'insectes / machines à écrire parlant avec leur anus, Cronenberg décortique le mécanisme douloureux de la création littéraire via les abondants dialogues entre William Lee et sa machine, cette dernière lui indiquant la marche à suivre pour mettre au point ses "rapports" (en fait le manuscrit de ce qui deviendra "Le Festin Nu" de papier).
Mais loin de se laisser écraser
par la multiplicité des sens instaurés par son film, Cronenberg
laisse volontiers son personnage (excellent Peter
Weller) errer dans l'univers rétro et ultra organique qu'il
a créé pour l'occasion, retrouvant en cela la liberté
d'inspiration du roman original. Que ce soit au travers de l'enquête
principale tournant autour du mystère qui entoure le trafic de
la viande noire (une drogue fabriquée à base de chair
de centipède géant), ou encore les nombreuses rencontres
de Lee et des originaux sur place (Ian
Holm en écrivain paumé, Julian
Sands en dandy gay ou encore Roy
Scheider en docteur spécialisé en toxicomanie), Cronenberg
appose son univers personnel de bout en bout avec une richesse digne
du fabuleux VIDEODROME,
dont le FESTIN NU se fait le plus proche écho dans la
filmographie du réalisateur. Vous aurez donc compris que cet
opus est l'un des plus aboutis de l'uvre du cinéaste. Un
film dont la mécanique exceptionnelle d'adaptation risque d'en
passionner plus d'un, mais aussi de lasser ceux qui ne feront pas l'effort
d'interprétation exigé lors des différentes strates
narratives du FESTIN NU.
L'édition zone 2 du film fait figure d'événement dans la mesure où LE FESTIN NU purge, depuis sa sortie en salle il y a une dizaine d'années, une longue taxe d'invisibilité notoire dans nos contrées. Pas évident effectivement de mettre la main sur une copie du film (M BUTTERFLY souffre d'ailleurs du même sort), jusqu'à cette sortie française collector deux disques qui plus est ! La nouvelle est d'autant plus bonne que la qualité technique du film est impeccable. Le master est parfait et la compression très bien gérée, on n'en attendait pas tant étant donné la confidentialité du titre. Vu l'âge du film, on ne sera pas surpris de découvrir des pistes audio en stéréo surround en version originale et en français. Là encore, pas de problèmes à signaler tant ces dernières se montrent claires et précises.
Niveau bonus, l'éditeur fait à nouveau beaucoup d'efforts bien que les suppléments aient tendance à plus s'axer sur le cinéaste que sur l'uvre à laquelle ils sont associés. Dédié au FESTIN NU, le premier disque accueille un commentaire audio de Cronenberg. Bien entendu, c'est sur ce supplément que va sauter le cinéphile Quelle déception ! Visiblement peu prompt à l'exercice, le cinéaste disserte nonchalamment sur certains pivots narratifs du film ainsi que sur les détails de composition de l'image, tout en évitant soigneusement tout éclaircissement quant aux nombreuses métaphores du FESTIN NU. Ces propos auraient néanmoins pu satisfaire l'auditeur si le rythme de parole avait été moins sporadique. Les pauses sont très nombreuses et très longues, trahissant même un abandon total d'interventions sur la dernière demi-heure du film. Un comble !
Heureusement, un deuxième disque bien fourni va racheter notre déception. Tirée de la série de documentaire "The Directors", l'édition nous propose de suivre sur quasi une heure le parcours de Cronenberg, passant chronologiquement en revue chacun de ses films. Généreux en interventions du réalisateur ou de certains de ses interprètes, le documentaire se montre très vite prenant et riche en petites informations sur le cinéaste. Il est juste dommage que le temps accordé à chaque film ne soit pas toujours équitable. Pour tous ceux qui se sont sentis frustrés par l'absence d'aide de lecture du film via le commentaire audio de Cronenberg, une interview de Serge Grunberg (auteur d'un livre d'entretiens avec le cinéaste) va vous aider à démêler les points les plus obscurs du FESTIN NU. Grâce à des propos clairs et nourris, associés à une illustration image pertinente, cette interview va servir d'analyse au film, balayant de nombreuses interprétations sur tout le spectre du métrage. Passionnant.
Encore une fois pas franchement associée au film, l'édition propose une interview de Cronenberg et de Howard Shore, compositeur fétiche du cinéaste. Plus ou moins dirigée par Serge Grunberg, cette séance d'interviews est en fait une rencontre organisée dans un grand magasin à l'occasion de la sortie du livre d'entretiens de ce dernier. Filmé caméra au point au pied de l'estrade, ce bonus est néanmoins déconseillé à tous ceux qui piquent une migraine dès qu'ils sont soumis à un film dogme. Intéressant sur sa durée, on aurait préféré malgré tout un peu moins de brouhaha afin que le compositeur aborde plus sereinement ses incroyables partitions pour les films de Cronenberg (et notamment la déliquescente musique jazzy du FESTIN NU, co-écrite avec Ornette Coleman). A noter que ce petit document vidéo était déjà disponible sur les éditions DVD de SCANNERS et CHROMOSOME 3 du même éditeur.
Plus classique, nous trouvons également une filmographie déroulante du réalisateur, ainsi qu'une section bandes-annonces incluant celle du FESTIN NU mais aussi de DEAD ZONE et CHROMOSOME 3. Si l'utilisateur, blasé par le visionnage de DVD, a tendance à passer d'office son chemin sur ces bonus habituels, un arrêt est dans ce cas plus que recommandé. En effet, la bande-annonce du FESTIN NU est tout simplement un petit chef d'uvre. Pas véritablement axée sur le film, cette dernière met en scène la voix caverneuse de Burroughs sur des images d'époque de l'écrivain (ces images dévoilant de nombreux points clef de l'élaboration du livre). Carburant à l'ironie sauvage, le vieil homme replace l'histoire de son roman par rapport à cette adaptation cinématographique, comme une sorte de préface en images au film de Cronenberg. Une poignée de minutes immensément précieuses que l'on aurait regretté plus que tout de ne pas voir figurer sur cette édition.
Tirant sa source d'un roman
phare réputé à juste titre totalement inadaptable,
David Cronenberg
signe avec LE FESTIN NU une uvre bicéphale fascinante,
parfaite fusion de l'univers du cinéaste et de l'écrivain
qu'il représente à l'écran. Un film aux multiples
références, métaphores et niveaux de lecture, qui
a malheureusement payé le prix de sa difficile accessibilité
par une confidentialité scandaleuse. Heureusement, cette excellente
édition zone 2 auréolée de multiples suppléments
vient mettre un terme à ce purgatoire forcé, de quoi redécouvrir
pour certains l'un des meilleurs films de Cronenberg.