Avec BATMAN BEGINS, THE DARK KNIGHT et THE DARK KNIGHT RISES, Christopher Nolan offre à Warner une relance inespérée des aventures cinématographiques de Batman, à partir de 2005, huit ans après le naufrage BATMAN ET ROBIN. Cette trilogie recueille un énorme succès commercial, surtout ses deux derniers volets, ainsi qu'un excellent accueil critique, chose fort rare pour les films de super-héros. L'Oscar posthume de Heath Ledger pour son rôle du Joker dans THE DARK KNIGHT constitue une exception notable à la règle du snobisme dont sont victimes ces métrages.
Après presque dix ans consacrés au Chevalier Gris, Nolan laisse là l'affaire et s'oriente vers de nouvelles aventures cinématographiques. Warner transmet alors le témoin à un réalisateur maison : Zack Snyder. Il est encore auréolé du succès de 300, bien que ses films suivants (SUCKER PUNCH et WATCHMEN) ont connu un accueil partagé.
Voyant les concurrents Marvel / Disney bâtir un univers cinématographique cohérent, validé par le succès de THE AVENGERS en 2012, Warner confie à Zack Snyder la tâche de construire une solution identique pour les héros DC Comics. Batman revient alors sous les traits de Ben Affleck dans BATMAN V SUPERMAN: DAWN OF JUSTICE de 2016, puis dans SUICIDE SQUAD et JUSTICE LEAGUE, ce dernier étant commencé par Zack Snyder et terminé par Joss Whedon. Autant de films qui rencontrent des succès commerciaux acceptables, mais dont la réception critique de plus en plus négative augure mal pour l'avenir. L'idée d'un film « Batman » avec Ben Affleck finit par être abandonnée.
Warner redresse la barre grâce à JOKER avec Joaquin Phoenix, de 2019. Ce film à budget modéré et au ton acide coupe les ponts avec l'univers bâti par Snyder (dans lequel le Joker est fugitivement interprété par Jared Leto). Ce qui brise le tabou d'un univers cinématographique DC unique et cohérent. Warner laisse plus de marge à ses créateurs, leur permettant même de signer des métrages classés « Interdits au moins de 17 ans non accompagnés » aux USA, comme JOKER ou THE SUICIDE SQUAD. JOKER connaît un triomphe public, tout comme AQUAMAN l'année précédente, rappelant à Warner le bon souvenir des gros succès de Christopher Nolan.
Un nouveau Batman est alors mis en route, qui doit prendre en compte les leçons de JOKER. Sa création est confiée à Matt Reeves. Collaborateur de J.J. Abrams, il émerge réellement en 2008 avec CLOVERFIELD, mélange réussi de Monstre Géant et de Found Footage, à la campagne publicitaire habilement orchestrée. En 2010, nous le retrouvons aux manettes de LAISSE-MOI ENTRER, remake anglophone honorable, mais aussi parfaitement inutile, du film de vampires suédois MORSE.
Parallèlement, Rupert Wyatt relance avec succès un cycle majeur de la science-fiction hollywoodienne, grâce au bon LA PLANÈTE DES SINGES : LES ORIGINES. Matt Reeves en tourne les deux suites pour la 20th Century Fox avec LA PLANÈTE DES SINGES : L'AFFRONTEMENT puis LA PLANÈTE DES SINGES : SUPRÉMATIE. Honnêtes blockbusters, ils ont pour eux des visuels soignés. Mais l'accueil du dernier de ces titres trahit une relative lassitude du public pour ces péripéties simiesques. Matt Reeves passe alors chez Warner pour écrire et réaliser THE BATMAN, retour en grande pompe de Bruce Wayne.
Pour le rôle-titre, on choisit Robert Pattinson, acteur british révélé dans HARRY POTTER ET LA COUPE DE FEU avant de se trouver irrémédiablement identifié à son rôle de vampire taciturne de la série des TWILIGHT. Depuis, ce comédien a pourtant fait ses preuves auprès de réalisateurs très variés, de Werner Herzog à Claire Denis, de David Cronenberg à James Gray, de Robert Eggers à Christopher Nolan... Il est secondé par Zoë Kravitz, dont c'est la première apparition majeure dans une grande production, après avoir tenu toutes sortes de seconds rôles dans des titres comme MAD MAX : FURY ROAD ou LES ANIMAUX FANTASTIQUES: LES CRIMES DE GRINDELWALD. Elle hérite ici du rôle marquant de Catwoman.
A leurs côtés, pour incarner des personnages classiques de la geste batmanienne, nous retrouvons une galerie de comédiens éprouvés comme John Turturro en parrain de la pègre, Colin Farrell en Pingouin, Jeffrey Wright en commissaire Gordon, et surtout Paul Dano en énigmatique Riddler, méchant en chef de THE BATMAN.
A Gotham, le maire de la ville est assassiné à quelques jours de sa réélection. Le coupable est un mystérieux maniaque qui laisse derrière lui des cartes codées et énigmatiques. Elles sont destinées au Batman, un justicier masqué qui collabore avec le commissaire Gordon pour terrifier les malfaiteurs. De fil en aiguille, Bruce Wayne, car telle est l'identité cachée du Batman, découvre que le maire et ses collaborateurs trempaient dans un réseau mafieux...
Quand commence THE BATMAN, le personnage principal n'est pas tant son héros-titre que la ville de Gotham elle-même. Moins comic books que dans le BATMAN baroque de Tim Burton, moins aseptisée que dans BATMAN BEGINS, la cité devient ici un cloaque de corruption et de crasse, de désordre et de déliquescence. Matt Reeves pioche dans les souvenirs des grandes métropoles du Film Noir, en particulier dans BLADE RUNNER ou SEVEN. Tourné essentiellement à Londres, THE BATMAN en garde des souvenirs gothiques, comme l'intérieur de l'église ou du Manoir Wayne, chargés de motifs néo-médiévaux.
Sur cette toile de fond sinistre, la silhouette ombragée du Batman ressort à peine. Surgissant des ténèbres, il redresse les torts à coups de poings et de pieds, engoncé dans une lourde armure pare-balles lui donnant une silhouette massive. Pour sa première apparition, il rosse une bande de loubards grimés qui sème la terreur dans le métro aérien et pourrait sortir des GUERRIERS DE LA NUIT.
En terme de technologie et d'outillage, ce Batman ne pioche pas parmi les trésors technologiques de Wayne Industries. Il bricole lui-même sa Batmobile et sa Batmoto dans un garage improvisé, en fait une lugubre station de métro plongée dans une inquiétante pénombre et située sous le manoir Wayne. Que ce soit par les modifications de sa Batmobile ou par le déploiement du Batsignal dans le ciel de Gotham, Bruce Wayne mène une guerre psychologique contre le crime. Il cherche à faire peser une menace omniprésente sur les malfrats. Une menace qui se veut aussi physique. Il se baptise lui-même « Vengeance », se désigne comme vecteur d'une rétribution violente sanctionnant les braqueurs et autres trafiquants.
Chez Nolan, lorsque Bruce Wayne tombe le masque de l'homme chauve-souris, il joue la comédie du play-boy irresponsable, éloignant ainsi les soupçons quant à sa double identité. Dans THE BATMAN, Bruce Wayne ne se prête pas à ces manœuvres. Derrière le masque du justicier colérique se cache un jeune homme introverti, solitaire, ruminant ses regrets et ses doutes quant à la perte de ses parents, n'écoutant pas les sages conseils de son majordome Alfred au rôle ici limité. Pour dépeindre ce Bruce Wayne nouvelle manière, Matt Reeves ne cache pas s'être inspiré de LAST DAYS de Gus Van Sant, évocation cinématographique des derniers jours dépressifs et surmédicamentés du chanteur Kurt Cobain, avant son suicide dans son luxueux manoir de Seattle.
Entre son Bruce Wayne morose et sa ville sinistre, THE BATMAN ne donne pas dans la rigolade. Même THE DARK KNIGHT paraît solaire et relaxant en comparaison ! Ce n'est pas le Riddler, alias le Sphinx, super-méchant du métrage, qui allège l'ambiance. Jouant un jeu de piste morbide avec Batman, il sème les victimes, mises à mort au moyen de pièges évoquant aussi bien SAW que les tortures sophistiquées de 1984. Très intelligent, mais aussi très paranoïaque, il s'inscrit parmi les personnages complotistes que nous voyons fleurir ces temps-ci sur les écrans – de façon parfois plus burlesque, comme dans GODZILLA VS. KONG ou MOONFALL. Ce Riddler communique avec l'extérieur par des petits messages vidéos filmés approximativement avec son téléphone. Il a même une petite équipe de followers pour l'appuyer.
Le plus intéressant dans ce Riddler est sa grande proximité avec Batman. Inspiré par la justice violente et effrayante exercée par ce dernier, il veut également faire mal aux méchants. En particulier en démasquant, étape par étape, la corruption rongeant les hautes institutions de Gotham. Comme Bruce Wayne, il bricole dans un atelier improvisé pièges et armes, tout en noircissant compulsivement des pages et des pages de cahier de son écriture chaotique. Il tend à Bruce Wayne un miroir impitoyable, reflétant la hideur de sa justice vengeresse.
Pour le Riddler, Matt Reeves s'inspire du vrai tueur californien du Zodiaque, psychopathe qui terrifia San Francisco à la fin des années soixante et correspondait avec la presse aux moyens de cryptogrammes. Un tueur qui a déjà inspiré le cinéma, ne serait-ce que dans L'INSPECTEUR HARRY où le policier incarné par Clint Eastwood traque dans San Francisco un tueur comparable. Surtout, en 2007, David Fincher sort ZODIAC, de loin son meilleur film, fresque d'investigation consacrée à ces exactions.
Matt Reeves s'inspire de ce dernier métrage pour faire de THE BATMAN un long film policier de presque trois heures, relativement économe en séquences d'action. Il mise avant tout sur la dépiction minutieuse de la corruption omniprésente qui gangrène Gotham.
Si ZODIAC fascine le spectateur par son investigation rigoureuse et limpide, THE BATMAN ne peut pas en dire autant. Il s'éternise dans une enquête confuse, fastidieuse, empêtrée dans des personnages et intrigues secondaires pas toujours captivants.
Batman s'égare, se trompe de proie, voire se fait mener par le bout du nez par le Riddler du début à la fin du métrage. Le commissaire Gordon semble toujours paumé et ne lui est d'aucune aide. Les longueurs se font d'autant plus ressentir que le métrage s'offre un dénouement à grand spectacle paraissant surabondant, voire presque déconnecté des intrigues tarabiscotées l'ayant précédé.
THE BATMAN bénéficie pourtant d'une ambiance réussie, soulignée par la musique menaçante et inquiétante de Michael Giacchino. Il est correctement interprété par une troupe d'acteurs plutôt homogène. Mais la mise en scène de Matt Reeves s'avère inégale. A l'aise dans certains combats rapprochés qui cognent dur, comme la première apparition du Batman, il convainc moins lors des grands morceaux d'action, banals et impersonnels, bien loin de la maîtrise technique et de l'invention spectaculaire de Christopher Nolan.
THE BATMAN se prend donc les pieds dans sa longueur excessive, dans son ambition de grande fresque politico-policière trop inégale. Il a cependant pour lui un apport de sang neuf dans les films DC Comics, la mise en place réussie d'une nouvelle Gotham très, très sombre, et un Bruce Wayne tourmenté, tâtonnant quant au sens qu'il veut donner à sa vocation, quant à la trace qu'il veut laisser sur sa ville.