Swan est une superstar du rock à qui tout réussit depuis
son plus jeune âge. A la tête de la maison de production
Death Records, devenue un véritable empire du rock, il envisage
d'ouvrir le Paradise, un haut-lieu de la musique entièrement
voué à sa gloire. Tandis qu'il écoute les Juicy
Fruits, un groupe qui a contribué à faire le succès
de sa maison de disques, il rêve déjà à autre
chose, un nouveau genre musical, plus moderne, plus adapté à
l'ouverture de sa salle. Au même moment, Winslow Leach, un sombre
auteur-compositeur, s'installe au piano, face à une salle vide,
et entonne l'un des titres qu'il a composés. C'est la révélation
pour Swan. Il lui faut cette musique, quoi qu'il advienne, quels que
soient les moyens à mettre en oeuvre pour se la procurer. On
comprendra très vite que Swan n'est pas le genre de personnage
à s'encombrer de scrupules pour parvenir à ses fins.
Avec PHANTOM OF THE PARADISE, Brian De Palma réalise certainement l'un de ses films les plus ultimes, l'un des plus fascinants qu'il ait tournés. A l'époque jeune et passionné de technologie, il se plaît à expérimenter différentes techniques de prise de vue, alternant plans-séquences, grand-angle, split-screen Aucune n'est trop farfelue pour lui. Il en abuse et en exploite toutes les possibilités, faisant de PHANTOM OF THE PARADISE un film envoûtant, inoubliable alors que cette débauche d'effets de caméra aurait pu au contraire nuire à une narration déjà bousculée par de nombreuses ellipses. La fin en apothéose comme le réalisateur sait si bien les faire, finira de séduire et de marquer les esprits des spectateurs qui l'auront vu.
Le réalisateur a pourtant rencontré de nombreux problèmes sur ce film, d'abord avec la Universal, détentrice des droits du Fantôme de l'Opéra, qui a voulu s'opposer à l'utilisation de l'uvre. Un accord financier est venu à bout de ce problème. Ce ne sera pas le cas pour les anicroches qui suivront. En effet, par la suite, c'est la maison de disques de Led Zeppelin qui s'est opposée à l'utilisation de la marque "Swan Song", en guise de nom pour la société de production de Swan. Dans le film, sa maison de production s'appelait initialement "Death Records Swan Song". Swan Song étant un des labels de Atlantic Records, à ce moment-là. Cet intitulé et le logo complet ont donc été gommés plus ou moins efficacement du film, bien que l'on puisse encore les voir apparaître dans certains passages (la presse à disque, les caméras de surveillance...). Enfin, le film devait s'appeler THE PHANTOM, ce qui posa des problèmes de droits à cause de la bande-dessinée du même nom. C'est ainsi que ce film devint PHANTOM OF THE PARADISE, bien qu'il ait été initialement prévu sous le nom de PHANTOM OF THE FILLMORE. Un titre abandonné une nouvelle fois en raison d'éventuels problèmes juridiques.
De Palma est un prestidigitateur. Il le prouve avec PHANTOM OF THE PARADISE, et à l'instar du magicien qui prend des foulards de couleurs différentes pour les transformer en un seul foulard multicolore, le réalisateur mélange les genres et les thèmes avec une grande habileté, sans que jamais le récit en pâtisse, sans que le spectateur se perde dans les méandres d'une histoire abracadabrante. L'exercice de style reste un véritable exploit, car la fluidité de ce mélange est exemplaire.
PHANTOM OF THE PARADISE emprunte d'abord au Faust de Goethe qui a fait l'objet d'un nombre incalculable d'adaptations, musicales ou cinématographiques. Faust met en scène un homme qui, en échange de la jeunesse éternelle et de la réussite, promet son âme à Méphistophélès, l'envoyé du Diable. Il accède ainsi au pouvoir ultime. Séduisant, dominateur et extrêmement puissant. Brian De Palma fait de Swan, un Faust d'un nouveau genre, sévissant dans l'industrie musicale des seventies, et il faut bien avouer que ce personnage dégage un charisme déconcertant, malgré un physique assez quelconque.
Par ailleurs, impossible de prononcer le titre de ce film sans immédiatement penser au Fantôme de l'Opéra, l'uvre de Gaston Leroux. Bien sûr, la référence coule de source, et on retrouve dans PHANTOM OF THE PARADISE un certain nombre d'ingrédients de l'histoire originale, à commencer par le fantôme, qui a les même caractéristiques que son modèle, à savoir qu'il est défiguré et qu'il veut que celle dont il est épris soit la vedette de son opéra. L'Ange de la Musique de Gaston Leroux est donc représenté ici par Winslow Leach, un pauvre compositeur naïf, qui se fait écraser le visage dans une presse à disques.
Enfin et pour finir sur les uvres qui ont servi de matière première à ce film, il faut également citer l'utilisation du Portrait de Dorian Gray, De Palma modernisant l'idée du portrait qui devient une image vidéo dans PHANTOM OF THE PARADISE. Bien sûr, il ne s'agit pas pour le réalisateur de se contenter de puiser dans ces chef-d'uvres de la littérature et d'en faire une adaptation de plus, mais bien plus ambitieux, d'en faire un mélange homogène, d'inventer une nouvelle histoire, de provoquer la rencontre de trois grands classiques au cinéma, sur un terrain où personne n'aurait osé s'aventurer.
En plus de ces trois grands
mythes, Brian
De Palma continue à mélanger les genres, intégrant
et mêlant des images désormais célèbres avec
un naturel déconcertant. On pourra ainsi remarquer une référence
évidente au style visuel du CABINET
DU DOCTEUR CALIGARI, dans la scène ou le groupe chante
"Somebody super like you". Dans le même numéro
musical apparaît Beef, déguisé en créature
de FRANKENSTEIN,
le chanteur qui représente lui-même un assemblage des chanteurs
pailletés de cette époque, affublé de plate-forme
boots et d'un collant moule-burnes du plus bel effet. Ces quelques références
ne sont certainement pas les seules qu'un cinéphile puisse découvrir
à la vision de ce film dont la construction n'est pas sans évoquer
des poupées russes. Sans oublier les inévitables clins
d'il à Hitchcock, pour lequel De
Palma n'a jamais caché son admiration ni même l'influence
que le maître du suspense a exercée sur son cinéma.
Ainsi, la scène de la douche de PHANTOM OF THE PARADISE
qui reste une version très personnelle, est une référence
évidente à PSYCHOSE.
A travers cette exploitation de thèmes classiques, De Palma s'attaque au milieu du show-business, et montre d'un doigt accusateur les maisons de disques qui ont vampirisé de jeunes talents de manière éhontée, usant de leur innocence pour leur faire signer des contrats abusifs. Le contrat de Swan, signé du sang des contractants, est à cet égard une représentation certes un peu fantasmée mais finalement pas si métaphorique qu'on pourrait le croire. Bien entendu, on ne peut s'en tenir à la signature du contrat, qui n'est qu'une étape parmi de nombreuses autres, pour accéder au firmament. Ainsi, les auditions commencent par un passage sur le canapé de Philbin, le larbin de Swan, dans le seul but d'éprouver la marchandise : les starlettes en herbe. La première chanson, "Goodbye, Eddy Goodbye", plante le décor de cette critique acerbe, en racontant l'histoire d'une rock-star qui se sacrifie pour vendre des disques et gagner l'argent nécessaire à l'opération que doit subir sa sur. L'industrie de la musique en prend méchamment pour son grade.
Le film se caractèrise aussi par un humour noir dont l'infortuné Winslow Leach fait les frais. Lorsqu'il est envoyé purger une peine dans un penitentier, c'est à Sing Sing ; lorsqu'il a la moitié du visage pressée ce sera par le moule d'un disque où est gravée sa propre chanson interprétée par les Juicy Fruits, groupe pour lequel il nourrit une haine féroce. L'ironie du sort atteint ici toute sa signification !
De Palma, lorsqu'il a commencé à réfléchir au film, envisageait plutôt de faire appel aux Who ou aux Stones pour la musique, mais ceux-ci étaient intouchables. C'est en cherchant un producteur que De Palma a rencontré la maison de disques de Paul Williams. Il a aussitôt été séduit par le look hors du commun du chanteur, qu'il qualifiera dans une interview de "Napoléon du Rock", et dont la virtuosité permettait d'écrire dans des styles très différents. Alors que De Palma pressentait plutôt le groupe Sha-na-na, Paul Williams lui a recommandé de monter un groupe pour le film, l'idée étant de créer quelque chose de nouveau, qui ne soit soumis à aucune influence. Sans cette musique, PHANTOM OF THE PARADISE n'aurait peut-être pas été un succès aussi retentissant. Paul Williams, qui interprète Swan, en est l'auteur. Non content d'être un acteur, celui-ci est avant tout un auteur, compositeur et interprète reconnu, dont certains titres ont été chantés par des monstres tels que Elvis Presley ou Frank Sinatra et j'en passe. Inutile d'en rajouter. Son talent, doublé d'une interprétation très troublante, contribue à faire de ce film une réussite. Ainsi, les titres de la bande originale sont tous de sa composition. D'ailleurs, il joue au piano la musique de la scène finale et prête sa voix sur trois titres, le thème principal du film, "The Hell of it" et l'une des deux versions de "Faust", l'autre étant inteprétée par William Finley (Winslow Leach). Il est intéressant de noter que tous les titres sont interprétés par les acteurs eux-mêmes, à l'exception de Beef, qui est doublé par un chanteur du nom de Ray Kennedy.
PHANTOM OF THE PARADISE est un opéra-rock dans la plus pure tradition des Musicals de Broadway, qui font partie intégrante de la culture anglo-saxonne. En plus de mélanger les grands mythes de la littérature, et par extension du cinéma fantastique, il survole aussi l'histoire du rock'n'roll. De ses débuts gominés à l'outrance des années 70 en passant par les groupes de plage. Une séquence se permet même de survoler tous les courants musicaux qui auront fait les vingt premières années de la musique rock and folk ou assimilée.
Le rôle de Winslow Leach a été écrit pour William Finley, qui avait déjà joué dans des films de Brian De Palma, dont il est un ami de collège. Pour le rôle féminin, le casting a été plus difficile, le réalisateur voulant un personnage invoquant une certaine fragilité pour interpréter le rôle de Phoenix. Des six candidates retenues, seule la fraîcheur et l'allure de Jessica Harper ont fait la différence. Autre réalisateur à tomber sous le charme de l'actrice, Dario Argento qui la découvre dans PHANTOM OF THE PARADISE et décide d'en faire son personnage principal pour SUSPIRIA. Autant dire qu'elle a commencé sa carrière sur les chapeaux de roues.
Ce qui choque et déçoit
prodigieusement à l'occasion de la sortie de ce chef-d'uvre
en DVD : l'absence totale de suppléments, si l'on excepte une
bande-annonce qui pourrait très bien être une succession
d'extraits du film montés pour l'occasion. Quelle cruauté.
Quel sacrilège. Quelle honte. Pas le plus petit bout d'interview,
pas le moindre bout de pellicule en plus, et ne parlons pas d'un commentaire
audio. Quel gâchis. Ce film désormais culte entre les cultes,
dont le maestro De
Palma a si bien su diriger le rythme effréné nous
est livré sans le moindre petit bonus à se mettre sous
la dent, et qui sait si une édition plus complète digne
de cette uvre viendra un jour nous contenter ?
Toujours est-il que cette édition, identique à celle sortie
aux USA, si l'on excepte une poignée de bandes-annonces pour
des films de la Fox sur cette dernière, est pour l'instant la
seule qui vous permette de redécouvrir ce film en DVD avec un
sous-titrage francophone. Il vous reste à choisir entre acheter
ce disque et vous contenter du film, dans une excellente copie, ou attendre
une hypothétique ressortie bardée de suppléments.
PHANTOM OF THE PARADISE étant un monument dans le genre, il sera difficile de résister à en faire l'acquisition, d'autant que techniquement, il n'y ait pas grand chose à redire de cette édition. Ce film est un tel concentré de talents qu'à bien y réfléchir, cette réussite en devient presque inquiétante De Palma et les acteurs du film auraient-ils signé un pacte, eux aussi ?