Un écrivain, un réalisateur, un journaliste et un scientifique se retrouvent pour une partie de bridge.. Au cours de la soirée, trois des hommes racontent leurs rencontres avec le surnaturel - tandis que le scientifique apporte à chaque fois une explication rationnelle…vraiment ?
Ces dernières années, le cinéma norvégien est relativement connu du fait de l’émergence d’une industrie en pleine forme depuis environ 20 ans. Qu’il s’agisse de films fantastiques (TROLL HUNTER, LE SECRET DU RAGNAROK), catastrophes (THE WAVE), d’horreur (DEAD SNOW et DEAD SNOW 2) ou de films d’auteurs, son identification demeure claire.
En remontant le temps, cela devient beaucoup plus compliqué, surtout en matière de fantastique. Il existe cependant un réalisateur qui sort du lot : Kåre Bergstrøm. Auteur d’un très réussi LAKE OF THE DEAD (DE DØDES TJERN) en 1958 - dont la chronique du DVD se trouve sur le site, il récidive en 1964 avec KLOKKER I MÅNESKINN (littéralement "Les horloges au clair de lune"), demeuré, comme le premier, inédit en territoires francophones, au cinéma comme ailleurs, les distributeurs et autres éditeurs locaux demeurant curieusement réticents.
Il sort en Norvège le 24 septembre 1964 mais ne bénéficie pas de la même aura que son prédécesseur et disparaitra quelque peu du paysage audiovisuel. Un titre énigmatique qui trouve son explication en toute fin de film.
Ce long métrage arrive dans une période charnière dans la société de production nationale Norsk Film A/S, où le réalisateur, au cœur du système norvégien, et 88 autres techniciens locaux mirent en place un boycott. Ceci pour obtenir le départ d’Otto Carlmar, directeur de production, dont la vision démodée, conservatrice, comptable et peu motivée artistiquement engluait le travail. KLOKKER I MÅNESKINN sortit en salles avec un certain succès et le boycott prit fin l’année suivante avec la nomination d’Erik Borge. Le film en pâtit quelque peu et n’eut pas la même renommée, d’où son oubli jusque récemment.
Il resta assez invisible, jusqu’à ce que la Cinémathèque Norvégienne, avec l'aide de SF Studios, le sorte en DVD courant septembre 2021 (pas de Blu ray ou d’UHD à l’horizon) sous le label de la Bibliothèque Nationale. Via une collection de films du répertoire historique de Norvège.
Kåre Bergstrøm travaille à nouveau avec André Bjerke, le scénariste de DE DØDES TJERN, et ils se basent sur le roman "Enhjørningen" («La licorne») de ce dernier, écrit en 1963. Ils élaborent une anthologie reliée par un fil rouge. L’exercice n’est pas nouveau, il n’y a qu’à regarder ce que fit AU CŒUR DE LA NUIT en 1946 auquel le film ressemble.
A noter qu’André Bjerke fut un des moteurs du roman à mystères local au début des années 40, via les récits autour du détective Kai Bugge, qui se livraient déjà à séparer la réalité de l’occulte à travers des romans comme "Døde menn går i land " («Les Hommes morts vont sur terre» - 1947) ou encore "Skjult mønster" («Le Motif caché» - 1950). Ce qui met la puce à l’oreille : les romans étaient de plus en plus enclins à laisser la raison de côté, car les explications des mystères voyaient à la fois offrir quelque chose de logique, mais aussi une porte de sortie surnaturelle. Un peu comme le livre et le film DE DØDES TJERN où la télépathie joue un rôle prépondérant (et brièvement utilisée dans ce cas présent des "Horloges").
Pour qui a justement vu ce petit bijou de DE DØDES TJERN, force est de reconnaitre quelques similitudes. Il faut avouer d’emblée que ce n’est pas au bénéfice de KLOKKER I MÅNESKINN qui lui apparait inférieur à beaucoup d’égards. On n’apparaît pas vraiment tenaillé de peur ni emporté par le mystère - hormis dans le dernier tiers, dans son inspiration plus épouvante/horrifique.
Les deux films offrent un point de départ similaire, à savoir un mélange de personnalités sur qui le surnaturel va agir. Et le scientifique de déjouer les codes des croyances locales. Passée la mise en place des personnages, le film s’articule autour de trois histoires : un filtre d’invisibilité et des fantômes, une poupée douée de vie que seule une enfant peut entendre, et un peintre obsédé par la peinture de cadavres flottants en pleine nuit.
Fatalement, comme beaucoup de films à sketchs, un certain déséquilibre se fait sentir sur la teneur et l’aspect qualitatif de chacun. Au-delà du contenu, c'est la forme revêtue qui rehausse l’intérêt. En effet, chaque histoire narrée prend son auteur comme héros principal du sketch. Une approche postmoderne pas désagréable, comme pour désacraliser le sujet même. Et comme point d’orgue, le rôle assez particulier que joue la pleine lune - et ses effets.
La première histoire transporte en 1802, avec un filtre d’une sorcière supposé rendre invisible - le tout au cœur d’une fête de la bourgeoisie norvégienne. Cela mêle les légendes locales autour des sorcières - la femme du châtelain étant grecque, donc forcément suspecte vue qu’étrangère. Puis la disparition de cette dernière devient évidence : elle est devenue invisible afin d’échapper à un mariage morne, donc coupable puisque personne ne la revit jamais. La solution s’avère différente, et le tandem Bergstrøm/Bjerke reprend la force narrative de DE DØDES TJERN pour livrer l’explication - qui sera mise à mal par le scientifique. Le plus venant non seulement du sujet même, mais de sa réécriture de la part de l’écrivain qui rejoue le drame, et de voir son actrice principale comme possédée par l’esprit de la disparue. Le tout emballé dans un air de gothique italien, chandeliers et longs couloirs sombres à la clé.
Le second récit tourne autour de Pukk, une poupée-elfe, qui murmure à l’oreille de Madeleine, petite fille d’un couple au bord du déchirement. La poupée semble se retrouver à plusieurs endroits de manière inopportune et influe sur l’équilibre de la famille. Cette histoire arrive en avance de plusieurs années sur d’autres films sur des poupées « possédées ». On reste à des années lumières des CHUCKY et autres TRILOGY OF TERROR, car ici Pukk n’est en rien maléfique. Juste un curseur moral… comme le fait par ailleurs remarquer le scientifique à la fin de la narration. Un curseur d’ailleurs bien ancré dans la société norvégienne et son cinéma, voir par exemple l’un des plus gros succès du cinéma local, SØV PÅ HJERNEN (1959), qui reprend cette idée de l’équilibre du noyau familial et de la femme restant bien à sa place - au foyer. Sauf qu’ici, le commentaire final tend à remettre le tout en perspective.
Enfin, et c’est de loin la partie la plus spectrale et tendue, une curieuse histoire de peintre maudit (nommé Zaubermann dans la version littéraire, de l’allemand « magicien ») qui aime à illustrer des morts flottants en mer au clair de lune après un naufrage dont il fut accusé. Car donnant une distorsion de ce que la nature parait être. On entre dans un récit oscillant entre enquête policière et inspiration fantastique - sur justement cette influence du clair de lune sur la lecture des événements. Un point de vue de l’artiste, une vision tronquée de la réalité contre une réalité bien ordonnée par la logique.
Cette ambiance mystérieuse rappelle FOG de John Carpenter. Déjà, le gros plan de l’horloge qui initie le film, l’ambiance nocturne de bord de mer, le bateau échoué, le macabre évoqué autour des marins à l’instar de FOG qui narre lui aussi un récit surnaturel qui envahit le réel… autour d’un naufrage.
L’ensemble se caractérise par une mise en image jouant sur les ombres et la lumière - beaucoup d’éléments se nichent dans une pénombre dont le fantastique ne cherche qu’à s’extraire. Une (presque) classique histoire de fantôme sous forme de jeu et de possession, le quotidien à priori inoffensif qui, justement, part à l’attaque et un récit qui tourne à l’épouvante dans une obscurité hivernale.
L’aspect le plus déroutant étant justement la mise en abîme du fantastique : hallucination ? Croyance populaire ? Facilité de l’absence de réflexion ? Une intellectualisation du propos qui peut faire dérailler l’intérêt porté au genre. Mais qui forge en même temps la personnalité atypique de l’œuvre.
Il demeure néanmoins des facteurs quI tirent le film vers le bas. Une interprétation trop théâtrale, quelque peu vissée dans la décade précédente. Une absence de scènes marquantes, comme dans DE DØDES TJERN avec son tueur hirsute à la jambe de bois maniant la hache, ou la chute du fantôme dans le lac éthéré. Vendu comme un mélange de mystère et d’horreur, le film offre autre chose. Une bonne dose d’humour et d’autodérision, le refus d’utiliser des effets grossiers afin de créer la peur. Le long-métrage apparait quelque peu désuet mais non dénué de charme, car impeccablement photographié et cadré dans les moindres détails qui ont leur importance.
Comme ce dernier plan d’une horloge, laissant libre cours à l’imagination - comme la dernière image de DE DØDES TJERN. Il s’agit justement là de la raison d’être du film, stimuler l’imagination et laisser une porte ouverte à un ailleurs qui ne souffre pas d’explication scientifique - et sans que la religion n’y mette son pied. Ça change du cinéma anglo-saxon.
Le film est sorti en DVD double couche Zone 2 le 10 juin 2021 conjointement par SF Studios et la Nasjonalbiblioteket. Le livret accompagnant parle d’un Scan 4K du négatif original en 2015 dont a été tirée une copie en 2021 pour être digitalisée. Pourquoi ce cheminement? Aucune idée. Dommage de voir que seul un DVD a été opté ici (certes, mieux que rien) et de constater quelques brulures de cigarettes ça et là sur la copie présentée.
Un menu fixe offre l’accès aux sous-titres amovibles (norvégiens et anglais), le film annonce et un accès chapitré animé par… un clair de lune à chaque sélection.
Un format original 1.37:1, noir et blanc pour une durée complète de 89mn01 (durée cinéma: 92mn). Une copie relativement propre, dénuée de poussières ou de griffures - mais avec quelques effets regrettables de solarisation dans certains plans se déroulant en pleins ténèbres.
La piste sonore norvégienne Dolby Digital 2.0 demeure saine, malgré quelques craquements ça et là. Des dialogues pleinement audibles et une bonne restitution de la bande sonore originale électronique (et parfois expérimentale) de Gunnar Sønstevold, déjà auteur de celle, particulière, de DE DØDES TJERN. (Avec sous-titres anglais et norvégiens optionnels)
Au rayon Bonus, l’édition offre le film annonce original (assez ingénieux) et un livret de 32 pages, en norvégien et en anglais.
A la différence de beaucoup de livrets d’éditions françaises qui se contentent de reprendre affiches d’époques ou de blabla et filmographies pour meubler, le journaliste Knut Nærum offre une vision analytique tout en relatant sa genèse. Le tout accompagné de photos de tournages, de dessins de pré-production, de construction des décors ou d’extraits du scénario original avec les annotations de Kåre Bergstrøm. Du vrai travail éditorial, en somme.
Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que la frilosité légendaires des éditeurs français se réchauffe et qu’ils se motivent afin d’offrir une expérience cinéma vraiment différente de ce qui se déverse depuis plusieurs années.