Au début des années quatre-vingts, David Cronenberg envisage un film inspiré par l'histoire vraie des frères Marcus, deux jumeaux gynécologues retrouvés morts dans leur appartement de New York. Il en discute en 1981 avec la productrice Carol Baum, laquelle compte lui confier l'adaptation du roman de Stephen King «Dead zone» (film qu'il fera en 1983 avec d'autres producteurs).
Le réalisateur canadien trouve des fonds et fait rédiger plusieurs versions successives d'un scénario basé sur l'affaire des frères Marcus. Mais il considère que le script n'est pas encore prêt, alors que le principal producteur en est satisfait et veut commencer rapidement le tournage. Les deux hommes se fâchent et le projet est abandonné en 1982.
En 1984, Cronenberg rencontre le producteur Marc Boyman, qui l'aide notamment sur LA MOUCHE. Après les succès commerciaux et critiques successifs de DEAD ZONE et LA MOUCHE, Boyman et Cronenberg relancent le projet.
La plupart des studios refusent l'histoire qu'ils jugent malsaine et dont la fin leur semble sombre. ABC Motion Pictures paraît un moment intéressé, mais suite à des changements de personnel au sein de la firme, le projet est abandonné. C'est finalement Dino De Laurentiis (producteur de DEAD ZONE) qui redonne sa chance à ce projet et propose à Cronenberg d'en financer la production, tout en lui laissant toute la liberté artistique qu'il souhaite.
Le projet se met en place. Les acteurs Jeremy Irons (MISSION) et Geneviève Bujold (OBSESSION) sont déjà recrutés. Un décor onéreux est construit. Adapté à l'utilisation de caméras guidés par ordinateur, il permet de tourner les plans truqués dans lesquels Irons joue les deux jumeaux. Mais De Laurentiis, alors très actif, accumule des échecs commerciaux, dont certains sont pourtant des œuvres marquantes de la décennie : DUNE de David Lynch, L'ANNÉE DU DRAGON de Michael Cimino, LE SIXIÈME SENS de Michael Mann...
Il abandonne donc au dernier moment Cronenberg, qui parvient à trouver de nouveaux financements auprès de la jeune firme Morgan Creek. Le tournage de FAUX-SEMBLANTS au Canada commence enfin. Cronenberg réunit son équipe habituelle (le compositeur Howard Shore, la directeur artistique Carol Spier, le monteur Ronald Sanders). Mais son chef-opérateur Mark Irwin, attaché à son travail depuis FAST COMPANY de 1979, part œuvrer sur un autre film. Irwin et Cronenberg ne travailleront plus jamais ensemble. Cronenberg se tourne vers Peter Suschitzky, directeur de la photographie sur THE ROCKY HORROR PICTURE SHOW et L'EMPIRE CONTRE ATTAQUE. Ce dernier collabore ensuite à tous les films de Cronenberg jusqu'à MAPS TO THE STARS en 2014.
Beverly et Elliot Mantle sont deux jumeaux physiquement identiques. Fascinés dès leur enfance par la médecine et la sexualité, ils font ensemble de brillantes études de gynécologie et ouvrent une prestigieuse clinique. Ils vivent dans un même appartement, partagent tout, n'ont aucun secret l'un pour l'autre et mènent une existence bien réglée. Y compris dans la gestion de leur sexualité. Elliot, sûr de lui, séduit de belles femmes auxquelles vient ensuite rendre visite Beverly. Tout va bien jusqu'à ce que l'actrice Claire Niveau rentre dans leur vie. Elliot la considère comme une passade, mais Beverly s'en éprend.
L'histoire de FAUX-SEMBLANTS s'inspire donc d'un fait divers réel datant de 1975. Stewart et Cyril Marcus étaient deux jumeaux, gynécologues, qui travaillaient ensemble et partageaient un même appartement. L'un d'eux, homosexuel et drogué, est mort après avoir ingéré des barbituriques. Son frère est mort plusieurs jours après, de la même façon. Les deux corps sont découverts dans leur appartement, dont le sol était jonché d'immondices et de médicaments.
Un roman, «Twins», est écrit en 1977 par Bari Wood et Jack Geasland, s'inspirant fortement du drame. Toutefois, les héritiers des Marcus n'attaquèrent pas en justice les auteurs. Cronenberg pense alors se couvrir contre les risques d'action en justice de la part de la famille Marcus en présentant son film comme une adaptation directe de ce livre. D'ailleurs, le film devait porter le même titre, «Twins». Mais Ivan Reitman demande à son ami Cronenberg (ils se connaissent depuis le début des années soixante-dix) de le changer car il va sortir lui-même un TWINS (JUMEAUX en France), comédie interprétée par Arnold Schwarzenegger et Danny DeVito. Le film de Cronenberg est alors rebaptisé DEAD RINGERS en anglais et FAUX-SEMBLANTS en France !
Les frères Mantle nous sont présentés dès leur enfance comme un tout indivisible. Physiquement identiques, leurs caractères sont pourtant opposés. Elliot est sûr de lui, brillant en société, entreprenant et ambitieux. Beverly est réservé, travailleur, peu à l'aise en public et avec les femmes. Leurs centres d'intérêt communs et le lien profond qui les unit depuis leur gestation les poussent à s'organiser de façon à maximiser leurs qualités respectives. Ils partagent tout (succès, femmes), vivent ensemble et ne se cachent rien.
Ils sont les deux cellules, apparemment identiques mais aux fonctions différentes et complémentaires, d'un seul organisme, lequel parvient parfaitement à satisfaire ses besoins alimentaires, sexuels et affectifs (la tendresse que partage les deux frères semble leur suffire sur ce dernier point).
Ce système est infecté par une cellule "mutante" (l'actrice Claire Niveau, stérile, dont l'utérus a la particularité d'avoir trois ouvertures), qui s'introduit dans cet organisme bicellulaire et entraîne sa destruction. Elliot, le premier, a l'idée de la séduire et de coucher avec elle, comptant profiter de l'aubaine que représente cette célébrité célibataire.
Il la "prête" à Beverly, tandis que Claire croit n'avoir affaire qu'à un seul et même individu. La supercherie lui est révélée par une amie et elle se brouille avec les Mantle. Tout pourrait s'arrêter là, comme le souhaite d'ailleurs le cynique Elliot. Mais le fragile Beverly, cellule la plus vulnérable de l'organisme, tombe amoureux de Claire.
Malgré les manœuvres d'Elliot, qui tente de garder son frère pour lui seul, Beverly part vivre avec l'actrice. Celle-ci est portée sur les médicaments stimulants et Beverly, à son contact, devient toxicomane. Son inexpérience sentimentale le conduit à de graves maladresses : suite à un malentendu, il est convaincu que Claire le trompe et il sombre dans un désespoir qu'Elliot pense pouvoir exploiter pour revenir au statu quo antérieur. Trop tard, le "mal" est fait.
Dans le système des frères Mantle, la cellule Beverly, rongée par la drogue et le chagrin, devient contre-productive. Devenu incapable de soigner proprement les patientes, il se montre agressif envers elles et ses recherches le mènent à l'élaboration de pseudo-outils chirurgicaux atroces, inspirés par des formes organiques, qui seraient plus à leur place dans une galerie d'art contemporain que dans une salle d'opérations.
FAUX-SEMBLANTS emploie donc la diffusion d'une mutation au sein d'un corps comme moteur de sa narration (nous nous rappelons l'épidémie dans une société pour RAGE, le bouleversement de la perception de la réalité pour Max Renn dans VIDEODROME, la fusion insecte-homme dans LA MOUCHE). Ce principe est mis ici au service d'un drame, n'ayant a priori rien de vraiment fantastique.
Le film baigne dans la même ambiance tendue et aseptisée que des films comme CHROMOSOME 3, SCANNERS ou, plus tard, CRASH. Ce refus d'inscrire ses œuvres dans des décors ou des situations évoquant trop directement la réalité contemporaine donne aux films de Cronenberg une touche abstraite, futuriste et intemporelle. Elle participe de leur caractère insolite. Pratiquement dénué de visions sanglantes, FAUX-SEMBLANTS est avant tout le film de Jeremy Irons, stupéfiant et bouleversant dans le double-rôle des frères Mantle (James Woods a un moment été envisagé). Sa collaboration suivante avec Cronenberg sera elle aussi superbe dans M. BUTTERFLY.
FAUX-SEMBLANTS est la peinture d'un amour fraternel si intense qu'il relève de la fusion. C'est aussi une réflexion fine sur la douleur et l'angoisse provoquées par la séparation, ou par le changement brutal de nature d'une relation entre deux personnes profondément liées. En cela, il s'agit d'une œuvre juste, humaine et émouvante, qui nous emmène loin de la réputation de "cinéaste froid" parfois attribuée à Cronenberg pour des raisons purement formelles.